Danica Salazar et Richard Karl Deang : "En santé publique, il est important d'utiliser les mots justes"

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Danica Salazar et Richard Karl Deang : "En santé publique, il est important d'utiliser les mots justes"

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Comment le Covid modifie-t-il le langage ?
Comment le Covid modifie-t-il le langage ?
© Getty - Westend61

Coronavirus : une conversation mondiale. Depuis le début de la pandémie, de nouveaux mots ou bien de nouvelles définitions se sont immiscés dans notre quotidien. Non sans conséquences, comme le soulignent ces deux spécialistes de la langue anglaise.

Dès le début du confinement l’équipe du Temps du débat a commandé pour le site de France Culture des textes inédits sur la crise du coronavirus. Intellectuels, écrivains, artistes du monde entier ont ainsi contribué à nous faire mieux comprendre les effets  d’une crise  mondiale. En cette rentrée, nous étoffons la liste de ces contributions en continuant cette Conversation mondiale entamée le 30 mars. En outre, chaque semaine, le vendredi, Le Temps du débat proposera une rencontre inédite entre deux intellectuels sur les bouleversements actuels.

Danica Salazar est lexicographe. Elle est éditrice pour The Oxford English Dictionnary, qui a mené une étude sur ce que le Covid a fait au langage pendant l'année 2020. Ce travail, à retrouver ici, a été réalisé en collaboration avec Richard Karl Deang, doctorant en anthropologie à l'Université de Virginie (États-Unis). 

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Depuis la déclaration de la pandémie de Covid-19, les langues du monde ont dû s’adapter à un afflux soudain de néologismes et de terminologie scientifique alors que les scientifiques et les décideurs s’efforcent de transmettre des conseils essentiels au public de manière opportune et efficace. Alors que le coronavirus continue de se propager dans des pays de plus en plus densément peuplés et linguistiquement diversifiés, il est devenu encore plus urgent de fournir des informations cruciales dans différentes langues afin de faciliter le partage d’informations essentielles aux communautés touchées par cette crise sanitaire mondiale.

L’Oxford English Dictionary (OED) a répondu à cette évolution lexicale sans précédent en ajoutant rapidement ce nouveau vocabulaire à travers de diverses mises à jour spéciales. Le dictionnaire a aussi publié un rapport détaillé sur les mots qui ont défini 2020 – au lieu de choisir un seul mot de l’année – avec une section entière consacrée à l’impact de Covid-19 sur nos pratiques linguistiques.

L'importance d’établir un vocabulaire standard autour de Covid-19 est aussi la raison d’être du Projet Multilingue Covid-19 de l’équipe Oxford Languages. Le projet rassemble l’expertise des lexicographes et des traducteurs qui travaillent dans le siège de l’Oxford University Press à Oxford ainsi que dans ses bureaux internationaux en Chine, en Inde, en Afrique de l'Est et en Afrique du Sud. Le projet propose des traductions de la terminologie clé de Covid-19 de l’anglais vers 19 langues différentes.[1] Les locuteurs natifs de ces 20 langues représentent en tout plus de 40 % de la population mondiale.

Covid-19 et l’évolution lexicale

Le suivi lexical effectué par Oxford Languages a montré que la plupart des termes clés liés à Covid-19 ne sont pas de nouvelles inventions. Certains mots tels que immunité, infection, symptôme, vaccin et virus font partie du vocabulaire de base de nombreuses langues ; et d’autres comme désinfectant, masque de protection et dépistage sont des mots courants ayant des significations médicales qui ont acquis des significations particulières pendant la pandémie ; et encore d’autres sont des termes scientifiques qui renvoient à des concepts épidémiologiques tels que nombre de reproduction de base, taux de létalité, taux de morbidité et taux de mortalité. Ces derniers figurent fréquemment dans les actualités et dans les discours politiques, étant donné leur importance dans la prise de nombreuses décisions gouvernementales dont l’impact sur la vie des populations autour du monde est encore indéterminé.

Le discours sur le Covid-19 est également caractérisé par des mots et des phrases qui font référence aux actions gouvernementales et individuelles. 

