Cy Twombly n'est-il qu'un gros gribouilleur ? L'art du gribouillage, à grands traits

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Cy Twombly n'est-il qu'un gros gribouilleur ? L'art du gribouillage, à grands traits

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Cy Twombly, Delian Ode n°19, août 1961 Craie grasse, crayon, crayon de couleur et stylo à bille sur papier, 33,3 x 35,3 cm Collection privée, Paris / Dépôt à la Collection Lambert, Avignon
Cy Twombly, Delian Ode n°19, août 1961 Craie grasse, crayon, crayon de couleur et stylo à bille sur papier, 33,3 x 35,3 cm Collection privée, Paris / Dépôt à la Collection Lambert, Avignon
- © Cy Twombly Foundation

Qui n'a jamais entendu, au musée, son voisin taxer de "gribouillis" une œuvre d'art abstrait ? Ils ne représentent rien et pourtant ils expriment quelque chose… Exploration de l'art subtil du gribouillage, longtemps associé une esthétique enfantine ou psychotique.

"Je dessinais mieux avant. Mes dessins étaient plus intéressants. Mais mon sens de la perspective est 3 000 fois meilleur maintenant." Kay, 9 ans, s'adresse à son père, Howard Gardner, psychologue et professeur en sciences de l'éducation et neurosciences à Harvard. Depuis que sa fille est en âge de tenir un crayon, il collecte et étudie ses œuvres. Celles-ci n'ont plus la fougue expressive de ses premières années, semble se désoler son autrice, mais ils sont plus précis, plus élaborés – ça y est, Kay est passée du gribouillis au dessin, comme on passerait du quatre pattes à la position debout, ou du babillage à la parole.

Ces premiers gribouillages, ceux dans lesquels on ne reconnaît rien — malgré les commentaires de leurs artistes qui désignent dans une tache jaune un soleil, ou, sous trois bâtons bleus, "maman" — recèlent de grandes questions artistiques : perd-on en expressivité graphique à mesure qu'on acquiert des compétences techniques ? Comment expliquer que tant de peintres aient cherché à retrouver ce geste affranchi de la figuration, tournant presque à vide, au point d'être taxés de "barbouilleurs" ?

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Alors que s'ouvre au musée des Beaux-Arts de Paris l'exposition " Gribouillage /Scarabocchio, De Léonard de Vinci à Cy Twombly , et que la Bourse de Commerce installe des toiles de ce dernier pour sa prochaine exposition, dont l'annonce suscite d'ores et déjà ce type de commentaires éculé d'un internaute : "On dirait un gosse de 3 ans à qui on a confié des stabilos pour écrire sur un tableau…", les œuvres du peintre américain Cy Twombly (1928-2011), nous aident à explorer la sempiternelle mise en cause de la teneur artistique du gribouillage. Et cerner un peu mieux le plaisir du gribouillis.

Une vie, une oeuvre
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On n'y voit rien

Des visiteurs devant "Neuf discours sur Commode" de Cy Twombly (1963), exposé au musée Guggenheim de Bilbao, en Espagne.
Des visiteurs devant "Neuf discours sur Commode" de Cy Twombly (1963), exposé au musée Guggenheim de Bilbao, en Espagne.
© Maxppp - Luis Tejido/EFE/Newscom

Où trouve-t-on des gribouillages ? Ils s'étalent à la craie sur le béton de la cour de récréation, dans les marges d'un carnet qu'on griffonne, distrait, lors d'une réunion, ou dans les Barbapapa avec la chanson de "Barbouille le barbouilleur". Bref, rien de bien sérieux. Aussi le regardeur peu sensible aux toiles abstraites signifiera-t-il sa désapprobation d'un définitif : "C'est du gribouillage !" ou "Je pourrais en faire autant", alors qu'un gribouillage est sans doute plus difficilement reproductible qu'une figure bien définie. À propos de l'imposante œuvre Neuf discours sur Commode, une série de neuf toiles réalisées par le peintre expressionniste abstrait Cy Twombly, en 1963, voici ce qu'écrivait un critique : "Sur chacune des toiles, il y a deux tourbillons de peinture rouge, mélangée d'un peu de jaune et de blanc, haut placés sur une surface d'un ton gris moyen. Quelques coulures et éclaboussures, et occasionnellement une ligne au crayon." Et de conclure : "Il n'y a rien dans ces tableaux". Ce commentaire façon recette de cuisine n'est pas signé d'un spectateur circonspect mais d'un auteur averti : l'artiste minimaliste et théoricien de l'art Donald Judd, contemporain de Cy Twombly.

