Entretien. La sémiologue Mariette Darrigrand livre son regard sur les mots liés à la pandémie et au confinement. Et elle s’arrête sur une fonction du langage qui s’impose avec davantage de force qu’à l’ordinaire : "se toucher avec les mots lorsque l’on ne se voit pas".
Mariette Darrigrand, sémiologue, est spécialisée dans l’analyse du discours médiatique de l’air ambiant. Elle étudie les mots qui circulent dans notre espace public, médiatique, politique comme des modes de représentation de nous-mêmes et du monde dans lequel nous vivons. Elle analyse, parfois avec une certaine tendresse ceux qui émergent de la crise sanitaire actuelle.
Que dire d’abord de "confinement" ?
C’est un mot qui n’est pas usuel, qui ne fait pas partie de la langue habituelle et que nous avons un peu découvert. A l’origine, il s’agit d’un terme du langage judiciaire, un vieux mot des prisons. Confiné signifie emprisonné. Nous rencontrons cet emprisonnement via l’univers médical et cette crise sanitaire et ce que nous vivons aujourd’hui représente un mélange absolu entre l’hyper modernité - car c’est une crise de l’hyper modernité, de l’hyper mondialisation - mais aussi l’archaïsme de nos consciences, de nos peurs, du sentiment de la finitude. Cette crise fait s’affronter Eros et Thanatos au sens anthropologique du terme.
Mais ce mot ancien contient aussi un autre mot, plus poétique, peu usité mais magnifique, le mot "confins". Les confins, c’est ce qui va vers la "finis terrae", la terre la plus lointaine, le but à atteindre lors du voyage d’exploration, avant qu’on ne sache que la Terre est ronde. Un bel horizon, les confins... Par ailleurs, le mot finis en latin contient aussi plus abstraitement la notion de finalité. Cette crise nous enlève la perception de l’horizon - pas de confins - et nous oblige à nous poser la question des finalités de nos vies. A quoi bon certaines consommations, certains voyages, certaines pratiques ? Dans confinement, il y a le contraire : la belle poésie de l’horizon, des confins et la finalité de nos vies très consuméristes.
Ce mot "confinement", Emmanuel Macron ne le prononce pas dans son premier discours aux Français, il laisse son Premier ministre le prononcer et à la place, lui emploie le mot "guerre".
Parfois, la sémiologie consiste à regarder l’absence. Le fait que le Président n’a pas prononcé ce mot mais a effectivement laissé le Premier ministre le dire montre bien qu’il s’agit d’un mot de type administratif, un ordre judiciaire. Au début de la crise, Emmanuel Macron a jugé qu’il ne devait pas redescendre dans la prison, nous faire descendre spatialement mais ouvrir très large l’écran de nos représentations.
Le mot "guerre" nous emporte dans le grandiose du langage épique, l’épopée. Il n’y a pas d’épopée sans guerre et de guerre sans épopée. Si l’on poursuit l’analogie, nous étions dans un film intimiste, avec certes des difficultés, mais des difficultés domestiques assez classiques et tout d’un coup, le Président nous fait sortir de la domesticité – ce sera l’affaire de son Premier ministre - pour aller vers l’épopée actuelle, épopée mondiale. La guerre impose des qualités que nous devons démontrer, de l’exceptionnalité, parce que nous vivons un moment historique. Emmanuel Macron a parlé de l’héroïsme des soignants mais aussi, implicitement, évoqué l’héroïsme de chacun parce que rester coupé de ses habitudes, c’est héroïque.
D’aucuns ont décrié l’utilisation du mot "guerre", estimant qu’il n’était pas approprié.
Je pense qu’il fallait placer très haut la barre, nous faire entrer dans l’épopée. En revanche, je contesterais le filage de la métaphore. On retrouve ensuite le politique sur le théâtre de guerre avec un risque d’auto proclamation du gouvernant en chef guerrier, et donc de propre auto valorisation, une posture trop facilement appropriable par le politique. Car la tentation d’être un chef guerrier fait partie du politique même en temps de paix pour un Président qui est toujours le chef des armées.
