Fin XIXe siècle : à la Pitié-Salpêtrière, Jean-Martin Charcot utilise l'hypnose pour étudier l'hystérie en en provoquant les crises. Ses croquis d'étude nous sont restés, et révèlent de façon troublante le potentiel esthétique de la "possession".
1887. Dans une salle de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, le neurologue Jean-Martin Charcot plonge l'une de ses patientes, Blanche Wittman, surnommée "la reine des hystériques", en état d'hypnose. Son but ? Provoquer chez elle une crise, afin d'étudier les symptômes de la maladie. Spectateurs de cette impressionnante séance, des confrères, mais également des intellectuels.
Charcot, sommité du petit cercle des médecins hypnotiseurs, homme de ressources, plein d'une curiosité digne de celle de l'Enfant d'éléphant de Kipling investiguait crayon en main dans les champs ardus de la psychopathologie, discipline dont il passe pour être le précurseur. A l'aune de ces croquis, qui révèlent le potentiel esthétique de la possession, regards sur l'hypnose, technique toujours utilisée mais dont les mystères ne sont pas encore levés.
Hystérie et hypnose : des vieillards, aux femmes hystériques
Charcot, dont le père était carrossier, commence par s'intéresser à la médecine du corps. C'est sur celui des vieillards qu'il se penche notamment, consacrant sa thèse de doctorat, en 1853, à la goutte et aux maladies inflammatoires. Il la soutient à la Salpêtrière, où il est rentré en tant qu'interne cinq ans plus tôt. C'est aussi là-bas qu'il est nommé chef de service en 1862, dans un secteur où sont alités deux cents grands infirmes et malades incurables.
Mais la vétusté des bâtiments entraîne un remaniement des services en 1870. Charcot se voit alors confier la charge de cent cinquante femmes hystéro-épileptiques non aliénées et se trouve confronté à des crises, de grandes attaques qui avaient déjà été décrites par Pierre Briquet, l'un de ses prédécesseurs, médecin à l’hôpital de la Charité.
L'heure est alors à la Révolution industrielle, qui voit le développement des chemins de fer : "Il y avait des accidents. Il y avait des espèces de pathologies que l’on n’arrivait pas à cerner, avec des séquelles très fortes, à la suite de collisions qui n'auraient pas dû entraîner de lésions", raconte Catherine Bouchara, médecin psychiatre et hypnothérapeute à la Pitié-Salpêtrière, auteur du livre Charcot, une vie avec l'image. Charcot est donc amené à travailler sur ces syndromes post-traumatiques, et commence à étudier les mécanismes psychiques :
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Maladie psychogène et réhabilitation de l'hypnose
"Hystérie " : le terme a été inventé par Hippocrate d'après le mot "utérus " (hystera ). Il est donc étymologiquement impropre, puisque la maladie concernait aussi bien les hommes que les femmes. D'ailleurs, à partir du moment où il ouvre une consultation externe, en 1853, Charcot publie plus d’une soixantaine de cas d’hystérie masculine.
A un moment, Charcot a dit : "Nous sommes sur le point de trouver la formule chimique de l’hystérie !" Il cherchait partout, avec les instruments de son époque. Il faisait des enregistrements qui lui permettaient de trouver des graphies pour différencier les zones d’épilepsie. Il calculait tout : le volume des urines, le volume des phosphates… Et il cherchait aussi à la mort des sujets, à la dissection.Catherine Bouchara
Dès 1876, pour tenter de cerner cette maladie, le neurologue commence à étudier les phénomènes d'influence. Pourtant, la technique de l'hypnose était interdite depuis les controverses et les scandales ayant entouré Franz-Anton Mesmer au temps de Louis XVI, qui stipulait l'existence d'un "fluide universel " pour expliquer la transe. Mais Charcot fait fi de l'anathème. Bien plus : en 1882, un mois après s'être vu attribuer la première chaire de neurologie par Gambetta, il propose à l'Académie des sciences d'officialiser l'usage de l'hypnose. "Il profite de ce moment de force, de pouvoir, pour aller déclarer son utilisation de l’hypnose. Ce qui était assez gonflé de sa part", commente Catherine Bouchara.