N'y a-t-il vraiment "rien" dans ces toiles ? Le titre indique pourtant que nous avons à faire à différentes étapes de la vie de l'empereur romain Aurélien Commode, jusqu'à son assassinat sanglant qu'on retrouverait, s'il fallait en chercher l'illustration réaliste, dans le panneau final occupé par un tourbillon d'impasto rouge coagulé… Mais la recherche du signifié dans les gribouillis souvent incompris de Twombly n'est pas ce qui compte. Pas plus que cette référence narrative un peu surannée et presque embarrassante pour les nouveaux maîtres américains du minimalisme. "Twombly griffonne habituellement sur un fond blanc, écrit encore Judd. Cela ne m’a toujours que modérément intéressé, mais je me rendais compte que les peintures fonctionnaient bien et que Twombly avait quelque chose de précis en tête."

Force est de constater qu'au-delà de l'épisode historique auquel renvoie l'œuvre, lequel se lit plus dans son titre que dans son apparence, on peut l'apprécier comme une image sans figure, qui émergerait de ces taches de couleurs éparses, de formes aux contours peu définis, de ces griffures et autres volées machinales de cercles… sans la ramener non plus à quelque chose de purement décoratif. Voilà que ces gribouillages font œuvre, même s' il y a "rien" plutôt que quelque chose.

Le Pourquoi du comment : science
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Le gribouillage : dessiner sans les petites roues

Sans titre, Jean-Michel Basquiat, 1985.
Sans titre, Jean-Michel Basquiat, 1985.
© Maxppp - Mimmo Frassineti / Avalon

Pour tenter de percer le mystère de l'attrait qu'opère sur certains d'entre nous la touche barbouillante d'un Twombly, tentons pour commencer de définir le gribouillage. En général, on le comprend soit comme le griffonnage qu'on fait machinalement sur une feuille de papier, sans attention particulière à ce que l'on trace, soit comme comme phase pré-figurative de l'apprentissage du dessin, soit comme une forme en soi, une sorte d'écriture énigmatique et abstraite. Il ressort de ce premier démêlage quelques caractéristiques du gribouillage.

  • Pour le plaisir du geste

Le gribouillage est associé à un geste spontané qui prévaut sur l'intérêt pour le résultat graphique. Il se pourrait même que le plaisir qu'on prend à gribouiller s'épuise dans l'acte, ne lui survive pas. Dans la littérature sur la psychologie et le développement de l'enfant, ce comportement est largement commenté. Le psychologue Howard Gardner, que nous évoquions plus haut, décrit par exemple dans son ouvrage Gribouillages et dessins d'enfants (Pierre Mardaga, 1997) comment l'enfant "agit sans y penser", se souciant moins de son œuvre que du plaisir du geste.

Libre, le gribouillage ne semble donc pas requérir d'aptitude graphique particulière. Il ne répond à aucune règle à l'inverse, par exemple, du coloriage qui exige de ne pas dépasser les bords… Marcel Réja, psychiatre du début du XXe siècle qui, comme nombre de ses contemporains, s'intéressait à ce type de productions, disait de "ces dessins surchargés" qu'ils "ne cherchent à représenter ni à démontrer quoi que ce soit" mais sont "le produit d'une activité spontanée qui s'exerce à vide." Dans ses Études sur l'enfance (Alcan, 1898), le psychologue anglais James Sully décrit même le gribouillage comme un simple "jeu musculaire", comparable au babil du bébé : "[le jeune barbouilleur] trace des lignes au hasard, sans discerner les droites des courbes ; il les prolonge, les multiplie, les répète sans fin, de même que dans ses premiers bégaiements il reprend plusieurs fois la même syllabe, quand il est parvenu à l'articuler. Les griffonnages de sa main rappellent les premiers gazouillements de sa voix (…). L'opération graphique n'est guère qu'un travail mécanique de la main (...) où la représentation visuelle des objets à dessiner n'entre pour presque rien."

Howard Gardner constate d'ailleurs ce consensus chez ses collègues psychologues : un enfant commencerait à gribouiller à partir de sa deuxième année, soit à peu près au même moment qu'il accède au langage.

