Repères. Les nouvelles du Xinjiang sont toujours plus inquiétantes à mesure que les rares informations de cette région parviennent à l’extérieur du pays : stérilisations forcées, viols, déportations, emprisonnements… Éclairage en 4 points majeurs de ce que l'on sait sur la répression des Ouïghours en Chine.
Une vidéo de prisonniers ouïghours qui réémerge sur les réseaux sociaux, le rapport d'un chercheur sur la stérilisation forcée des femmes, le témoignage d'une réfugiée dans Libération, qui utilise le mot de génocide... Les nouvelles et les révélations s'enchaînent à propos de la situation au Xinjiang et de la répression des Ouïghours par la Chine. Que sait-on de la situation ? Constat en quatre points clés.
Qui sont les Ouïghours ?
Les Ouïghours (ou Ouïgours) sont l’une des 56 ethnies qui composent la République populaire de Chine, dominée par les Hans (92% de la population). Les Ouïghours sont turcophones et de religion musulmane, installés en Asie centrale depuis plus d’un millénaire. D’abord nomades, ils se sont peu à peu sédentarisés dans l’espace qui constitue l’actuel Xinjiang et sont aujourd’hui environ 11 millions vivant dans cette région autonome sous souveraineté de Pékin. “Les Ouïghours ne sont donc pas de culture chinoise et ils n’ont été rattachés à la Chine qu’au moment de l’empire des Qing (le dernier empire chinois, de 1644 à 1912)”, explique le sinologue Jean-Philippe Béja, directeur de recherche émérite au CNRS et au CERI Sciences Po. Le Xinjiang (“nouvelle frontière” en chinois) est intégré à l’Etat en 1759 : “C’est le moment où la Chine était la plus grande géographiquement”, poursuit Jean-Philippe Béja, “et ce sont aujourd’hui les frontières que le Parti communiste chinois veut maintenir”. Le Xinjiang s’étend aujourd’hui sur 1,6 millions de km², soit trois fois la France métropolitaine, et représente 16% du territoire chinois.
Ethniquement et culturellement, les Ouïghours sont différents des Hans, l’ethnie majoritaire en Chine. Ils sont beaucoup plus proches de leurs homologues d’Asie Centrale : les populations du Kazakhstan, du Kirghizistan… D’ailleurs, les Ouïghours appellent leur pays le Turkestan oriental, qui comprend aussi d’autres ethnies : les Khazaks, victimes également de la répression aujourd’hui, et les Kirghizes. - Jean-Philippe Béja, sinologue
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une république du Turkestan oriental a existé quelques années, entre 1944 et 1949, avec l’aide de l’URSS. Mais l’Union soviétique a fini par abandonner cette république au moment où les communistes chinois l’ont annexé : le “Ouïghourstan” n’a donc jamais existé. “À cette époque, la population ouïghoure et kazakhe était écrasante : 98% de la population était turcophone”, explique Jean-Philippe Béja. “Dans un premier temps, dans les années 50, le pouvoir chinois a tenté de rallier les élites locales à la République populaire. Comme au Tibet, où le Parti communiste s’entendait avec le dalaï lama après lui avoir fait la guerre (le Tibet a été annexé en 1950 et le dalaï lama a été maintenu jusqu’en 1959, avant de fuir). Au Xinjiang, on a cherché à intégrer et à coopter les élites ouïghoures. La réforme agraire, qui était appliquée dans toute la Chine de l’intérieur, a été retardée et appliquée de façon beaucoup moins violente que dans le reste du pays”. Mais à partir de 1958 et surtout de la Révolution culturelle (de 1966 jusqu’à la mort de Mao Zedong en 1976), une politique d’assimilation beaucoup plus dure a été mise en place envers les minorités : Tibétains, Ouïghours, etc. “On forçait les Ouïghours à manger du porc pour qu’ils abandonnent leur culture traditionnelle comme on forçait les Tibétains à manger et cultiver du riz…”, raconte Jean-Philippe Béja. “Une politique qui n’épargnait pas le reste de la Chine où la Révolution culturelle visait à en finir avec les ‘Quatre Vieilleries’” : les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes et les vieilles habitudes. Un moyen de lutter contre l’Islam mais aussi contre le christianisme et les religions chinoises : taoïstes, bouddhistes… L’étude du chinois a aussi été développé aux dépens de l’alphabet arabe.