Si l’on dépasse la controverse, on constate que le mot guerre a un champ sémantique et de nombreux mots s’y rattachent comme héroïsme, combat, première ligne.
Ce genre de grand mot n’arrive jamais seul. Il arrive avec un récit, récit épique en l’occurrence. Il est donc justifié de parler des soignants qui sont au front. Cela correspond aux métaphores dites anthropologiques, aux structures anthropologiques de notre imaginaire. Nous disposons d’un nombre limité d’images pour nous représenter les choses et la guerre reste une image fondamentale, de même que la nuit ou le printemps par exemple. Ces images universelles reviennent dans toutes les cultures et dans tous les temps. L’image de guerre renvoie à une image de choc. Le mot guerre vient de la souche anglo-saxonne de notre langue. Elle dit le choc des corps, le contact violent des corps, cet impact physique que nous vivons symboliquement. Cette violence amène tout un champ sémantique qui dit le contact, le contact dangereux. Par ailleurs, selon un deuxième mécanisme de connotation, les mots n’amenant pas seulement du sens mais aussi un niveau de langage, le mot guerre va convoquer les qualités dont l’être humain doit être capable quand il sort de sa zone de confort et de l’habitude.
D’autres images universelles qui s’invitent dans la crise actuelle ?
Prenons une expression qui commence à agacer les gens : "Prenez soin de vous". En préambule, on peut souligner que le langage aujourd’hui est très important. Parmi ses différentes fonctions, il possède une fonction mineure qui est le contact, la fonction dite phatique, autrement dit se toucher avec les mots quand on ne se voit pas, une fonction mineure par rapport à la fonction référentielle classique qui apporte un contenu ou une information. Mais aujourd’hui, dans cette crise, la fonction phatique, juste se parler "Ça va, t’es où, etc. ?", ce petit contact avec les nôtres ou les personnes avec qui on travaille, devient absolument fondamental. Et dans cette exacerbation du langage-contact, certaines formules sonnent comme des petits gestes. "Prenez soin de vous" devient récurrent, presque systématique et cette récurrence peut agacer je pense, en plus d’une connotation un peu "guimauve". Quand vous voyez revenir toujours la même formule, elle ne correspond plus à votre émotion propre. Mais, personnellement en tant que sémiologue, j’aime bien la récurrence qui me permet de constituer un corpus.
Et l’on en vient tout naturellement au mot "soignants".
"Prenez soin de vous" est une traduction de l’anglais "take care", formule beaucoup plus usuelle dans les pays anglo-saxons. Mais dans nos sciences humaines, depuis quelques années, des philosophes s’intéressent à l’idée du "care", Frédéric Worms par exemple qui évoque la continuité relationnelle dans le confinement, cette fonction phatique où l’on se touche par le langage, ce qui crée la relation. Le verbe "to cry" (pleurer) appartient aussi à la même famille. Le care consiste à répondre à l’appel de quelqu’un. On retrouve la même chose avec le mot souci en français : "Avoir le souci de quelqu’un", une mécanique très humaniste qui reflète le bon côté de l’être humain et un désir les uns pour les autres de répondre à l’appel.
Soigner est un très beau mot qui au départ signifie nourrir, pourvoir aux besoins de quelqu’un. Les paysans disent encore soigner les bêtes, c’est-à-dire aller leur donner à manger. Et d’une certaine façon, les premiers soignants, sur un plan d’histoire culturelle, sont aussi la caissière du supermarché, le livreur qui vous apporte votre repas, la première nécessité du corps.
Quant aux soignants, les héros en blouse blanche que nous applaudissons tous les soirs, il est très intéressant de voir que l’on a retenu ce mot et non pas le terme "personnel médical" ou "professionnels de santé" qui auraient été finalement plus justes.
Mais moins chargés d’affect, non ?