  • Le gribouillage ne représente rien… pourtant, il exprime

Sans effort, le gribouillage ne figurerait rien ou alors, quelque chose d'encore indéchiffrable… Au début du XXe siècle, alors que l'on s'intéresse aux dessins d'enfants d'un point de vue pédagogique et psychologique, le terme "gribouillage" est employé de diverses façons, résume l'historien Emmanuel Pernoud dans L'invention du dessin d'enfant, en France à l'aube des avant-gardes (Paris, Hazan, 2003). Les critiques d'art l'emploient au sujet de la peinture moderne dans laquelle le motif se perdrait sous un jeu de formes aléatoires, et les professeurs pour décrire "le défoulement graphique de l'écolier". Les médecins de leur côté l'emploient pour décrire les œuvres des "aliénés". D'où cette ambivalence du terme, utilisé aussi bien pour parler de "l'expression plastique à ses débuts ou des phases régressives d'un art en voie d'élaboration" que pour désigner "l'anarchie picturale des artistes modernes".

Ces multiples interprétations concernant le gribouillage apparaissent comme autant de tentatives de réponses face à une pratique qui trouble les schémas habituels de la création graphique. Et ce, qu'elles émanent de pédagogues soucieux de réformer l'apprentissage du dessin, de psychanalystes faisant des études de cas à partir de dessins (voir la méthode du "squiggle" développée par Winnicott) ou d'esthètes appréciant la touche de peintres abstraits.

Aussi certains vont-ils voir le gribouillage comme autre chose qu'une simple phase pré-figurative où la sensation prime sur le mimétisme. C'est le cas du philosophe Georges-Henri Luquet. En 1913, cet élève de Bergson présente une thèse dans laquelle il tente de caractériser cette esthétique enfantine assimilée au gribouillis. Après avoir étudié de 1 700 dessins d'enfants, il décèle "un mode original du donné, qui mérite d'être distingué des conventions figuratives de l'adulte". Comme le résume Emmanuel Pernoud, "contre le fonctionnalisme de ses contemporains, attribuant à l'activité graphique de l'enfant une finalité cognitive et psychomotrice - pour en minorer a contrario la portée expressive -, Luquet défendra l'idée que le dessin d'enfant n'a pas de fonction et que cette gratuité lui confère une essence artistique."

Pour les défenseurs de l'art gribouillage, on pourrait, en exégète, décrypter le dessous des ratures et démêler le sens des lignes. Ou bien, en esthète, apprécier le pur jeu de formes, suivant cette vision quasi fantasmatique du gribouillage comme la marque d'une expressivité spontanée et libérée des carcans d'une figuration mimétique. L'œil ne guide plus le trait, ce n'est qu'incidemment qu'on peut voir apparaître des images dans l'informité première et la spontanéité des gribouillis, à la manière dont on repère, soudainement, un visage dans un nuage...

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Le gribouillage comme procédé artistique

Il n'y a donc pas que les psychanalystes obsédés par les signes dans les taches et les vieux professeurs à blouse noire désireux d'encadrer la "pulsion graphique" de l'enfant qui s'intéressent aux gribouillages. Les artistes, peut-être les premiers, se sont saisis de ses potentialités.

  • L'art comme retombé en enfance

Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, l'art semble retomber en enfance. L'attrait rousseauiste pour l'innocence enfantine et l’intérêt scientifique pour le développement de l'intelligence conduisent à une revalorisation de l'ingénuité supposée du gribouillage enfantin. On assimile l'enfance à l'âge des perceptions pures, et les motifs graphiques obsessionnels des "aliénés" à une expressivité libérée, que les artistes aimeraient à retrouver. Cette convoitise s'exprimera particulièrement à l'époque des avant-gardes. Lors du Salon d'Automne de 1905 où sont exposés Derain, Matisse et Vlaminck, la critique s'en donne à cœur joie. Ce n'est pas de la peinture, mais des "barbouillages", "bariolages", "puérilités", et même des "jeux barbares et naïfs d'un enfant qui s'exerce avec la boîte à couleurs".

Un procès en enfantillage qui n'émeut pas ces artistes fauvistes et expressionnistes… Au contraire, le gribouillage est élevé en modèle. "Je voudrais étudier des dessins de gosses, écrit Derain à Maurice de Vlaminck. La vérité y est, sans doute". Quant aux premiers abstraits comme Vassily Kandinsky, c'est moins l'expressivité naïve des francs gribouillis qui les intéressent que la possibilité d'une voie pour se défaire de l'objet et atteindre la forme. "Les adultes s'efforcent d'inculquer à l'enfant la connaissance du monde pratique et critiquent son dessin : 'ton bonhomme ne peut pas marcher, puisqu'il n'a qu'une jambe' . (...). [Or] l'enfant doué possède non seulement la faculté d'éliminer de l'objet ce qu'il a d'extérieur, mais le pouvoir de revêtir son âme de la forme là où elle se manifeste le plus fortement - par laquelle elle agit (ou "parle", comme on dit aussi) avec le plus d'intensité." (Regards sur le passé, 1913).