Après la mort de Mao Zedong en 1976, une période d’apaisement commence. Hu Yaobang (qui sera secrétaire général du PC chinois entre 1980 et 1987) est chargé de la réhabilitation des victimes de la Révolution culturelle. “En 1980, il fait une autocritique au Tibet et au Xinjiang en reconnaissant que la politique d’intégration a été trop dure, qu’il faut reconnaître la culture des minorités nationales et former les élites locales”, poursuit Jean-Philippe Béja. “De 1979 à 1995, on observe ainsi une politique d’ouverture avec l’émergence de nouvelles élites ouïghoures (dont certaines sont des figures de la dissidence comme Rebiya Kadeer, exilée aux États-Unis), une tolérance religieuse, culturelle et une ouverture vers l’extérieur avec des autorisations de voyager, d’étudier à l’étranger ou de faire le pèlerinage à La Mecque. Mais en 1995, des émeutes ont lieu dans la ville d’Aksou et déclenchent en retour une politique de plus en plus répressive”. La “guerre contre la terreur” lancée par les États-Unis après le 11 septembre 2001 sonne aussi le début d’une politique chinoise censée lutter contre le djihadisme et le radicalisme musulman mais qui va bien au delà en s’attaquant à la culture ouïghoure et à ses habitants au Xinjiang.
En quoi consiste la répression ?
La répression dont on parle aujourd’hui suit de près l’arrivée au pouvoir d’un nouvel homme fort à Pékin : Xi Jinping, secrétaire général du Parti communiste chinois depuis 2012 et président de la République populaire depuis 2013. “La politique d’internement et de répression commence véritablement en 2016 avec l’arrivée de Chen Quanguo au poste de secrétaire du PC au Xinjiang après avoir occupé le même poste au Tibet”, précise Jean-Philippe Béja. Dans un rapport publié en 2018, Human Rights Watch dénonce un degré de répression qui a nettement augmenté depuis la nomination de ce nouveau gouverneur, qui met en place des camps de rééducation où des Kazakhs et des Ouïghours sont détenus : un million de personnes d’après l’ONG sur une population d’environ onze millions.
Officiellement, la Chine lutte contre le terrorisme islamique et pour la déradicalisation depuis le début des années 2000 mais cette politique se renforce après les attentats de Pékin en 2013 (une voiture piégée fonce sur la foule place Tiananmen mais l’explosif ne fonctionne pas, tuant 2 touristes), de la gare de Kunming en 2014 (31 morts et 143 blessés tués à l’arme blanche) et d’Urumqi la même année (une bombe fait un mort et 79 blessés dans la capitale du Xinjiang au dernier jour de la visite du chef de l’État). Ces attaques traumatisent la société chinoise et Xi Jinping qui “veut dès lors régler le 'problème ouïghour'”, explique sur France Info Rémi Castets, directeur du département d'études chinoises de l'université Bordeaux-Montaigne. “Il veut faire disparaître toute forme de contestation qui remettrait en question la souveraineté de l'Etat chinois. Il ne veut plus en entendre parler, il veut l'écraser".
Mais la réponse très dure des autorités va bien au delà et vise aussi à éradiquer la culture ouïghoure, “considérée comme la source d’une volonté séparatiste par les dirigeants chinois. On interdit aux jeunes d’aller à la mosquée, le pèlerinage à La Mecque est empêché, on proscrit aussi les prénoms islamiques ou simplements turcs”, complète Jean-Philippe Béja. “On interdit également les représentations soufies, caractéristiques de la culture ouïghoure… Puis on occupe les mosquées, on interne les gens qui se laissent pousser la barbe, qui portent un voile, qui ont le Coran chez eux, etc. Et puis on envoie des cadres Hans dans les familles du Xinjiang ; on enlève très souvent les enfants qui sont placés dans des orphelinats où ils sont éduqués selon les bonnes traditions du Parti communiste chinois. Les parents sont internés dans des camps de rééducation qui sont appelés ‘centre de formation professionnelle’ par la propagande officielle”.
Parallèlement, Pékin a mis en place depuis les années cinquante une politique de colonisation interne en favorisant l’installation de Chinois Hans au Xinjiang. Conséquence : aujourd’hui, les Ouïghours sont devenus minoritaires et représentent environ 40% de la population d’après les statistiques officielles. Un basculement démographique qui, avec la domination exercée par les Hans, a contribué à envenimer les relations entre les deux ethnies et nourri des tensions. Une minorité de Ouïghours a basculé dans le fondamentalisme et/ou le séparatisme mais cette menace est sans commune mesure avec la répression disproportionnée des autorités.
