Daniel Cordier et l'art : l'héritage immense d'un autodidacte

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Daniel Cordier et l'art : l'héritage immense d'un autodidacte

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Daniel Cordier, au premier plan, et Jean Dubuffet à l'inauguration de la galerie de Francfort le 9 décembre 1958
Daniel Cordier, au premier plan, et Jean Dubuffet à l'inauguration de la galerie de Francfort le 9 décembre 1958
© Maxppp - Richard Koll

C'est cette après-midi qu'un hommage national est rendu dans la cour des Invalides à Daniel Cordier, Compagnon de la Libération, ancien secrétaire de Jean Moulin qui l'initie à l'art. Après la guerre, il devient un formidable collectionneur, directeur de galerie et mécène.

Quand Daniel Cordier rencontre Jean Moulin à Lyon en 1942, il a 22 ans et n’a jamais mis les pieds dans un musée. De son côté, le préfet est un passionné. Il dessine, collectionne, choisit notamment “marchand d’art” comme couverture, ouvre même une galerie à Nice. L’art devient alors un sujet de conversation récurrent entre les deux hommes. Par goût et à la terrasse d'un café ou dans un wagon de métro cela évite les soupçons. Le préfet offre Histoire de l’art contemporain de Christian Zervos à son jeune secrétaire et lui répète, c’est promis, qu’un jour ils iront ensemble visiter le Prado, d'après lui l'un des plus beaux musées du monde. 

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C’est seul que Daniel Cordier finit par admirer à Madrid, stupéfait, les chefs-d’œuvre de Goya, Bosch ou Dürer. "La plus grande rencontre de ma vie" dira-t-il. 

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Daniel Cordier, l'héritage immense d'un autodidacte

2 min

Alors en 1946, après avoir démissionné de la DGER, la Direction Générale des Études et Recherches - le service du Renseignement français - et qu’une nouvelle vie s’offre à lui, c’est vers l’art qu’il se tourne :

Un jour, j'ai acheté une boîte de peinture à l'huile et des petites toiles, j'ai commencé à faire de la peinture et ça m'a passionné (...) Sauf que mon dessin est nul, la couleur est à peu près identique, et que, malheureusement, bien que j'ai fait huit ans... huit ans de peinture, je suis incapable de faire de la peinture !"  ( A Voix Nue, Jerôme Clément, 2013)

Mais il est capable de la collectionner. Pendant ces huit années d’apprentissage, Daniel Cordier, le curieux, le boulimique achète. Sa première acquisition, c'est une toile abstraite de Jean Dewasne. Suivent notamment quinze toiles du jeune Nicolas de Staël, d’un coup !  Huit ans à l'issue desquels il n'a plus un sou mais il ne se résout pas à vendre. 

"Il a pris des risques artistiques considérables"

Il préfère ouvrir sa propre galerie en 1956 à Paris, rue de Duras, dans le 8e arrondissement avant de vite déménager rue de Miromesnil, pas très loin. Un nouvel endroit qu’il inaugure avec un certain Jean Dubuffet, concepteur de l’Art Brut, son ami. L’exposition, intitulée "Célébration du Sol", présente des toiles du genre de celle que l’on peut voir aujourd’hui à la galerie parisienne Jeanne Bucher Jaeger*. L'oeuvre date de 58. Son titre : “Topographie, pierres sur le chemin”. Une surface brune où viennent se coller des petites formes plus ou moins rondes. On dirait la surface de la lune. “Il y a une espèce de vitalité et d’extraordinaire vitalité dans cette oeuvre” commente Emmanuel Jaeger, le directeur de la galerie, admiratif, “personne ne regarde ce travail à l’époque, il faut le savoir, personne !”. 

Façade de la galerie de Daniel Cordier au 8 rue de Miromesnil dans le 8ème arrondissement, photo issue du site du musée des Abattoirs de Toulouse  de Paris
Façade de la galerie de Daniel Cordier au 8 rue de Miromesnil dans le 8ème arrondissement, photo issue du site du musée des Abattoirs de Toulouse de Paris
- Inconnu

Personne sauf Daniel Cordier qui se passionne aussi pour les toiles folles de l’artiste yougoslave Dado, pour Bernard Réquichot l’écorché vif. Inconnus à l’époque. "Il a pris des risques artistiques considérables" insiste Emmanuel Jaeger, "mais c’était plus fort que lui, il fallait qu’il les montre, il fallait qu’il défende leurs oeuvres". 

Comme il défendra celles d'Henri Michaux, Hans Bellmer ou Roberto Matta. Il compte une vingtaine d'artistes, émergents ou plus installés, sous contrat. Et ça marche : 

Il y avait beaucoup de monde, j'avais environ trois, quatre mille personnes par mois pour voir les expositions, ce qui était énorme à l'époque. 

Très vite, Daniel Cordier ouvre une succursale à Francfort puis à New-York. Et ce n’est pas pour rien si en 1959 c’est sa galerie qu’André Breton et Marcel Duchamp choisissent pour EROS, l'Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme, dernière expo du groupe, où les Parisiens ont la chance de découvrir les Américains Robert Rauschenberg et Jasper Johns. 