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  • Cy Twombly : faire de la peinture d'histoire avec des gribouillis
Cy Twombly, Coronation of Sesostris (Part V), 2000, Pinault Collection.
Cy Twombly, Coronation of Sesostris (Part V), 2000, Pinault Collection.
© Getty - Bertrand Rindoff Petroff

Si l'on revient à Cy Twombly, on remarque que ses œuvres sont souvent décrites comme des gribouillis, bien qu'il n'y ait, chez ce peintre expressionniste abstrait aucune intention de s'inspirer des enfants auxquels on a traditionnellement associé cette activité, ni d'emprunter à leur supposée naïveté graphique.

Devant ses toiles, cet agencement de taches de peinture, d'écritures vives au crayon graphite et de grandes formes – cercles, lignes ou fleurs – répétées comme par manie, il semble bien que l'on retrouve l'œuvre d'un gribouillage tel qu'on a pu le définir : plaisir du geste, motifs obsessionnels et traits sans figuration... Pourtant, Cy Twombly fait de la peinture d'histoire, le grand genre. Nombre de ses toiles se réfèrent en effet à l'Iliade, sans que jamais, nous voyions pourtant l'ombre épique d'un bouclier ou d'un navire ! On retrouve les caractéristiques du gribouillage dans l’œuvre abstraite de Cy Twombly, mais elles sont employées comme moyen de représenter autrement qu'en figurant.

Ce gribouillage apparaît alors comme une expression qui vise "aveuglement" l'image, comme le décrit Roland Barthes dans un article qu'il consacre à l'artiste : "Il ne voit pas bien la direction, la portée de ses gestes ; sa main seule le guide, le désir de sa main, non son aptitude instrumentale ; l’œil, c’est la raison, l’évidence, l’empirisme, la vraisemblance, tout ce qui sert à contrôler, à coordonner, à imiter, et comme art exclusif de la vision, toute notre peinture passée s’est trouvée assujettie à une rationalité répressive. D’une certaine façon, TW libère la peinture de la vision ; car le 'gauche' ('le gaucher') défait le lien de la main et de l’œil : il dessine sans lumière." Roland Barthes, Cy Twombly ou Non multa sed multum (1976)

La main est libérée de l'œil, mais elle produit quelque chose qui se donne à voir comme une image. Et, sans rien reproduire ou imiter, le gribouillis ne semble pas reproductible. Twombly le précisait lui-même, ses représentations ne sont pas un "jeu d'enfant", comme on a pu le dire de ses Blackboard des années 1970, qui rappellent pourtant les gribouillages d'écoliers. Au contraire, "c'est très difficile à imiter, confiait-il. Pour avoir cette qualité, il faut se projeter soi-même dans la ligne, cela doit se ressentir" (cité dans le catalogue d'exposition de la rétrospective consacrée à Cy Twombly au centre Pompidou, en 2016).

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Aussi croit-on, contemplant au musée  The Age of Alexander (1959 -1960), pouvoir "faire pareil". Avant de se retrouver, comme Roland Barthes, décontenancé par ces dessins griffonnés : "Voici The Age of Alexander : oh, cette seule traînée rose… ! Je ne saurais jamais la faire aussi légère, raréfier l’espace autour d’elle ; je ne saurais pas m’arrêter de remplir, de continuer, bref de gâcher ; et de là, de mon erreur même, je saisis tout ce qu’il y a de sagesse dans l’acte de l’artiste : il se retient d’en vouloir trop." (Sagesse de l’art, 1979). Cette traînée rose, cette forme abstraite, s'exprime comme une image. Elle semble se détacher d'un fond pour manifester, aussi bien que si Twombly avait dessiné une plume, une impression de "légèreté".

Sous les traits du hasard, le gribouillis est sûr de lui. Comme l'écrivait le poète Henri Michaux, adepte du gribouillage auquel il s'adonnait sous l'emprise de la mescaline, c'est un "trait hors des chemins, sûr de son chemin, et qu'avec nul autre on ne saurait confondre. Trait comme une gifle qui coupe court aux explications" (Émergences-Résurgences, 1972). Si bien que, si Twombly est un peintre de gribouillage, alors il est aussi celui qui nous apprend à le considérer comme un art.

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