Complètement. Soigner véhicule de l’affect, fait référence au corps dans sa nudité, dans sa première nécessité. Donc, ce beau mot de soignant contient d’abord cette dimension très concrète qui nous ramène presque à notre animalité, le corps réduit à ses fonctions, à ses besoins. Il est aussi démocratique. Il n’y a plus de hiérarchie dans l’hôpital : tout le monde devient soignant. Tous, sur un pied d’égalité.
Quiconque a eu affaire au corps médical sait qu’il est extrêmement hiérarchisé, notamment à l’hôpital. Tout le monde ne fait pas les mêmes gestes. Le petit geste de la petite infirmière n’est pas le grand geste du grand professeur ! Là, tous se retrouvent effectivement dans une sorte d’égalité frontale. Ils sont au front et ils se posent tous sous l’angle du soignant, tous avec les mêmes habits professionnels. Ce mot de soignant est l’une des belles choses de la période. Soignant, c’est aussi un terme très actif, l’action en train de se faire, 24h sur 24.
Avez-vous vu apparaître d’autres mots qui commencent à devenir récurrents ?
Le mot fragile. Il est apparu au début des années 2000 dans le champ politique. Au lieu de parler de quelqu’un qui avait des problèmes sociaux, d’une personne socialement en difficulté ou comme disent certains sociologues les couches populaires - horrible mot - est apparu ce joli mot de fragile, du latin frangere ce qui casse. On pourrait dire précieux en fait. Dans le champ politique, ce mot a beaucoup dominé pendant un temps, à tel point que dans un de mes livres sur le discours médiatique, je reprochais aux médias de trop l’utiliser parce qu’implicitement, il faisait naître l’idée que l’on aurait besoin de quelqu’un de très solide pour nous protéger. Puis "fragile" a un peu disparu pour revenir en force au début de la crise sanitaire. Les fragiles, les plus fragiles, une hiérarchie des fragiles, les personnes de plus de 75 ans, les personnes handicapées : différents critères s’imposent sur un plan médical même si ce virus nous fragilise tous.
Je me réjouis aussi de voir le retour du mot "humain" et le mot "télétravail", une pratique très minoritaire qui s’est beaucoup développée, qui suscite beaucoup de réactions intéressantes et que nous allons conserver dans nos habitudes professionnelles, peut-être de manière plus dosée car très efficace et bonne pour l’environnement.
Entre les êtres, diriez-vous que les mots sont plus doux en ce moment ?
Pas forcément les mots, plutôt le contrat d’interlocution comme on dit en linguistique. Le "ça va" a plus de sens mais je crois que c’est plutôt le dialogue qui change. Aujourd’hui, vous construisez votre autre comme possiblement touché par la difficulté du moment.
Coronavirus, Covid-19, virus : nom commun, nom propre. Employer l’un plutôt que l’autre a-t-il une signification ?
Il y a plus de science, de précision, dans Covid-19. On sait que coronavirus est une espèce et que Covid-19 un membre de l’espèce. Mais l’usage de "Covid-19" ne prend pas beaucoup. Dans la langue de tous les jours, c’est le mot virus qui circule majoritairement, virus, un vieux mot pour dire poison et de là vient le mot virulent, donc un poison très dangereux. Avant, l’expression consacrée parlait de petit virus, tandis qu’il s’agit désormais "du" virus, devenu notre souci permanent. Corona me semblait mal trouvé car presque trop joli, comme un nom de fleur. Covid-19 apparaît plus angoissant, plus personnalisé. Le nom propre en fait plutôt un horrible composant de notre propre corps, une forme d’incarnation qui reste plus biologique, plus scientifique. Pour la première fois peut-être, la biologie négative s’incarne avec cette majuscule. Cette crise nous montre que ce corps dont nous nous occupons beaucoup dans la société actuelle, ce corps au centre de nombre de consommations, possède une dimension biologique infinitésimale que nous ne pouvons même pas nous représenter et qui malgré tout le gouverne.