Consentement : du café du commerce jusqu'au tribunal, une histoire minée en France
Par Chloé Leprince
Avec le scandale autour de la relation entretenue par Gabriel Matzneff avec Vanessa Springora adolescente, c'est l'énorme différence d'âge qui est au cœur de la question du consentement. Mais la notion même mérite que l'on revienne sur son histoire, et les obstacles auxquelles elle s'est heurtée.
Avec son titre, son objet, et l’ampleur de son retentissement médiatique autant que personnel, intime, Le Consentement de Vanessa Springora, paru le 2 janvier, est un marqueur important. Il signe non seulement qu'on n’aura jamais tant parlé du sexe entre un adulte et un adolescent et de sa part d'emprise, mais aussi que les mots comptent : depuis la sortie du livre et ses ricochets, c’est le terme même de “consentement” qui circule comme jamais auparavant. Or ce mot est obscur, incertain, imprécis car son histoire est heurtée, et mitée par les idées reçues.
Qu’on regarde sa propagation dans les médias ou dans la sphère judiciaire, le terme a mis du temps à s’installer et il faut lire des travaux d’histoire du droit et de sociologie pour comprendre à rebours pourquoi ça a pu prendre aussi longtemps. En 2012, un numéro de la revue académique Raisons pratiques s’intitulait Le Consentement sexuel. Pourquoi 2012 ? Parce que les politistes Alexandre Jaunait et Frédérique Matonti expliquent dans leur éditorial que la revue a rebondi sur ce qu’on a fini par appeler “l’affaire DSK”, survenue un an plus tôt. Pour proposer finalement sept contributions sur le sujet, qui voyaient donc le jour un an plus tard, temporalité de la production académique oblige. Jaunait et Matonti écrivent ainsi :
Les interrogations “comment une grande femme baraquée aurait pu accepter contre son gré une fellation ?”, les affirmations ""viol en réunion" pour une prostituée, cela n'a pas de sens !”" , les spéculations “comment un "séducteur" pourrait-il se transformer en violeur ?” invitaient à s'interroger sur une notion souvent omise par la presse comme par nombre d'intellectuels : celle de consentement.
Une histoire polluée par les idées reçues
Le terme “consentement” a mis du temps à s’installer aussi du fait d’une histoire juridique : pointant le “brouillage conceptuel” qui entoure la notion de consentement, la chercheuse Catherine Le Magueresse a écrit (elle aussi en 2012) dans une autre revue, Archives de politique criminelle, que “le consentement des femmes aux activités sexuelles n’est pas essentiel en droit pénal” en France. Son article dresse une comparaison éclairante entre la manière dont la catégorie juridique du consentement s’est installée en France et au Canada. Et aide à comprendre pourquoi et surtout comment ça a tardé en France :
La question de la présence ou de l’absence de consentement d’une personne à une activité sexuelle est un préalable incontournable, puisque la réponse à cette question permet de distinguer les relations sexuelles des violences sexuelles. La stratégie de défense des personnes mises en cause pour viol la plus répandue est d’ailleurs d’alléguer le consentement de la plaignante.
Pour être centrale, cette question de l’existence du consentement ne reçoit cependant pas la même attention, ni le même traitement en droit pénal français et en droit criminel canadien. Une des hypothèses qui peut être formulée quant à cette différence est la distance prise par le législateur canadien vis-à-vis des idées reçues.
Si de longue date en France on distingue dans le langage commun “un vrai viol” d’un autre avec tout ce que ça peut avoir de choquant pour les victimes, c’est aussi parce qu’une certaine culture juridique irrigue la perception collective du consentement. Cette culture vieille date de près de deux siècles. Ainsi, depuis le XIXe siècle en France, il faut étayer précisément “violence, contrainte ou surprise” pour qu’un viol soit reconnu. Le tout s’inscrit dans un arrêt historique de la Cour de cassation qui tranchait un 25 juin 1857:
“Le crime de viol consiste dans le fait d’abuser une personne contre sa volonté, soit que le défaut de consentement résulte de la violence physique ou morale exercée à son égard, soit qu’il résulte de tout autre moyen de contrainte ou de surprise pour atteindre, en dehors de la volonté de la victime, le but que se propose l’auteur de l’action.”
Ivan Levaï, invité chez Pascale Clark sur France Inter dans l’émission Comme on nous parle en pleine “affaire DSK” après l’épisode du Sofitel de New York, ne disait au fond pas autre chose en déclarant, pour dédouaner Dominique Strauss-Kahn, que "pour un viol, il faut un couteau, un pistolet, etc.”. Ainsi, au café du commerce comme dans la loi, ce n’est pas l’absence de consentement qui est centrale, mais la question des moyens de la contorsion. La France ne met tout simplement pas la focale sur la même chose que le Canada où, vingt ans plus tôt pourtant (dès 1992), une loi était venue définir et préciser la notion de consentement en matière de violences sexuelles.
