Comment soigner les victimes d'inceste : entretien avec la psychiatre Muriel Salmona

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Comment soigner les victimes d'inceste : entretien avec la psychiatre Muriel Salmona

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Selon un sondage Ipsos pour l'association Face à l'inceste, 6,7 millions de Français affirment avoir été victime d’inceste, soit 1 Français sur 10 (Chiffres 2020)
Selon un sondage Ipsos pour l'association Face à l'inceste, 6,7 millions de Français affirment avoir été victime d’inceste, soit 1 Français sur 10 (Chiffres 2020)
© Getty

Entretien. Dépression, suicide, addictions... Pour ne pas enfermer les enfants dans leur traumatisme, le devoir de la société est de les soigner. Intervenante de La Série documentaire consacré à l'inceste, la psychiatre Muriel Salmona explique comment elle prend en charge les victimes.

Muriel Salmona, psychiatre spécialisée en psychotraumatologie est connue pour son combat pour la reconnaissance de l’amnésie traumatique et milite pour l’imprescriptibilité des crimes sexuels. Présidente et fondatrice de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie, elle est aussi membre de Commission indépendante inceste et violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE).

Depuis plus de 30 ans, cette psychiatre prend en charge les victimes d’inceste et de violences sexuelles et lutte au niveau international avec le Dr. Denis Mukwege, prix Nobel de la paix en 2018, pour améliorer la protection et la prise en charge des victimes. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages sur les violences sexuelles et les violences faites aux enfants dont Le Livre noir des violences sexuelles (Dunod, 2ème ed 2018). Intervenante de La Série documentaire consacrée à l'inceste, produite par Johanna Bedeau, elle est ici interrogée sur la question spécifique de savoir comment prendre en charge les victimes. 

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Depuis 30 ans, Muriel Salmona, psychiatre spécialisée en psychotraumatologie, prend en charge les victimes d’inceste et de violences sexuelles.
Depuis 30 ans, Muriel Salmona, psychiatre spécialisée en psychotraumatologie, prend en charge les victimes d’inceste et de violences sexuelles.
- Mary Erhady

Conséquences neurologiques et psychiques

Comment soigner les victimes, et plus particulièrement les victimes d'inceste ? 

C'est un problème de santé publique avec des conséquences sur la santé mentale et physique, des risques de dépressions et de suicides pour la moitié des victimes, d'addictions, de troubles alimentaires très importants et, bien entendu, d'anxiété liée au stress post-traumatique. Ces nombreuses conséquences nécessitent une prise en charge immédiate dans les 78 heures, prise en charge qui doit être considérée comme une urgence.

Si on ne la traite pas, la victime va "survivre" avec des conséquences psychotraumatiques très lourdes qui vont lui faire mettre en place des conduites de survie telles que l’évitement, le contrôle et d’autres conduites à risque qui ont un pouvoir traumatisant, donc un pouvoir anesthésiant. Ne pas les traiter revient à les abandonner et en quelque sorte, les obliger à mettre en place des stratégies de survie très coûteuses pour leur vie. C’est aussi les priver de beaucoup de  possibilités : demander justice, demander des comptes, dénoncer… Par exemple, une victime qui a été extrêmement dissociée par le passé, donc anesthésiée émotionnellement ou avec une mémoire traumatique explosive, aura de grosses difficultés à être reconnue en tant que victime, à ce qu'on soit solidaire avec elle et qu'on donne de la crédibilité à sa parole alors que malheureusement, tous ces symptômes sont des preuves. 

Qu'est-ce que la mémoire traumatique  ? 

