Coronavirus en prison : quelle stratégie pour la sortie des détenus ?
Par Abdelhak El IdrissiFace au risque de propagation du coronavirus dans les prisons, le gouvernement a prévu de faciliter la libération de 5 000 détenus. Sur le terrain, des magistrats n'ont pas attendu cette annonce pour anticiper les sorties et éviter un drame.
La situation dans les prisons reste très tendue depuis la suspension des parloirs pour les familles de détenus. Avec par exemple dimanche dernier une mutinerie au centre de détention d'Uzerche, en Corrèze.
Face à cette situation, le ministère de la Justice a annoncé la gratuité de la télévision pour tous les détenus, ainsi que du crédit téléphonique pour maintenir le lien avec les proches et une aide financière pour les plus démunis.
Au-delà des tensions liées au confinement, c'est la propagation du Covid-19, dans un contexte de surpopulation carcérale, qui inquiète les autorités. Lundi 24 mars, le ministère de la Justice recensait ainsi cinq détenus testés positifs au nouveau coronavirus.
Au 1er janvier 2020, on comptait 70 651 détenus en France pour 60 000 places.
5 000 détenus potentiellement libérables
Lors d'une réunion téléphonique avec des organisations syndicales du ministère de la Justice, Nicole Belloubet a indiqué vouloir faciliter la sortie de 5 000 détenus en fin de peine.
Selon nos informations, ces sorties seraient rendues possibles en prononçant des remises de peine supplémentaire de quelques mois pour les détenus.
"On ne fait qu'anticiper des sorties de détenus dont les peines étaient sur le point de toucher à leur fin", précise le ministère de Justice.
Dès le 14 mars, la Chancellerie publiait une circulaire pour demander aux magistrats "de différer la mise à exécution des courtes peines d’emprisonnement lorsque cela est possible" afin de "limiter et de réduire le nombre des personnes détenues".
"On fait attention aux profils"
Dans la réalité, ce mouvement a en réalité démarré dès le début de la période de confinement.
Des juges d'instruction ont décidé de sortir de détention des personnes mises en examen pour les placer sous contrôle judiciaire.
Mais le gros des sorties concerne les personnes déjà condamnées. Pour ces dernières, les juges d'applications des peines (JAP) ont accordé des centaines de libérations conditionnelles. Il s'agit à chaque fois de délinquants en fin de peine, condamnés pour des faits mineurs. "On fait attention aux profils", rassure un juge d'application des peines. On ne va pas renvoyer un mari violent auprès de sa compagne en pleine période de confinement".
Ces sorties ont souvent lieu avec l'accord du parquet, donc sans audience.
"J'ai donné des instructions à mes collègues, confirme un procureur. Pour ne pas s'opposer à la sortie de nombreux détenus en fin de peine". Il estime déjà à 5% la baisse de la population carcérale dans la prison de son département et s'attend à une diminution de 10%. "C'est du jamais vu".
Parmi les détenus, certains bénéficiaient d'un régime de semi-liberté pour travailler ou suivre une formation en journée avant de retourner dormir en détention. Pour éviter les allers-retours et les risques de contaminations, des juges ont transformé ces mesures en liberté conditionnelle. Mais d'autres ont été "confinés en centre de semi-liberté avec aucune autorisation de sortie, regrette François Bes de l'Observatoire International des Prisons (OIP). Ces centres ne sont pas adaptés pour une détention sept jours sur sept. C'est pire qu'en détention normale."
"Les collègues ont des approches différentes, concède Anne-Sophie Wallach du Syndicat de la magistrature (SM). Certains estiment qu’il ne faut pas les faire sortit pour éviter qu’ils contaminent d’autres personnes à l’extérieur."
Afin de définir une stratégie globale, l'Association Nationale des Juges d'Application des Peines (ANJAP) a écrit à la ministre de la Justice.
"On a demandé au gouvernement de nous donner une ligne de conduite claire et des outils pour nous faciliter la tâche sur les libérations", précise Cécile Dangles, présidente de l'ANJAP.
"Que chacun prenne ses responsabilités"
En attendant, "on doit faire preuve d'inventivité", soupire un magistrat du parquet chargé de l'exécution des peines. "Mais il faut que le gouvernement prenne ses responsabilités. Soit on est dans une situation d'urgence et on examine des décrets de grâces individuelles, soit on demande au juge, mais forcément ça va prendre du temps" poursuit-il.
Les magistrats craignent également de se retrouver seuls face à des situations délicates.
Le juge d'application des peines va devoir endosser la responsabilité de ce que fait la personne emprisonnée une fois libérée, faute de temps pour pouvoir faire une enquête approfondie. Les collègues espèrent ne pas faire sortir de prison des gens qui commettraient un crime. Ils ont aussi peur de laisser en prison des détenus qui pourraient mourir à cause du coronavirus.
Du côté du ministère, on répond que le recours aux grâces individuelles "n'est pas une solution qui a été envisagée".
Depuis 10 jours, les magistrats, les greffiers et les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation se retrouvent donc en première ligne.
"C'est épuisant, concède Cécile Dangles. On a une urgence sanitaire qui concerne bien au-delà des détenus. Il y les fonctionnaires de l'administration pénitentiaire. Et si demain on a une cascade de cas, ce sont les hôpitaux qui vont être en difficulté."
C'est pour cette raison que les avocats de détenus déposent des demandes de mise en liberté. Pour "que chacun prenne ses responsabilités, résume Morgane Le Hir, avocat au barreau de Paris. C’est peut-être le moment aussi de prendre conscience que la surpopulation carcérale ne peut pas durer. Là c’est l’exemple flagrant. Le système tient à pas grand-chose. Il faut que les pouvoirs publics agissent vite."
Me Le Hir a récemment signé, avec plus de 600 avocats, magistrats et chercheurs, une tribune dans Le Monde appelant à réduire le nombre de détenus pour éviter "le développement rapide de la maladie en détention, et de mettre en danger les personnes détenues et les personnels ainsi que leurs proches".
En attendant l'entrée en vigueur des mesures prises par le gouvernement, "on vide l'océan à la petite cuillère" regrette Anne-Sophie Wallach du Syndicat de la magistrature.