Vernissage de l'Exposition InteRnatiOnal du Surréalisme, EROS, à la galerie Daniel Cordier, 1959, photo issue du site du musée des Abattoirs de Toulouse
Vernissage de l'Exposition InteRnatiOnal du Surréalisme, EROS, à la galerie Daniel Cordier, 1959, photo issue du site du musée des Abattoirs de Toulouse
- Inconnu

Mais en 1964, nouvelle surprise, nouvelle rupture.

"Pour prendre congé..."

En effet, après "huit ans d’agitation", Daniel Cordier, l’imprévisible, baisse le rideau. Il adresse une lettre restée fameuse, "Pour prendre congé",à ses 6 000 contacts dans le milieu. Il y déplore la crise financière, le marché de l’art frappé par une spéculation de plus en plus forte, le goût "sans danger" des collectionneurs français et puis ce n’est plus à Paris que cela se passe, prédit-il, mais à New York : 

Je suis resté un an sans vendre un dessin ! Qu'est-ce que vous auriez fait ? Ça me coûtait 30 millions par an de frais ! (...) ma banque était prête à faire crédit mais j'allais où ? (...) Il y avait de plus en plus de monde dans la galerie, mais qu'est ce que vous voulez faire... Finalement, j'ai décidé de tout garder, des milliers d'œuvres, d'arrêter, et je n'ai jamais regretté ! "

Carton d'invitation de l'exposition "huit ans d'agitation" à la galerie Daniel Cordier, 1964, issu du site du musée des Abattoirs de Toulouse
Carton d'invitation de l'exposition "huit ans d'agitation" à la galerie Daniel Cordier, 1964, issu du site du musée des Abattoirs de Toulouse
- Inconnu

Il continue néanmoins d’acheter "maladivement" et choisi de léguer en masse. Celui qui à 22 ans n’y connaissait rien est à l’origine d’une des plus grandes donations d’œuvres d’art à l’Etat français. 

Plus de 1300 oeuvres en donation : "vertigineux "

Daniel Cordier, le mécène

2 min

Nous sommes en 1973. Daniel Cordier a 53 ans, des oeuvres partout chez lui et fait partie de la commission d’acquisition du Musée National d’Art Moderne. Alors l’idée germe : pourquoi pas une donation? Et le voilà qui entame une vie de mécène. "Cet homme était absolument extraordinaire, c'était un bienfaiteur. Pas seulement un donateur mais aussi ce qu'on peut appeler un philanthrope" s'émeut Bernard Blistène, le directeur du Musée National d'Art Moderne au Centre Pompidou, impressionné par le nombre d’oeuvres que Daniel Cordier donne tout au long de sa vie à l’institution, mille trois cent cinquante six, "proprement vertigineux" , et par leur qualité : Arman, Viala, Tàpies ou Brassaï... Et s'il y a des "trous", qu'à cela ne tienne, il les comble !

"Il lui est même arrivé d'aller acquérir des oeuvres - je songe à une très grande sculpture - magnifique d'ailleurs de César de la série des Championnes - en disant "il faut cette pièce, elle est essentielle et vous ne l'avez pas !"

Daniel Cordier commente à Jack Lang, alors ministre de la Culture, l'un des 300 tableaux dont il vient de faire donation au Musée National d'Art Moderne au Centre Pompidou, le 21 novembre 1989
Daniel Cordier commente à Jack Lang, alors ministre de la Culture, l'un des 300 tableaux dont il vient de faire donation au Musée National d'Art Moderne au Centre Pompidou, le 21 novembre 1989
© AFP - Jean-Loup Gautreau

Daniel Cordier guidé par l’amour de l’art et aussi par un certain sens du devoir d’après Bernard Blistène : 

"C'est aussi quelqu'un qui, sa vie durant, a eu une certaine conscience de l'État. La conscience de l'État, il l'a certainement eu aux côtés du préfet résistant Jean Moulin et il l'a eu sans doute plus tard encore quand il s'est dit qu'il ne pouvait pas garder à l'abri du regard des autres toutes ses œuvres qu'il avait accumulées.

Toutes ses toiles donc, et tous ses objets aussi. Car Daniel Cordier, un peu à la manière des surréalistes, amasse des trouvailles venues de toutes les époques, tous les continents. Hache préhistorique, masque d'abattage, vertèbre de baleines, pic d'espadon, fétiche, totems ou faux cols de chemise... Une collection en forme de cabinet de curiosité dont la grande majorité des oeuvres est mis en dépôt aux Abattoirs, musée-Frac Occitanie Toulouse, qui renouvelle sans cesse son accrochage au gré d'expositions à thème. 

Daniel Cordier et Alain Mousseigne alors directeur du musée des Abattoirs à l'occasion de l'exposition "Les Désordres du Plaisir", Toulouse, 2009
Daniel Cordier et Alain Mousseigne alors directeur du musée des Abattoirs à l'occasion de l'exposition "Les Désordres du Plaisir", Toulouse, 2009
- Jean-Claude Planchet

"C'est très très large" s'enthousiasme Annabelle Ténèze, la directrice de l'établissement, "et je vous avoue que tourner les prospectus pour regarder les objets, c'est une surprise permanente ! ".  Le cahier des charges légué par Daniel Cordier ? : "soyez libre et soyez libre comme je l'ai été. Un sacré cahier des charges !". 

À voix nue
28 min

* qui présente actuellement les oeuvres de Mark Tobey, autre artiste présent dans la collection Daniel Cordier