Correspondants à Bruxelles : "L'Europe, ça n'est pas de l'actualité étrangère"

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Correspondants à Bruxelles : "L'Europe, ça n'est pas de l'actualité étrangère"

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Une trentaine de médias français sont représentés à Bruxelles. Ici, le président du Parlement européen Antonio Tajani face à la presse.
Une trentaine de médias français sont représentés à Bruxelles. Ici, le président du Parlement européen Antonio Tajani face à la presse.
© AFP - Philippe HUGUEN / AFP

Chargés de décrypter et de suivre l'actualité de l'Union européenne, les correspondants des médias à Bruxelles sont les premiers à essayer d'intéresser les citoyens à l'Europe et aux élections. Témoignages.

Ils sont sur le pont depuis déjà plusieurs mois pour les élections européennes, en plus des sujets courants de l’ Union européenne. Les correspondants de médias nationaux à Bruxelles peinent parfois à faire exister l'Europe dans les pages, à l'écran ou sur les ondes de leur média. C'est davantage le cas en France, où les journalistes de l'Hexagone sont moins représentés que leurs collègues allemands par exemple. Officiellement, trente médias français sont représentés auprès des institutions européennes, pour une quarantaine environ de correspondants permanents installés à Bruxelles. À l'inverse, une centaine de journalistes allemands sont accrédités en permanence à Bruxelles.

Pourquoi ? Selon Samuel Jackisch, l'un des huit correspondants à Bruxelles pour l'ARD, qui regroupe plusieurs radios publiques régionales, cela tient notamment à la décentralisation du système médiatique allemand (les médias régionaux ont leurs propres correspondants à Bruxelles) et à la dualité entre les médias publics et privés, plus concurrentiels qu'ailleurs. De plus, là où les correspondants français restent relativement longtemps en poste, "il y a énormément de rotation chez nous. Certains restent deux ans, la plupart autour de cinq ans et très peu restent davantage", explique Samuel Jackisch. Résultat : "On revient en Allemagne avec des compétences en matière d'Union européenne." Sans compter le fait qu'"on apprend plus vite au sein d'une équipe nombreuse que tout seul". 

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Pascal Verdeau suit l'actualité européenne pour France 3 depuis 1997.
Pascal Verdeau suit l'actualité européenne pour France 3 depuis 1997.
© Radio France - Laura Dulieu

Pascal Verdeau est arrivé à Bruxelles en 1997 pour France 3 : "Quand j’ai quitté le service de politique étrangère de France 3, mes collègues m’ont dit 'mon pauvre vieux, tu vas t’enterrer à Bruxelles!'. À ma grande surprise, en arrivant ici je me suis aperçu que j’étais le seul correspondant pour une télé française." Ils sont aujourd'hui deux journalistes pour l'ensemble de France Télévisions. Côté médias privés, Isabelle Ory, correspondante d'Europe 1, constate aussi un manque global d'effectifs parmi les journalistes français à Bruxelles, qui touche de fait le traitement de l'actualité européenne : "Ce n'est pas facile, car dans les rédactions les gens ont peu bougé : la plupart ont fait leur carrière en France et à Paris."

Bruxelles, lieu de pouvoir

Depuis la fin des années 90, Bruxelles s'est petit à petit imposée comme un lieu de pouvoir incontournable. Ce fut pourtant loin d'être évident dans les rédactions parisiennes. Au sein de celle de Pascal Verdeau, la perception a évolué au rythme de l'importance grandissante de l'UE dans l'actualité française. "La perception de mes collègues a changé parce qu’on a eu à la fois l‘arrivée de l’Euro, le grand élargissement en 2004 aux pays d’Europe centrale, la crise de l’Euro en 2010... En étant en poste ici, j’ai eu le sentiment d’assister la naissance d’un espace public européen. D’ailleurs, je me définis comme étant un journaliste de politique intérieure européenne__. Maintenant, quand une directive européenne provoque un mouvement des marins pêcheurs par exemple, la rédaction va voir les marins pêcheurs mais aussi le correspondant à Bruxelles."