A la même époque en France, Catherine Le Margueresse écrit que “c’est toujours une conception juridique du viol, et de l’absence de consentement ancrée dans le droit du XIXe siècle, qui prime” : on regarde l’intention de l’auteur et les moyens qu’il a pu utiliser pour parvenir à ses fins, plutôt qu’on ne décortique le consentement. Alors qu’au Canada, la chercheuse explique que “ce sont l’existence et la validité du consentement exprimé qui sont centrales”.
Consentement par défaut : pour le viol plus que le vol
En France au contraire, lorsqu’une Cour d’appel (celle de Grenoble) jugera qu’un prévenu poursuivi pour agression sexuelle “ne pouvait pas ne pas se rendre compte que sa partenaire n’était pas tout à fait consentante”, la Cour de cassation cassera ce jugement en 2001 en se montrant très stricte : pour elle, c’est l’absence totale de consentement de la victime qui prime, et aucune agression ne peut être établie si par exemple une victime révèle qu’elle ne s’était montrée que partiellement consentante, ou pas jusqu’au bout par exemple.
Or en droit, la Cour de cassation non seulement a le dernier mot sur la chose jugée, mais on a pour habitude de dire qu’elle “dit le droit”, c’est-à-dire que c’est son interprétation de la loi qui prévaut pour la suite. Ainsi, en France, on a longtemps présumé qu’il y avait une sorte de consentement par défaut… mais plus spécialement en matière sexuelle que dans d’autres domaines. Ainsi, il ne viendrait pas à l’idée d’un juge d’exiger de la victime d’un vol à l’arrachée de faire la preuve qu’elle n’était pas disposée à offrir son porte-monnaie à son voleur. Ni même de lui reprocher la manière dont elle pouvait peut-être le tenir négligemment à la main, par exemple. Or en matière sexuelle, c’est à la victime de prouver non seulement qu’elle n’était pas consentante, mais encore qu’elle a résisté.
Et c’est ce décalage qui permet de comprendre en quoi c’est la manière dont la société perçoit la sexualité des femmes, et leur corps, qui irrigue cette culture collective autant que juridique. On peut penser par exemple à la notion de devoir conjugal, qui a bel et bien figuré tardivement dans le droit français : en 2006, le législateur écrivait encore, au sujet du consentement entre époux que “la présomption de consentement des époux à l’acte sexuel ne vaut que jusqu’à preuve du contraire.” Et c’est seulement en 2010 que la loi française se résoudra à stipuler que le consentement sexuel entre époux ne va pas de soi, tordant tardivement le cou à la notion de devoir marital. Soit quand même vingt ans après que les juges ont commencé, au tribunal, à prendre en compte l’idée de “viol conjugal”. C’est dire si l’idée d’un consentement de l’épouse (et donc de la possibilité de dire non à son mari) est tardive.
Mais de même qu’il y aurait de “vrais viols” et d’autres pas, il y a aussi de “bonnes” et de “mauvaises” victimes et des agresseurs plus ou moins coupables, dans ces représentations collectives qui planent sur la question du consentement. S’il revient à une victime de prouver qu’elle n’a à aucun moment été consentante, le juge peut estimer sa position ambiguë, par exemple si elle n’a pas consenti à tout, ou pas tout du long. Sans compter qu’il existe tout un tas de représentations morales et de préjugés qui voyagent très largement, sur ce à quoi il serait correct de consentir, ou pas, et ce à quoi il est légitime d’exposer son corps… ou pas.
Ainsi la question du consentement en recouvre d’autres au fond, qui complexifient l’enjeu. Parmi ces questions qui ne sont pas toujours immédiatement liées aux relations sexuelles mais s’y imbriquent, on peut citer, parmi d’autres :
- ce qui peut faire l’objet d’un consentement
- ce que peut révéler d’asymétrie, de docilité, voire d’aliénation l’idée même d’un consentement - son prix, si l’on veut.
Commerce du corps : le sexe, le ventre et les jambes
Or tout ceci est miné par des jugements de valeurs, qui se font jour à l’occasion de nombreux débats de société, d'autant plus explosifs. On voit bien que dans les débats sur le consentement à marchander son corps, on n’appréhende pas toujours à la même enseigne (y compris dans les milieux féministes) un footballeur qui ferait commerce de son corps dans le cadre du contrat qui le lie à son club, une prostituée qui tarifierait ses prestations sexuelles, ou une femme qui mettrait à disposition son ventre moyennant salaire dans le cadre d’une GPA. Il n’y a pas d’unanimité sur ce qui peut faire l’objet d’un contrat, et c’est aussi pour ça que certains intellectuels ont pu critiquer l’idée même de consentement.
