Durement frappé par une crise à l’ampleur jamais vue, le secteur aérien constate les dégâts en attendant de pouvoir redémarrer en 2021 : une certitude, les conséquences de la pandémie de Covid-19 vont se faire sentir sur la durée.
Les aéroports et les cieux sont drôlement silencieux depuis le mois de mars et le début des mesures de confinement généralisé à travers la planète. Le secteur aérien en a vu d’autres, après le 11 septembre et la crise de 2008, mais jamais rien d’aussi grave. Il n’empêche, ces épisodes passés permettent de comprendre comment les choses pourraient revenir d’aplomb mais aussi ce qui pourrait changer, durablement. Analyses et perspectives !
Une crise majuscule
Quel que soit l’indicateur choisi, l’effondrement du trafic aérien se mesure dans tous les domaines pour 2020. “Le nombre d’avions en vol sur l’ensemble de l’année devrait être réduit de moitié”, estime Xavier Tytelman, ancien aviateur militaire et consultant chez Aviation NXT. Pour les appareils qui ont quand même volé, le taux de remplissage a aussi chuté : “au lieu de 82 à 85% habituellement, on sera sans doute à moins de 70%... Ce qui fait au final, en tenant compte des avions cloués au sol, un nombre de passagers qui sera d’environ 40% de celui de 2019”.
Et encore, ces chiffres ne quantifient pas vraiment la perte financière endurée. “Les lignes internationales, le long-courrier, les liaisons les plus lucratives comme les vols transatlantiques sont quasi interdites en raison des restrictions de voyage”, poursuit Xavier Tytelman… “Donc vous n’avez quasiment plus aucun voyageur en classe affaires. Sachant que ces sièges représentent jusqu’à 80% des marges des compagnies aériennes classiques”.
“Le nombre de vols s’est donc effondré, mais le nombre de passagers encore plus et le chiffre d’affaires bien plus encore”, résume Xavier Tytelman. “Ces trois paramètres font que l’IATA (l’association internationale du transport aérien) a prévu une baisse du chiffres d’affaires de 50% sur l’ensemble de l’année mais si on est à -70%, je serai content !”
“Sur l’année, le manque à gagner (les rentrées d’argent qui n’ont pas eu lieu) devrait être de 500 milliards de dollars pour l’ensemble du monde… Rien que pour les compagnies européennes, ce sera environ 8 milliards de dollars par mois”, ajoute Xavier Tytelman. Et en termes de pertes financières, l’IATA a aussi publié ses chiffres : “Mondialement, nous évaluons les pertes (les déficits) à 132 milliards de dollars”, expliquait son directeur général, Alexandre de Juniac, le 25 novembre dans le journal de 12h30 de France Culture. “Et pour l'année 2021, nous nous attendons à des pertes d’un peu moins de 40 milliards de dollars. Ce sont des chiffres faramineux”.
Alexandre de Juniac (IATA) : "Nous avons proposé un test systématique de tous les passagers au départ et à l'arrivée" des vols.
4 min
Et la sortie du tunnel n’est pas encore à portée de main car la crise sanitaire vit un deuxième acte, avec la deuxième vague de contaminations, surtout en Europe et aux États-Unis. Pour Air France, le trafic était ainsi descendu à 5% du niveau habituel en mars avant de remonter à 50% en septembre mais il a rechuté à environ 15% en octobre et novembre. Une situation très différente de la Chine par exemple “où le trafic domestique a repris son niveau de 2019”, explique Xavier Tytelman. “Ce sont des pays où le taux de croissance de l’économie est tellement fort que le trafic aérien revient très vite à son niveau d’origine, contrairement aux marchés plus ‘matures’ comme l’Europe et les États-Unis où le potentiel de croissance est plus faible”.
Scénarios de sortie et conséquences durables
“Si l’on regarde ce qu’il s’est passé avec la crise des subprimes en 2008 aux États-Unis, il a fallu attendre 2014 pour dépasser le niveau de trafic et de chiffres d’affaires de 2007 : sept ans !” Ainsi, lorsque l’IATA prévoit un retour du trafic au niveau de l’avant crise pour 2024, elle établit une moyenne : “entre la Chine qui se rétablira d’ici 2021 et les États-Unis et l’Europe qui se rétabliront peut-être en 2027”, poursuit Xavier Tytelman.