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Hypnose expérimentale Vs hypnose thérapeutique
Charcot explore les états nerveux de l'hystérie par l'hypnose : il provoque les crises d'hystérie et les paralysies pour tenter de comprendre les phénomènes de transfert - le passage des paralysies psychiques d'un côté du corps, à l'autre - et de contractures. "En 1884 et 1885 il montrait que, sous hypnose, trois hommes atteints d’une paralysie d’un bras à la suite d’un traumatisme retrouvaient l’intégralité de leurs mouvements. Découverte retentissante car jusqu’ici les paralysies traumatiques étaient considérées comme produites par une lésion du système nerveux", écrivait André Cuvelier, neuro-psychiatre, dans Hypnose et suggestion en 1987. Pour ce faire, Charcot travaille beaucoup en hypnose profonde :
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Pendant longtemps, les séances d'hypnose de Charcot ont pour seule ambition l'expérimentation. Des intellectuels, tels Maupassant, Zola, Daudet, ou encore les frères Goncourt, y assistent. Le neurologue de la Salpêtrière n'étudie pas que l’hystérie, mais explore tous les champs de la neurologie, comme le souligne Catherine Bouchara :
Il a fait un énorme travail sur la motricité et le mouvement et il est parvenu à créer un schéma représentant l’appareil de la mémoire du mouvement. Il essayait de comprendre la formation du mouvement, en paralysant sous suggestion. C’est la reprise du mouvement qui l’intéressait.
Quant à l'hystérie… Charcot va chercher en éthologie et en anthropologie des preuves de son universalité. Il étudie le phénomène de "possession " en s'intéressant au cas d'une femme bambara qu’il reçoit à la Pitié-Salpêtrière, affirme que les moines du mont Athos accèdent à l’extase en regardant leur nombril…
Catherine Bouchara souligne combien Charcot était un être transdisciplinaire: "Chaque fois qu’il y avait quelque chose qui lui semblait pouvoir entrer dans la compréhension de ces mécanismes, il s’adressait aux personnes les plus connues de son époque. Et il a entendu parler de Pierre Janet… " :
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Charcot à la Salpêtrière, Liébeault et Bernheim à Nancy… et Freud
Les neurologues sont les premiers à se distancier de Charcot. Ils considèrent que celui-ci s'éloigne trop du terrain de l’anatomo-pathologie. Le bruit court même qu’il se fait duper par certains patients. "Tout le monde, sauf l’intéressé, savait que l’on préparait les malades avant la séance et que l’on répétait certains tours extraordinaires qui n’attendaient plus que la mise en scène du maître", affirme André Cuvelier en 1987. Mais, disciple de l'école de Nancy, Cuvelier, qui se plaît à rapporter dans son ouvrage une description peu flatteuse de Charcot par Daudet ("Je n'ai pas connu d'homme plus autoritaire ni qui fît peser sur son entourage un despotisme plus ombrageux "), peut facilement se voir taxer de parti-pris. Car les écoles de Paris et de Nancy (ouverte par Ambroise-Auguste Liébeault en 1860 pour cette dernière) se livrent à une guerre idéologique.
En effet, à l'hôpital de la Salpêtrière, Charcot se sert de l’hypnose pour mieux comprendre les paralysies hystériques et les différencier de celles dues à des lésions organiques ; il n'en fait pas un usage thérapeutique. Et pour cause, puisque pour le neurologue, la sensibilité à l'hypnotise est propre à l’hystérie. Du côté de Nancy, Hippolyte Bernheim, confrère de Liébeault et cofondateur de l'école, pense a contrario que l'hypnose peut s'appliquer à tous les patients… à l'exception des hystériques. D'autre part, il utilise cette technique dans le but de faire disparaître les pathologies.
Une figure d'envergure a fréquenté les deux écoles : Freud, le fondateur de la psychanalyse. Après avoir passé plusieurs mois à la Salpêtrière auprès de Charcot en 1885 (un séjour clé dans son existence ; Charcot et lui entretiendront ensuite une correspondance), il se rend à Nancy, quatre ans plus tard, pour approfondir ce qu'il sait de l'hypnose et des pathologies psychiques. Il plongera ses patients dans un état de conscience modifié pour leur faire revivre des événements traumatiques oubliés, mais finira par abandonner l'hypnose, considérant qu'elle est insuffisante pour fonder un traitement… Catherine Bouchara :
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Je suis en droit de dire que la psychanalyse, proprement dite, ne date que du jour où on a renoncé à avoir recours à l’hypnose. Freud
La représentation de la démence : l'apprentissage par le dessin
A l'époque de Charcot, la médecine s'apprenait aussi par le dessin. Les thérapeutes, les étudiants... réalisaient des croquis, et notamment durant les dissections, comme le relate Catherine Bouchara :
Ils se sont trouvés pendant très longtemps dans les théâtres anatomiques avec les peintres. Les uns, pour pouvoir maîtriser le dessin et éventuellement faire des déformations qui pouvaient servir leur art, comme Ingres. Les autres pour apprendre à différencier l’état normal de l’état pathologique.