La mémoire traumatique provient d'un mécanisme de sauvegarde mis en place par le cerveau au moment des violences : le stress est tel que les fonctions supérieures de la personne ne pourront pas le gérer, car elle est terrorisée, voire paralysée. Cette sidération, qui est à la fois physique mais aussi psychologique, ne va pas permettre de contrôler le stress. Mécaniquement, le cerveau va jouer le même rôle qu'un disjoncteur dans un circuit électronique en survoltage, et va faire disjoncter le circuit de l’émotion pour couper le stress. Cela va alors créer une dissociation, une anesthésie émotionnelle. On ne ressent plus les émotions, on ne ressent que la douleur : c’est ce qui permet de survivre. Ça coupe aussi tout le circuit de la mémoire, et donc la mémoire autobiographique.

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Est-ce que l’on peut dire que les conséquences de l'inceste peuvent être aussi d'ordre neurologique ? Concrètement, qu'est ce qui se passe dans le cerveau des victimes ? 

Au moment où il y a ce stress extrême, il y a une forte sécrétion d'adrénaline et de cortisol. Cette surproduction d’hormone représente une toxicité et un risque vital pour l'organisme. Pour l'adrénaline, c'est une toxicité sur le cœur ; pour le cortisol, c'est une toxicité neurologique qui endommage certains circuits et peut diminuer le cortex.

La mémoire traumatique s’installe pour 10 ans, 30 ans, voire plus longtemps…  Avec des périodes où cette mémoire traumatique ne va pas être ressentie, parce que la victime est encore exposée à l'agresseur et reste donc dissociée, anesthésiée émotionnellement par sa présence qui la stresse tellement que le cerveau re-disjoncte régulièrement. La victime va penser qu’elle n’a aucune valeur et qu’elle n'a pas le droit de vivre, tout en étant envahie par la haine de l'agresseur. Elle va devoir faire avec tous ces sentiments contradictoires entre terreur, haine et violence, incitations perverses, douleur. Tout se mélange.

Ce sont tous ces éléments qui peuvent rendre la victime amnésique et lui faire développer des anesthésies traumatiques dissociatives, liées à cet état de sauvegarde enclenché par le cerveau. Et puis à d'autres moments, où elle est un peu plus en sécurité, une sensation, un bruit, un cri vont suffire pour créer chez elle un état de panique, une sensation de mort imminente, une douleur violente, mais aussi des hurlements dans sa tête, des sensations d'excitation qui ne lui appartiennent pas mais qui appartiennent à l'agresseur. Lui et sa mise en scène vont continuer à la hanter.

Ce qui permet de se libérer du traumatisme, c’est justement d'avoir tellement bien identifié cette mémoire traumatique [...]. Elle devient alors une mémoire autobiographique parce qu’elle n'a plus besoin de rester en alarme. Muriel Salmona

Le 5 juillet 2020, lors d'une manifestation contre les violences sexuelles faites aux femmes à Ajaccio (Corse), certaines pancartes dénonçaient des faits d'incestes.
Le 5 juillet 2020, lors d'une manifestation contre les violences sexuelles faites aux femmes à Ajaccio (Corse), certaines pancartes dénonçaient des faits d'incestes.
© AFP - Pascal Pochard-Casabianca

Prise en charge des victimes : des actions concrètes

Comment aider les victimes à se reconstruire ? Quels types de prises en charge existent ? 

Il y a deux types de prises en charge. La prise en charge immédiate, qui est vraiment très importante en termes d'urgence et de médecine légale ; et la prise en charge psychothérapique à court, moyen pouvant combiner plusieurs méthodes, mais qui doivent avoir un dénominateur commun centré sur les violences et leurs conséquences. En fait, on va essayer de donner un maximum d’outils, en prenant des situations et en les reliant. On va tenter de comprendre pourquoi la victime a telle idée en tête à tel moment, pourquoi elle a l'impression de mourir étouffée dans telle situation, pourquoi elle se met en danger sexuellement dans une autre... On retrace, on fait des liens en travaillant sur tout ce qui arrive à la personne, tout ce qui se passe en elle.

