A la demande d'Emmanuel Macron, un "dispositif d'écoute et de soutien spirituel" à destination des malades du Covid-19 et de leurs familles a été créé par le ministère de l'Intérieur en lien avec les cultes. La société s'organise pour aider ceux qui ont perdu ou perdront un proche.
Comment faire son deuil en cette période de confinement ? En France, habituellement, on dénombre 50 000 décès par mois en moyenne. Le 3 avril dernier, l'Insee qui publie chaque semaine un décompte par département du nombre de morts toutes causes confondues constatait une hausse globale des décès par rapport à la même période de 2018 et 2019. Pour Dominique Andolfatto, professeur de science politique à l’Université de Bourgogne, "malgré les chiffres qui s’accumulent, il est encore difficile de se faire une idée précise de la surmortalité que provoquera le Covid-19 car les autorités sanitaires ne comptabilisaient pas les morts hors de l'hôpital avant le 2 avril". Le chercheur met en perspective la crise épidémique du coronavirus en la replaçant dans les treize épisodes de surmortalité qu’a connus la France depuis 1946.
Mais pour ceux qui perdent un proche des suites du coronavirus à l'hôpital, à domicile ou dans les Ehpad, chaque deuil est unique mais surtout bouleversé par les restrictions aux déplacements et aux rassemblements imposées par les autorités en vue de limiter la progression de l'épidémie de coronavirus. Seules quelques personnes sont autorisées à assister à des funérailles abrégées et désincarnées. Ce qui génère, chez les proches et dans les familles, beaucoup de frustration et, pour certains, une difficulté à entrer le deuil. Des dispositifs se mettent en place pour tenter d'y remédier.
Un numéro vert en lien avec les différents cultes
Le ministère de l'Intérieur reconnaît que les mesures liées au confinement sont "susceptibles de distendre momentanément le lien entre certains croyants et leur ministre des cultes", c'est pourquoi depuis le 10 avril et à la demande du président de la République, un dispositif d'écoute téléphonique est accessible pour un soutien spirituel. Les citoyens peuvent contacter le numéro vert gouvernemental d'information sur l'épidémie de Covid-19 (0 800 130 000) afin d'être orienté vers les cultes ou s'adresser aux équipes soignantes dans les hôpitaux qui disposent également des numéros de contact mis en place par chaque religion. Mais le contexte épidémique complique l'entrée dans le deuil faute de pouvoir organiser les rituels habituels et dès à présent la société cherche des solutions pour tenter de traverser cette épreuve collectivement.
"L’interdiction des rassemblements religieux révèle l’importance de la dimension sociale du deuil"
Le Haut conseil de la santé publique a reconnu dans son dernier avis, la semaine dernière, que les restrictions préconisées en février pour les proches des Français décédés du coronavirus avaient été "maximalistes". Aujourd'hui, donc, il est théoriquement possible de venir constater le décès et de voir le visage de son proche défunt "dans la chambre hospitalière, mortuaire ou funéraire, tout en respectant les mesures barrières définies pour chaque lieu" précise le Haut Conseil dans son avis.
Dans les hôpitaux, les visites aux malades du Covid-19 restent toutefois interdites "car tous les membres de la famille sont potentiellement porteurs du virus" justifie Gaël Piton, l'un des responsables du service de réanimation du CHRU de Besançon qui autorise une dérogation en cas de mort imminente du patient.
Les familles endeuillées en cette période de pandémie sont également privées de cérémonies religieuses. Les mosquées et les synagogues sont quasiment toutes fermées. Les églises restent ouvertes pour des prières individuelles et rassemblant moins de vingt personnes. Dans le territoire du Grand Est, le vicaire général de Strasbourg, Jean-Luc Liénard, explique que pour les enterrements, liés ou non au coronavirus, "les prêtres donnent désormais directement rendez-vous au cimetière pour une liturgie de la parole très courte. Pour certaines familles, c'est difficile à comprendre" reconnaît-il et c'est pourquoi consigne a été donnée aux prêtres de garder le lien avec elles. "Après le confinement, des cérémonies individuelles ou collectives seront organisées" promet Jean-Luc Liénard.
Pour l'anthropologue de la santé et de la maladie Sophie Arborio, cet empêchement du rituel vient perturber nos schémas habituels.
Dans nos sociétés occidentales, le processus du deuil est généralement rapporté à un cheminement psychologique, au plan individuel. Or, l’interdit des rituels en cette période de confinement révèle la dimension sociale du deuil, explique l'enseignante-chercheuse à l'université de Lorraine et membre du laboratoire CREM.