Depuis son arrivée au pouvoir, Xi Jinping a renforcé tous les aspects totalitaires du régime en s’attaquant d’abord à la société civile en Chine : avocats, défenseurs des droits de l’Homme, membres d’ONG, syndicalistes… Tout ce qu’il y avait d’un peu autonome dans la société chinoise. Et puis cela s’est étendu aux Tibétains, au Xinjiang en utilisant et en expérimentant aussi les nouvelles technologies : intelligence artificielle, omniprésence des caméras… Et c’est une politique qui est en train d’être étendue à Hong Kong. - Jean-Philippe Béjà, sinologue
Peut-on parler de génocide ?
Le mot “génocide” était déjà utilisé par des militants ouïghours car la politique chinoise vise à réduire démographiquement une population ciblée. Mais ce mot est désormais aussi utilisé plus largement, notamment dans le monde académique par un anthropologue allemand qui a publié un rapport fin juin sur la stérilisation forcée des femmes ouïghoures. Adrian Zenz s’est basé sur des données secrètes du gouvernement chinois qui ont fuité à l’extérieur du pays. Dans un entretien accordé à Libération le 21 juillet 2020 (qui titrait en Une : “Ouïghours, génocide en cours”), le chercheur évoque un “génocide démographique”, “Ces nouvelles découvertes confirment les pires appréhensions. Elles portent clairement les atrocités au niveau supérieur, puisque l’entrave aux naissances est un des cinq critères retenus par la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide des Nations unies de 1948”.
Invité des Matins de France Culture le 24 juillet, le chercheur Antoine Bondaz déclarait à ce propos : “J’étais moi-même assez mal à l’aise avec le terme de génocide puisqu’il est souvent très connoté, et évidemment en Europe. Mais les révélations sur les stérilisations forcées et plus largement, le contrôle des naissances, permet de parler de façon objective de génocide. Puisque dans la Convention de 1948, l’article 2, partie D, le contrôle des naissances d’une population est l’un des cinq critères d’un génocide. Et donc, quand Libé fait sa Une en utilisant le terme de génocide : sur le plan scientifique et de l’interprétation juridique, alors le terme peut être utilisé”.
L’eurodéputé français Raphaël Glucksmann, très impliqué pour la cause des Ouïghours, préfère parler d’ethnocide ou de génocide culturel. Mais la politique chinoise s’explique aussi par une peur panique de la part du régime de perdre le contrôle de la société et de connaître la fin de l’Union soviétique :
Dès qu'il est arrivé au pouvoir, Xi Jinping a distribué à tous les cadres du parti un film sur la fin de l'Union soviétique en expliquant que l’effondrement venait de la perte de toute référence idéologique : le Parti communiste ne contrôlait plus rien, était devenu hédoniste et corrompu. Là, on se bat contre la corruption et on relance une entreprise de contrôle absolu de l'ensemble de la société. Alors, c'est plus facile de le faire là où on a l'appui des Hans, parce que les Hans ont peur, à cause de ces attaques terroristes et parce que la propagande est très forte. Et en plus, maintenant, les relations sont très tendues entre Hans et Ouïghours. Et donc, on se dit que la seule solution est d'en faire des Chinois. On prend leurs enfants et on les transformera en bons petits communistes chinois. Simplement, ça ne marche déjà pas avec les enfants des Chinois. Les gens ne sont pas du tout dupes de la politique de Xi Jinping. Il n'y a aucune raison que ça marche avec les Ouïghours ou avec les Tibétains. C’est simplement une tentative de transformer l'ensemble de la société qui est complètement délirante. - Jean-Philippe Béja, sinologue
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Vidéo-tweet de l'émission 28 minutes (Arte) sur l'interview de l'ambassadeur de Chine au Royaume-Uni par la BBC, interrogé sur la répression des Ouïghours.
Dans Libération du 21 juillet, le journal fait la liste des exactions commises par Pékin d'après le témoignage d'une exilée ouïghoure réfugiée en Europe : pose forcée de stérilets, ligature des trompes, autorisations des autorités pour faire un enfant, enfermement de masse et mauvais traitements qui entraînent de nombreux décès, traitements médicamenteux dangereux, disparitions de nombreux habitants dont les logements sont attribués à des Hans, peines de prison pour avoir prié ou lu le Coran, intimidation des proches partis à l'étranger et chantage en utilisant les parents restés au Xinjiang, propagande sur les enfants et même torture à l'électricité ou viol anal et vaginal avec un bâton...