Mais qu’en est-il de changements plus profonds, structurels ? En raison du télétravail, de la signature électronique, des passagers qui refuseraient de prendre l’avion désormais au nom de l’écologie… “Ce sont des évolutions qui sont déjà actées par Safran, qui a annoncé une croissance à +4% au lieu de +6% jusqu’à 2050, concernant les besoins du marché. Et l’ATAG (Groupe d’action du transport aérien, qui regroupe les compagnies, les constructeurs et les aéroports) prévoit un trafic aérien 16% plus faible en 2050 par rapport à ce qu’on annonçait encore l’an dernier”.
L’aviation va donc continuer à croître mais sur un rythme moins soutenu qu’auparavant et cette baisse de régime aura des conséquences. Côté constructeurs, les carnets de livraison étaient prévus jusqu’en 2027, et les investissements avaient été calibrés en conséquence ; même chose pour les aéroports. A Roissy par exemple, l'ouverture d’un terminal 4 prévue pour 2028 a déjà été repoussée à plus tard : “mais il se fera sans doute à terme, en 2035 ou après”, précise Xavier Tytelman.
D’ici là, le secteur aérien continue de tabler sur un soutien des États :
Nous avons estimé qu'après les 160 milliards de dollars déjà injectés par les gouvernements dans le secteur, celui ci avait encore besoin de 70 à 80 milliards sur les huit à dix prochains mois pour passer le cap. Nous sommes bien conscients de l'énormité des chiffres, mais c'est aussi la reconnaissance de l'importance du secteur, de son caractère absolument clé pour la reprise économique et de l'importance de sa valeur. Les fonds déjà dépensés font qu’il serait dommage de ne pas continuer à investir pour que le secteur passe ce cap très difficile. Je pense que ce serait une mauvaise politique d'emploi des fonds publics. - Alexandre de Juniac, directeur général de l'IATA (Association internationale du transport aérien).
Sur le plan humain, la crise a évidemment un impact mais dans bien des cas, elle agit comme un accélérateur de tendances déjà présentes. Le secteur aérien était déjà sur une trajectoire de réduction des besoins humains en raison de gains de productivité et d’automatisation, suivant le modèle économique des compagnies à bas coût : moins de personnels au sol ou à l’accueil et parallèlement, plus grande autonomisation des passagers pour s’enregistrer, étiqueter les bagages, etc.
Mais lorsque les frontières vont se rouvrir et que le trafic va reprendre, l’emploi sera malheureusement la variable d’ajustement privilégiée par les compagnies, qui vont devoir survivre alors que le trafic ne reprendra son niveau d’origine que dans 5 ou 6 ans. Elles ne pourront pas réduire les coûts dus au pétrole ou à la maintenance, elles pourront peut-être réduire le prix des locations d’avion mais à la marge… La masse salariale sera le poste principal où les économies vont se faire, de l’ordre de 30 à 40% pour l’ensemble des compagnies. - Xavier Tytelman
Les perspectives sont donc plutôt grises à moyen terme mais redeviennent plus prometteuses au delà. “Par exemple, on parlait d’une pénurie mondiale de pilotes avant la crise qui est aujourd’hui terminée… Mais cette pénurie va revenir ! En 2024 ou 2025 au niveau mondial”. En plus de l’aviation, de nouveaux usages vont se développer : “On estime par exemple qu’il faudra 60 000 pilotes de drones taxi d’ici 2028 alors qu’il n’y en a aucun aujourd’hui”. Les premières lignes sont prévues en 2022 à Dubaï et Singapour, 2023 à Sydney, Los Angeles, San Francisco... Et en 2024 en région parisienne entre Roissy et Disneyland… Des perspectives d’embauche donc mais à quel prix ? On parle déjà d’uberisation de l’aviation.