"C’est très paradoxal car au cours du siècle dernier, la place du rituel en général a perdu de l’importance dans les sociétés occidentales" précise-t-elle. L'anthropologue rappelle que la ritualisation permet de donner du sens à la mort et qu’elle replace la société dans une perspective de fonctionnement collectif. "Il n’y a pas de coupure entre un être humain et son groupe. À l'occasion de ce constat relatif au cérémonial collectif du deuil, c'est sans doute l'ensemble de la structure sociale et de son fonctionnement que la situation du Covid-19 vient interroger" insiste-t-elle.
Des associations peuvent apporter un soutien transitoire
L’Insee recense en moyenne 600 000 décès en France chaque année dont environ 11 000 suicides. Marie Tournigand, la Présidente de l’association d’accompagnement au deuil " Empreintes" (www. Empreintes-accompagner le deuil) observe, elle aussi, que la mort d’un proche est principalement vécue sur un mode intime. "En temps normal, les études montrent que deux Français sur cinq s’isolent lors d’un deuil. Dans cette crise du coronavirus, le sentiment de solitude risque d’être renforcé par le confinement" explique-t-elle. Par ailleurs, selon l’association, la moitié des Français qui viennent de perdre un proche disent qu’ils se sentent "heurtés" par les attitudes de leur entourage, ce qui traduit effectivement le malaise collectif de notre société face au deuil. Pourtant, "il s’agit d’un processus de cicatrisation naturelle et nécessaire qui passe par différentes étapes selon les personnes" ajoute Marie Tournigand. Constatant que 20% des Français vivent un deuil compliqué, son association propose une plateforme d’écoute téléphonique (01 42 38 08 08) qui reçoit déjà, selon elle, 3 000 appels par an. "Empreintes" fait d'ailleurs partie des associations qui ont été consultées par le gouvernement après la polémique sur la proposition de loi visant à allonger les congés de deuil pour les parents ayant perdu un enfant. L’association s’appuie sur un livre blanc de 10 propositions publiées en février 2020 "pour développer et encadrer l’accompagnement du deuil". L’une de ces propositions consisterait à créer un maillage plus identifiable en fédérant en collectif les 102 associations œuvrant déjà en ce sens.
Marie Tournigand : "A partir de notre ligne d'écoute, nous pouvons réorienter les familles vers des associations en région que nous connaissons bien."
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Des espaces d’hommage "en ligne"
Ces dernières années, le deuil en ligne via les réseaux sociaux ou des sites web mémoriels s'est aussi considérablement développé. "Un corpus de recherche émerge" explique même Joe Bell de l’université de Hull dans The Conversation. Cette sociologue travaille à partir des récits de conversations publiés à l’attention des défunts sur Facebook et elle constate que "l’utilisation des réseaux sociaux contribue de cette manière à répondre à la question de savoir où exprimer ses sentiments – tels que l’amour, le chagrin, la culpabilité – après un décès". Les pompes funèbres et les grands groupes de contrats d’obsèques incluent désormais quasi systématiquement un service de condoléances en ligne pour leurs clients. La start up InMemori, créée en 2016, a développé un site internet d’hommage pour les défunts et leurs proches un peu plus poussé. Elle propose au grand public un espace de commémoration gratuit, privé et non référencé par Google. "Notre démarche se veut éthique, sans publicité, sans commentaire ni de 'like"'" assure sa fondatrice, Clémentine Piazza, qui cherche à se démarquer de Facebook grâce à un modèle d'entreprises adossée aux grands groupes d’assurance. Le site se présente en deux parties : un faire-part introductif rédigé par la famille et un onglet permettant de déposer des messages sous forme de condoléances, de souvenirs avec le défunt ou encore de photos. Les contributions apparaissent ensuite les unes à la suite des autres sans hiérarchisation et sont visibles par tous. Marianne Poinsenet-Derycke, qui a perdu sa sœur âgé de 46 ans en 2018, a eu recours à cette solution pour prévenir l’entourage de sa proche défunte qui avait beaucoup voyagé : "Nous avons reçu en retour une déferlante de souvenirs et de mots qui nous ont apporté énormément de réconfort." raconte-t-elle. "Et nous avons pu réutiliser ces messages pour fabriquer un montage de diapositives à l’occasion des anniversaires du décès de ma sœur." La start up conserve sans limite de temps l’espace créé par les familles. En cette période de pandémie, l’entreprise a embauché trois personnes supplémentaires car la demande augmente, selon Clémentine Piazza.