La réponse des pays étrangers change t-elle la donne ?
La prise de conscience de la répression des Ouïghours a pris du temps mais elle commence à faire son chemin, notamment en Europe où le ministre des Affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian a pris la parole le 21 juillet à l'Assemblée nationale : "Ce qui transparaît de l'ensemble des informations que nous avons ou lisons, ce sont des camps d'internement pour les Ouïghours, des détentions massives, des disparitions, du travail forcé, des stérilisations forcées, la destruction du patrimoine culturel ouïghour et en particulier des lieux de culte, la surveillance de la population et plus globalement tout le système répressif mis en place dans cette région", a-t-il poursuivi. "Toutes ces pratiques sont inacceptables. Nous les condamnons avec beaucoup de fermeté", a encore déclaré M. Le Drian, suscitant des applaudissements dans l'hémicycle. "Dans l'immédiat nous demandons à ce que la Chine permette l'accès à des observateurs indépendants internationaux dans cette zone et qu'elle permette à la Haut-commissaire aux droits de l'homme (de l'ONU) de visiter le Xinjiang en toute liberté".
"Ces déclarations sont extrêmement importantes", estimait dans les Matins de France Culture le 24 juillet Antoine Bondaz. "Jean-Yves Le Drian a très officiellement et très ouvertement critiqué la politique chinoise au Xinjiang, ce que le Quai d'Orsay avait déjà fait dans des communiqués. Mais du moment où cela est fait dans l'enceinte de la représentation nationale, devant des caméras, et que cela est ensuite réutilisé sur les réseaux sociaux, alors il y a une caisse de résonance qui est évidemment tout à fait différente d'un communiqué publié sur le site du Quai d'Orsay. Il y a au-delà une prise de conscience relativement récente en Europe des défis que pose la Chine".
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Déclaration du ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian pour condamner la répression chinoise au Xinjiang.
La réaction française est très similaire à celle des autres pays européens mais aucune nation du Vieux Continent n'a encore pris de sanctions contre la Chine, contrairement aux États-Unis, qui ont récemment haussé le ton contre Pékin, et même plus que cela. Les Etats-Unis ont annoncé lundi placer onze entreprises chinoises sur une liste noire, ce qui limite leur accès à des technologies et produits américains, parce qu'elles participent à la persécution de la minorité ouïghoure. Ces onze entreprises "sont impliquées dans des violations des droits de l'Homme liées à la mise en oeuvre de la campagne de répression, d'incarcération de masse, de travail forcé, de collecte involontaire de données biométriques et d'analyses génétiques visant les minorités musulmanes de la région autonome ouïghoure du Xinjiang", accuse le gouvernement américain. Une stratégie de durcissement qui n'est pas sans lien avec l'élection présidentielle de début novembre, où Donald Trump veut afficher une position de fermeté auprès de ses électeurs envers la Chine.
Mais pour l'instant, le régime chinois nie ces accusations, comme il l'a toujours fait. En réaction aux déclarations françaises, un porte-parole de la diplomatie chinoise, Wang Wenbin, a assuré que la politique de son pays dans la région ne relevait pas des droits de l'Homme ni de la liberté de culte, mais de la lutte contre "le terrorisme et le séparatisme". Il a dénoncé les "mensonges" selon lesquels les centres de formation professionnelle au Xinjiang seraient "des camps de concentration" où "plus d'un million de Ouïghours" seraient "emprisonnés". La politique de Pékin au Xinjiang "ne vise aucun groupe ethnique spécifique ni religion", a-t-il affirmé.
L'inflexibilité chinoise s'explique aussi par le caractère stratégique du Xinjiang, frontalier avec huit pays et qui occupe une place centrale dans le projet pharaonique des "nouvelles routes de la soie" cher à Xi Jinping. La région est au carrefour des grandes routes commerciales eurasiatiques et ses sous-sols recèlent d'immenses ressources naturelles : gaz, pétrole, terres rares, énergie solaire... Le Xinjiang est aussi la principale région productrice de coton : 80% du coton chinois y est cultivé d'après Human Rights Watch. L'ONG a d'ailleurs participé à un rapport publié par 180 ONG de 36 pays différents sur le travail forcé des Ouïghours pour exploiter ces ressources. Le rapport pointe du doigt de nombreuses multinationales pour leur lien avec des sous-traitants locaux : Gap, C & A, Adidas, Muji, Tommy Hilfiger, Lacoste, Calvin Klein… La défense des Ouïghours est encore un long combat.