J’ai eu le sentiment d’assister la naissance d’un espace public européen. Je me définis comme étant un journaliste de politique intérieure européenne.                                                    
Pascal Verdeau

Isabelle Ory est à Bruxelles pour Europe 1 depuis 2005. Elle aussi a vu la perception de l' Europe par sa rédaction et les auditeurs évoluer, même s'il y a encore du travail selon elle. "J’ai l’impression qu’on en fait plus qu’avant, que dans la rédaction les gens ont le réflexe de m’appeler. On y prête plus attention. Il y a Emmanuel Macron qui a fait de l'Europe un de ses grands sujets, et les menaces extérieures : Trump, le Brexit, des grands sujets qui font peur. On comprend que c'est au niveau européen que ça se passe."

Je sens que peu à peu, on arrive à penser hors du cadre hexagonal. Ce n'est pas facile, car dans les rédactions les gens ont peu bougé : la plupart ont fait leur carrière en France et à Paris... Ce n'est pas toujours évident d'admettre qu'il y a un autre lieu de pouvoir à Bruxelles pour des journalistes français qui voient Paris comme le centre du monde.                                                  
Isabelle Ory

Selon Pascal Verdeau, "les journalistes se demandent toujours où est le pouvoir. Or c'est compliqué car à Bruxelles, le pouvoir, il n’est jamais là où on l’attend : il est tantôt à la Commission, tantôt chez les Ministres, tantôt au Parlement."

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Pourtant, selon Jean-Sébastien Lefebvre, chef du bureau bruxellois de Contexte (un média qui traite les politiques publiques françaises et européennes), "ces dix dernières années il y a quand même de nombreuses démonstrations que le pouvoir est partagé en Europe. Crise financière, crise grecque, réfugiés... Alors pourquoi cette résistance en France ? C'est paradoxal car la France est l’un des membres fondateurs de l’UE, elle l’a façonnée de A à Z, pas une décision ne s’est faite sans la France." Selon lui, la plus faible couverture européenne par les journalistes français engendre "une information déséquilibrée où il manque un pilier".

L'Europe peine à exister dans un système centralisé

Si l'Europe a tant de mal à exister auprès des citoyens, des politiques ou des journalistes, c'est selon Isabelle Ory en grande partie à cause du système français très centralisé, qui se pense encore comme "la Grande Nation" : "On a collectivement beaucoup de mal à se projeter dans un grand ensemble. Les décisions se prennent à Paris."  À cause de sa différence avec le système français (gouvernement, majorité, opposition, etc), le système européen paraît "confus, on ne le comprend pas, donc ça éloigne encore plus l'Europe des gens" poursuit Isabelle Ory, qui porte un regard amer sur la conférence de presse d'Emmanuel Macron après le Grand débat : "tout est centré sur le monarque!"

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À l'inverse, le système fédéral allemand permet une bien meilleure compréhension de l'Union européenne : les Allemands étant habitués aux différents niveaux de pouvoir, l'UE n'est finalement qu'un niveau supplémentaire. Samuel Jackisch explique que l'Europe prend "énormément" d'espace dans l'actualité allemande, et que "cela augmente". Cela tient selon lui à "la largeur des sujets : on ne traite pas que le Brexit ou l'actualité institutionnelle. On parle de finance, de sécurité, de digital, de droit d'auteur, comment la nourriture arrive dans nos assiettes, du climat, l'euro..." Et la culture fédéraliste du pays y contribue beaucoup, puisque le système médiatique est également fédéral : chaque radio de l'ARD correspond à un Land allemand. Cela engendre selon Samuel Jackisch "un intérêt naturel pour l'Europe, mais les sujets varient en fonction des régions : certaines seront plus intéressées par les questions autour de la pêche par exemple". Pour le correspondant, "les gens réalisent que de plus en plus de choix politiques qui touchent leur quotidien sont faits à Bruxelles et non plus à Berlin".