Clémentine Piazza : "Depuis une semaine, trois fois plus de familles font appel à notre espace d'hommage."
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Il est possible d’acheter pour plusieurs dizaines d’euros un objet souvenir sous la forme d’un livre accordéon pour rassembler les témoignages. Une proposition que l’anthropologue Sophia Arborio ne voit pas d’un mauvais œil : "Il est important d’avoir une réalité matérielle dans le virtuel. L’objet confère une réalité mémorielle au moment vécu collectivement en ligne." Mais la chercheuse encourage surtout le courrier écrit, (bien qu’il soit difficilement livré actuellement) car les lettres manuscrites ont un poids symbolique beaucoup plus fort selon elle. Elle ajoute qu'à la différence du texte numérique, la forme manuscrite est personnalisée, ce qui ajoute au message une dimension interpersonnelle et mémorielle supplémentaire.
Le point de vue spécifique des soignants
En cette période de deuil bouleversé, les soignants sont en première ligne. Ce sont eux qui informent les familles lors des décès.
Nous avons une capacité à faire face à la mort en réanimation. Dans notre spécialité, 25% à 30% des patients ne survivent pas. Dans les protocoles de soins palliatifs, nous pouvons également être amenés à arrêter des thérapeutiques dans le cadre de la loi, confesse le professeur Gaël Piton du service de réanimation médicale au CHRU de Besançon.
"Ce qui est inhabituel actuellement, raconte-t-il, c’est que nos services sont vraiment fermés aux familles alors que depuis vingt ans, la réanimation avait beaucoup évolué avec des services ouverts aux proches des personnes en fin de vie parfois 24h sur 24h".
Selon Sophie Arborio, "l'accompagnement de fin de vie est un moment collectif de réitération du lien social entre les membres de l'entourage et le malade. Et dans la situation actuelle, il ne peut être vécu". Les médecins tentent de compenser par le téléphone mais encore faut-il trouver le temps... "Nous essayons de faire au mieux avec des moyens sous tension" indique Gaël Piton, ajoutant que des travaux de recherche ultérieurs analyseront les répercussions de cette situation exceptionnelle sur les familles. Mais les soignants qui, tous les jours, doivent s'adapter à de nouvelles informations, pour la sécurité sanitaire des patients et la leur, peuvent aussi être en difficulté. Pour les aider, la plateforme de psychologues pros-consulte met les bouchées doubles. Parmi les 400 clients de cette entreprise spécialisée dans les risques psychosociaux se trouvent l’association SPS (Soins aux Professionnels en Santé) ainsi que soixante-quinze EPHAD. "Nous sommes passés de 33 appels par jour à 500 coups de téléphone quotidiens, dévoile Jean-Pierre Camard, le directeur, et nous renforçons nos équipes de psychologues pour pouvoir recevoir jusqu’à 2 000 appels par jour." Pour le personnel hospitalier, notamment celui de Mulhouse qui s’est retrouvé débordé par un afflux de patients, le contexte d’urgence et la peur de manquer de respirateurs pour ventiler les malades sont au cœur des entretiens téléphoniques :
Jean-Pierre Camard : les médecins qui nous appellent parlent toujours du serment d'hippocrate qui est là et bien là."
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"L'hôpital demeure un lieu où, malgré l'importance incontestée des procédures de gestion administratives et médicales, il est toujours question pour la société de vie, de mort et, plus généralement, de combat contre la vulnérabilité humaine" analyse Sophie Arborio. "Car ces dimensions demeurent au cœur de l'inconscient collectif qui leur cherche une place, réelle ou symbolique, ainsi que des actes rituels qui permettent au groupe de se structurer face à ces questions existentielles. Or, les protocoles médicaux ne sont pas suffisamment à même d'y répondre, notamment par le manque de temps et de formation accordés à la relation sociale de soins, et ce, indépendamment de l'actualité du Covid-19. Ce dernier agit comme un révélateur de problèmes de fond que le système de soins ne considérait, jusque là, qu'à la marge des problématiques de prise en charge. Mais d'un point de vue social et culturel, la question du sens de la mort et de la souffrance reste posée, y compris du point de vue des soignants. Les "malheureuses leçons" du Covid-19 vont nous forcer à reconsidérer les logiques de prise en charge de la souffrance, de la maladie et de la mort à l'hôpital, comme dans le reste du système de santé" conclut l'anthropologue.