L’hygiène personnelle et la prévention des infections étant devenues la préoccupation principale de la société, certains mots tels que désinfectant et masque facial ont dominé la conversation dans beaucoup de langues. 

Puisque l’évitement du contact physique est devenu l’ordre du jour, des expressions telles que distanciation sociale et aplatir la courbe qui n’étaient connues que par les statisticiens et les épidémiologistes auparavant font désormais partie du vocabulaire quotidien de nombreuses langues. Le mot anglais lockdown, qui fait référence à l’ensemble des mesures mises en place dans de nombreux pays dans le but de contenir la propagation du virus en limitant sévèrement le mouvement des personnes hors du domicile, a été emprunté par certaines langues comme l’allemand, l’italien, le néerlandais, le philippin et le télougou, tandis que l’on utilise le mot confinement en français et ses mots apparentés en catalan, portugais et espagnol. En arabe, en chinois et en zoulou, on emploie des expressions indiquant la fermeture.

Un autre mot très utilisé, quarantaine, d’origine italienne, a également donné lieu au mot auto-quarantaine, ce qui souligne le caractère volontaire de ce moyen d’éviter la propagation de l’infection. En français, on utilise souvent le mot quatorzaine au lieu de quarantaine afin de préciser que la durée d’isolement obligatoire pour toute personne voyageant à destination ou en provenance de France est 14 jours et non 40.

La prédominance des anglicismes

Tout au long de son histoire, l’anglais a dû emprunter des mots à d’autres langues en réponse à des épidémies dévastatrices — même le mot anglais epidemic, par exemple, est emprunté au mot français épidémie. Aujourd’hui, cependant, l’anglais est la principale langue de la communication scientifique mondiale et, à ce titre, il est devenu la source de nombreux mots largement utilisés pendant la pandémie. 

Beaucoup considèrent cette prédominance d’anglicismes comme troublante, et les citoyens de certains pays comme l’Italie et le Japon ont critiqué leurs dirigeants pour leur dépendance excessive des mots d’emprunt anglais qui, à leur avis, rendent les messages publics obscures au lieu de les renforcer.

Nous pouvons aussi considérer l’influence de l’anglais sur le vocabulaire de Covid-19 dans certaines innovations lexicales intéressantes. En italien, l’anglicisme droplet désigne non seulement les petites gouttes de sécrétions produites naturellement en respirant, en parlant, en toussant, etc., mais aussi à la distance physique que l’on doit maintenir entre deux personnes afin d’éviter la transmission du virus. En philippin (tagalog), malais, indonésien et d’autres langues d’Asie du Sud-Est, on appelle métaphoriquement les travailleurs de la santé et des services essentiels frontliners en référence à leur place « en première ligne » dans la lutte contre Covid-19.

Qu’y a-t-il dans un nom ?

Au début de la pandémie mondiale, la référence de l’ancien président américain Donald Trump au coronavirus comme le « virus de Wuhan » ou le « virus chinois » a été dénoncée à grande échelle au milieu de craintes croissantes autour de l’intensification du racisme anti-chinois et anti-asiatique aux États-Unis et dans d’autres pays. Le pouvoir des mots de créer ou de renforcer les divisions sociales et politiques a été mis en évidence au cours des premières années de la seule autre pandémie mondiale actuelle, le VIH/sida. La maladie a été nommée pour la première fois comme « Gay-Related Immune Deficiency » (immunodéficience associé à l’homosexualité) ou GRID en 1982, et les articles de presse sur la maladie l’ont appelée le « cancer gay ». 

En plus d’être inexacts d’un point de vue épidémiologique, ces termes ont contribué à l’intensification de l’homophobie dans les années 1980 après les réussites du mouvement de libération gay des années 1970, et ils ont négativement influencé les réponses de plusieurs gouvernements nationaux et locaux à la nouvelle crise pandémique jusqu’au début des années 1990.