Toutes les autres thérapies (EMDR, hypnose, etc.) peuvent être des thérapies d'appoint pour aider à passer le cap à des moments vraiment difficiles. Ce ne sont pas des traitements permettant de traiter la mémoire traumatique, mais ils permettent de la rendre moins violente, moins envahissante. C’est comme la prise de médicament : on peut donner des bêta-bloquants ou des neuroleptiques pour anesthésier la mémoire traumatique, mais le problème sera toujours là.

Comment résoudre ce problème ? 

Travailler à mettre la personne en sécurité : on élabore la vérité de ce que l’on a vécu, on décrypte la stratégie de l’agresseur. Ce qui permet de se libérer du traumatisme, c’est justement d'avoir tellement bien identifiée cette mémoire traumatique qu’elle n'a plus besoin de s'allumer continuellement. C’est un travail de psychoéducation : "Je comprends, je n’ai plus l’impression d’être une folle." Ainsi, tout ce qui pourrait se réveiller comme mémoire traumatique sera reconnu, mis en lien et pourra être intégré beaucoup plus facilement, notamment par l’hippocampe. Elle devient alors une mémoire autobiographique parce qu’elle n'a plus besoin de rester en alarme.

Ce travail sur la mémoire traumatique, que je fais avec le docteur Denis Mukwege peut vraiment être un outil de médecine légale très important pour pouvoir rendre justice aux victimes. Elle nous donne énormément d'informations. Plus on l'entend, plus on la décrypte, plus on remet tout à l'endroit. Le cerveau n’a plus peur qu’on ne sache pas ce qui s'est passé ou qu'on ne soit pas capable d'identifier un danger identique.

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Une fois cette mémoire traumatique apaisée, peut on vivre une vie normale avec ce traumatisme ?

On ne vivra jamais la vie qu’on aurait vécue s’il n’y avait pas eu de traumatisme. Un traumatisme de violence comme l’inceste fait basculer votre vie, vous ne pourrez plus avoir le même regard sur le monde. Mais vous ne le revivrez plus comme si vous étiez à nouveau au moment le plus douloureux, le plus terrorisant.

Traiter la mémoire traumatique, c’est ne plus être confronté à ça. Vous pouvez pleurer, vous pouvez vous révolter par rapport à ce que vous avez vécu, mais vous ne le revivez plus comme si c’était en train de se reproduire, comme une machine infernale à remonter le temps.

Qu’est-ce que la France doit mettre en place pour pouvoir soigner et accompagner les victimes ? 

L'Etat français ne remplit absolument pas ses obligations, que ce soit au niveau de la protection des victimes, de la prévention, de la prise en charge et des aides apportés aux victimes, et bien entendu, au niveau de la justice. Il y a une faillite totale.

L’offre de soin est extrêmement faible par rapport au besoin. Or ne pas pouvoir accéder à ces soins spécialisés, c'est une perte de chance pour la victime et une atteinte grave aux droits des personnes. Il n’y a pas de formation systématique au psychotraumatisme dans les facultés de médecine, ni de spécialisation avec des chaires et des professorats, et donc les professionnels ne sont pas formés.

Surtout, il faut créer des centres dédiés pour les violences sexuelles. On avait demandé au moins 100 centres de santé mentale par territoire, on a seulement dix centres du psychotraumatisme, pas du tout spécifiques aux violences sexuelles et aux traumatismes complexes. Le plus souvent, les gens sont pris en charge avec un délai déjà important, vu le manque de dépistage systématique, de prise en charge immédiate et de diagnostic.

Proposer des soins accessibles et gratuits dispensés par des personnes formées est pour moi une urgence absolue. Plus on va traiter les personnes, plus on va lutter contre l'impunité, plus on pourra protéger d’autres victimes. Si on les abandonne sans protection, sans solidarité, sans justice, et sans accompagnement, la société tient le même discours que les agresseurs : que les victimes n'en valent pas la peine. Cette prise en charge permet de leur rendre justice parce qu’on leur donne de la valeur en les soignant.

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