En matière de relations sexuelles, on a pu longtemps considérer en France que le consentement serait tacite voire que, par défaut, “qui ne dit mot consent”. Parce qu’on n’a pas su ou pas voulu penser la domination masculine au tamis de la loi, et parce que la sexualité est ce que Alexandre Jaunait et Frédérique Matonti décrivent comme “une production historique” : imaginer le consentement, c’est imaginer non seulement l’égalité de deux partenaires, mais aussi une égalité dans toutes les conditions qui président à leurs choix. Dans leur éditorial au numéro de 2012 de Raisons politiques, ils écrivent par exemple :
Dans l'époque antique en particulier, ce que nous appelons aujourd'hui "sexualité" renvoyait à une "action sur" qui marquait le privilège pénétratif d'un dominant sur un sujet subordonné (femme, esclave ou garçon) et non un acte caractérisé par la réciprocité et qui serait structuré par le vocabulaire et la pensée du consentement.
Mais la reconnaissance du consentement tardera aussi parce que l’enjeu divise y compris parmi ceux qui se réclament du féminisme. A partir des années 70 pourtant, les mouvements féministes ont bien commencé à pointer le rôle de la loi dans la négation des violences sexuelles contre les femmes, au point que certaines avocates féministes y voyaient, un “nouvel instrument d’oppression”. Et l’émergence de figures fémocrates avec ces féministes qui œuvrent depuis l’intérieur des institutions à pousser un agenda féministe, a plutôt aidé à disséminer le mot.
La séduction au prix du consentement ?
Mais dans son chemin sinueux vers la reconnaissance, la notion de consentement affrontera aussi une certaine conception de_“la séduction”_ voire d’“une certaine séduction à la française”. Heurtant par exemple de plein fouet à l’expression d’un “féminisme à la française” qui montre toute sa vitalité dans la foulée de la même “affaire DSK”. Les deux chronologies se télescopent puisque c’est à ce moment-là, et contre la revendication d’un consentement plein et entier, inaliénable, qu’on voit par exemple l’expression revenir à la faveur de tribunes et de pages “débats” dans les journaux. Par exemple, sous la plume de la sociologue Irène Théry qui écrit dans Le Monde daté du 28 mai 2011 :
Le féminisme à la française est toujours vivant. Il est fait d'une certaine façon de vivre et pas seulement de penser, qui refuse les impasses du politiquement correct, veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés.
Concilier le consentement et ces “baisers volés” dont on ne connait pas au juste les frontières ? Pour de nombreuses féministes comme par exemple l’Américaine Joan W. Scott, vent debout une semaine plus tard dans Libération face à Irène Théry, l’équation est tout simplement impossible - et scandaleuse :
Ce n’est pas là un féminisme dans lequel toutes les féministes françaises se reconnaîtront. On pourrait trouver que l’idée de l’égalité des droits infirme la notion de "plaisirs asymétriques de la séduction", on pourrait encore déceler une contradiction entre le consentement et "la surprise des baisers volé". Beaucoup, même, verront dans la définition qu’en donne Irène Théry une caractérisation fausse du féminisme, quelle que soit la forme de celui-ci, puisque celles et ceux qui ont formulé ce que j’appelle "la théorie française de la séduction" ont clairement posé que le "consentement amoureux" et le jeu de la séduction se fondent, en soi, sur l’inégalité des femmes et des hommes.
L'année suivante, en 2012, Eric Fassin consacrera tout un papier dans Raisons politiques à cette violente polémique de 2011 qui éclaire obliquement les enjeux autour du consentement : pour bien des féministes qui répliqueront à Irène Théry, telles les sociologues Rose-Marie Lagrave ou Laure Bereni qui lui répondent, mais aussi Didier Eribon qui étrille “un néoconservatisme”, car “le féminisme à la française, ça n'existe pas” :
Quel est le fond de l’affaire ? La place et le rôle de la séduction et du consentement. [...] Faire de la séduction la clé d’un harmonieux commerce entre hommes et femmes, c’est oublier que séduire, c’est parvenir à conduire l’autre sur son propre terrain. Or les deux protagonistes engagés dans un rapport de séduction ne sont pas des individu(e)s désocialisés, affranchis des inégalités et libres des rapports de force. Mettre en équivalence et en égalité les deux acteurs, c’est penser la séduction sur le mode de la magie qui annulerait les inégalités incorporées dans les esprits.
Huit ans ont passé. Avec le débat, éthique mais aussi juridique, sur une relation consentie entre un adulte et une adolescente créé par la sortie du livre Le Consentement, ce sont à nouveau les frontières d'un "sexuellement correct" qui se font jour dans les suites de "l'affaire Matzneff".