Dans le cas du sCovid-19, il semble que nous avons appris des erreurs du passé. Même si le nom de la maladie causée par le coronavirus est un acronyme simple de l’expression anglaise « coronavirus disease 2019 », ce choix suit très attentivement les meilleures pratiques de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) par rapport à l’appellation de nouvelles maladies infectieuses humaines. Alors que l’on avait tendance auparavant d’associer les maladies à des groupes démographiques à travers des noms comme grippe espagnole et cancer gay, le directeur-général de l’OMS a déclaré « Covid-19 » dans un tweet du 11 février 2020 comme le nom de la nouvelle maladie en expliquant l’importance d’éviter d’utiliser d’autres noms qui stigmatisent certaines populations.

Pour la distanciation physique, contre l’isolation sociale

L’importance d’utiliser les mots justes pour les mesures de santé publique est également soulignée par le terme distanciation sociale. L’entrée de l’OED pour social distancing comprend une définition plus ancienne avec des exemples datant de 1957 : « l’action ou la pratique de maintenir un degré d’éloignement ou de séparation émotionnelle avec une autre personne ou un groupe social ». Par contre, la seconde définition du terme tel que l’on l’utilise actuellement dans la santé publique et dans la vie sociale ne remonte qu’à 2009. 

Le fait qu’il n’y a qu’un pas entre ces deux définitions met en évidence l’inexactitude et les dangers du terme de distanciation sociale. L’OMS a même lancé une campagne publicitaire avec le message suivant : « Maintenir la sécurité et les liens sociaux des autres, c’est la responsabilité de tout le monde ; la distanciation physique, ce n’est pas l’isolation sociale ». La leçon la plus importante du VIH/sida est que les mesures de santé publique ne doivent pas saper l’importance des relations sociales dans la résolution des crises sanitaires 

Savoirs et connaissances locaux et communautaires

Il ne suffit pas d’emprunter des termes scientifiques. Des linguistes du monde entier conviennent qu’il est urgent d’inclure les savoirs et connaissances locales dans la communication sur la santé. Pendant une crise pandémique, il est essentiel d’expliquer aux gens les effets de la maladie sur le corps ainsi que les moyens de prévention et de traitement à travers des mots et des concepts qui leur sont familiers afin qu’ils fassent confiance aux conseils des institutions responsables de la santé publique et prennent des décisions éclairées face à la crise sanitaire.

Depuis les années 80, les membres des communautés touchées par le VIH/sida travaillent avec des professionnels, des décideurs et d’autres intervenants de la santé publique dans la lutte contre l’épidémie. Leur collaboration repose en partie sur la reconnaissance des praticiens biomédicaux que les informations sanitaires ne sont pas nécessairement mieux transmises sous forme imprimée ou textuelle. 

L’un des principaux aspects du travail communautaire contre le VIH/sida est l’accent mis sur les interactions en personne et en face à face avec les populations clés. 

Des travaux récents en anthropologie linguistique et médicale ont également exploré le rôle des activités communautaires telles que le khuuriin ülger (performance orale de contes avec accompagnement musical) en Mongolie dans la diffusion d’informations sur Covid-19.[2]

Le défi est de fournir des informations essentielles sur le Covid-19 dans autant de langues que possible, d’une manière précise, accessible et culturellement appropriée, et d’adopter des approches communicatives qui sont ancrées dans les expériences vécues et les besoins spécifiques des groupes démographiques les plus affectés ou menacés par la pandémie – ceux qui sont pauvres ou âgés, ou qui appartiennent à des minorités raciales ou ethniques. Pour relever ce défi, nous devons continuer à considérer les différents aspects du langage humain – la communication, le plurilinguisme, la traduction et l’interaction sociale – comme des éléments-clés de notre réponse à la crise pandémique mondiale.  

Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.          

[1] Afrikaans, allemand, arabe, catalan, chinois, espagnol, français, hindi, italien, néerlandais, philippin (tagalog), portugais, sotho du Nord, swahili, tamoul, télougou, tswana, xhosa et zoulou.
 

[2] Gegentuul Hongye Bai, « Fighting COVID-19 with Mongolian fiddle stories », Multilingua, 39, 5, 2020, https://www.degruyter.com/view/journals/mult/39/5/article-p577.xml?language=