Des agendas différents

Autre difficulté rencontrée par les correspondants à Bruxelles : le décalage entre les agendas des institutions européennes et l'agenda national. Pascal Verdeau explique : "La grande question du journaliste à Bruxelles, c’est de savoir à quel moment on traite une information : est-ce qu’on la traite au moment où la Commission fait une proposition ? Quand elle arrive au Parlement pour être débattue ? Ou bien quand elle arrive au Conseil des ministres ? C’est une affaire de dosage, de circonstances. Par exemple, pour Galileo, j’ai suivi le dossier pendant cinq ans avant de mettre un sujet à l’antenne, au moment où ça se cristallisait politiquement."

C'est beaucoup de veille, beaucoup de réunions chronophages, un calendrier parfois dingue où chaque institution a un événement important, plus tout ce qui se passe dans les capitales européennes. Pour préparer un sommet européen, il n'y a pas que le briefing de l’Elysée, il y a aussi le briefing des Belges, des Allemands, des Britanniques, pour avoir une perception globale.                                  
Pascal Verdeau

Même son de cloche chez Isabelle Ory : couvrir l'actualité européenne est une activité extrêmement chronophage. "Ici, le travail prend énormément de temps, ce qu’on ne comprend pas toujours à Paris. Ce n'est pas comme être correspondant à l'étranger, où l'on pioche les sujets dans la presse nationale. Ici, ce n'est pas de l'actualité étrangère, c'est un sujet technique__, c'est comme être spécialiste en éducation ou en économie." Résultat, "c'est difficile d’intéresser sur les sujets européens au moment où ils sont à l’agenda des institutions, par exemple avec un texte sur les contrôles des pesticides. En revanche, le jour où le glyphosate est un sujet en France, on va me demander ce qui se passe du côté de l’Europe. J’utilise souvent les informations beaucoup plus tard. Les agendas nationaux et institutionnels européens coïncident rarement, sauf en cas de grosse information."

J’utilise souvent les informations beaucoup plus tard. Les agendas nationaux et institutionnels européens coïncident rarement, sauf en cas de grosse information.                                  
Isabelle Ory

Cette nécessité d'être présent à plein de temps sur place pour couvrir l'actualité européenne n'est pas toujours intégrée par les rédactions selon Jean-Sébastien Lefebvre. Selon lui, "les Français sont plutôt mauvais élèves__. Pour eux, le sujet paraît accessoire : beaucoup se disent que ce n'est pas très loin de Paris, qu'il suffit de prendre le Thalys de temps en temps. Mais sur les dossiers importants, faut une compréhension des mécanismes et des sujets, il faut connaître les gens pour avoir des sources."

Les élections, prétexte pour expliquer l'Europe

Les correspondants notent aussi un manque d'intérêt pour les élections européennes, que ce soit en France ou en Allemagne. Pourtant, Isabelle Ory a "l'impression qu'on parle davantage d’Europe cette fois, par rapport aux élections précédentes." Ainsi, si on ne parle pas forcément beaucoup des élections, l'Union européenne se fait une place plus grande dans l'actualité : "On parle d’Europe, mais on fait surtout de la pédagogie, note Isabelle Ory. On explique comment l’Europe fonctionne, à quoi elle sert, comment on travaille. C’est l’occasion de mettre un coup de projecteur." 

La Fabrique médiatique
19 min

En Allemagne, Samuel Jackisch ressent aussi "un manque d’intérêt pour les élections", ainsi qu'une "certaine fatigue européenne__. On a fait beaucoup de journalisme de crise ces derniers temps... Le Brexit, la crise migratoire... C’est un problème dans la campagne de tous les partis, même l’extrême droite." Pour Pascal Verdeau, "c'est toujours un peu la désespérance. Est-ce qu’on s’en fiche plus qu’ailleurs? Non. Mais ce qui est désespérant c’est qu’on prépare ces élections très longtemps en amont, plusieurs mois avant, et là en France la campagne n'a pas encore vraiment commencé. La liste de la majorité va seulement faire connaître son programme. On voit bien que cette campagne va être courte, fraîche et pas forcément joyeuse."