C'est par hasard qu'elle a retrouvé les croquis et autres documents d'étude de Charcot : "Je les ai découverts dans des réserves, des fonds qui n’avaient été que très peu ouverts, des feuilles d’observation…" Et d'expliquer : "La fonction du dessin, c’était aussi de fixer un instant t dans l’histoire du patient. Ce moment incroyable d’intimité où vous êtes assis au chevet du patient, la main prolongeant le regard : vous êtes en contact. C’est un mode de dialogue qui est très profond."
Dans la médecine, il y avait des temps de l’examen clinique. Le premier était l’inspection « Regarder, regarder encore, regarder toujours, c’est ainsi seulement qu’on arrive à voir », disait Charcot. Catherine Bouchara
La photographie nécessitant encore une artillerie lourde et des temps de pause longs, Charcot dessinait sur le vif. Il croquait, utilisait le gros trait, affirmant qu'il n'"était que le photographe" :
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Mon cher fils, je t’engage à continuer les croquis. C’est une bonne façon d’occuper ses loisirs : la science et l’art sont alliés, deux enfants d’Apollon. Charcot, à son fils Jean-Baptiste
Bertrant Marquer est maître de conférence en littérature française à l’université de Strasbourg. Spécialiste du XIXè siècle , il travaille sur les rapports entre littérature et science et a consacré sa thèse au "spectre littéraire de Jean-Martin Charcot dans l'imaginaire fin-de-siècle". Pour lui, Charcot aurait même hésité à opter pour une carrière d'artiste :
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La beauté des corps en désordre
Depuis le Moyen âge au moins, la "possession" est représentée dans l'art. "Le désordre des corps, c'est un défi dans la représentation esthétique", affirme Bertand Marquer.
Et Charcot s'intéressait aux représentations des troubles psychiques à travers les âges. C'est d'ailleurs dans une toile de Rubens, Les Miracles de Saint Ignace de Loyola (1717-1718) , qu'il a reconnu le type pathologique sur lequel il travaillait, la grande hystérie : "Il était fasciné. Il a vu une sorte de perfection dans la représentation de cette maladie. "
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Pour Bertrand Marquet, il existe un point commun entre l’œuvre d’art et l’hystérie, dans la mesure où l'oeuvre d'art est capable de provoquer fascination et suggestion : "C’est une des problématiques abordées à la fin du siècle : le fonctionnement de l’œuvre d’art et la fascination provoquée par l’œuvre d’art, sur le modèle de la suggestion. Une œuvre d’art est suggestive, et l’hystérique est facilement suggestionné. " Ainsi, le lien est-il établi entre hypnose et contemplation.
L'hypnose aujourd'hui ? "On n'a pas tellement évolué depuis Charcot"
Depuis Charcot, en sait-on plus long sur l'hypnose ? Pour Catherine Bouchara, hypnothérapeute qui travaille en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à la Pitié-Salpêtrière, cette technique "n’a rien de magique" : "C'est un phénomène tout à fait naturel que chacun connaît " affirme-t-elle, avant de prendre l'exemple d'un enfant qui, concentré sur son dessin, serait comme plongé en autohypnose.
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Mais l'usage que l'on fait de l'hypnose aujourd'hui peut aussi rivaliser en spectaculaire avec celui de Jean-Martin Charcot en son temps - qui, contrairement à Bernheim, n'a jamais proposé de séances d'hypnose en dehors de sa clinique.
En témoignent les impressionnantes démonstrations de Messmer, grand maître dans l'art de l'hypnose collective. Ou encore, les premières opérations sous hypnose, qui permettent aux chirurgiens d'être guidés par leurs patients. Et pourtant… : "Vous savez, actuellement, on n’en sait pas grand-chose, de ces phénomènes de suggestion. On n’a pas tellement évolué depuis Charcot. Je ne vois pas ce qu’on a appris de spectaculairement neuf sur ces phénomènes, c’est le b.a.-ba."
Charcot a beaucoup insisté sur le fait que le progrès de la médecine était dépendant de celui de la technique et des sciences. Il est clair qu’actuellement, il utiliserait l’imagerie cérébrale avec un immense bonheur. Catherine Bouchara
Où se situe le siège de l’hypnose ? S'agit-il du cerveau ? "Disons qu’on peut trouver des manifestations d’activation cérébrale sous hypnose, qui se différencient des zones qui sont activées en méditation par exemple." , répond l'hypnothérapeute qui, malgré tout, ne semble pas convaincue que tout soit régi par le cerveau :
Il y a le champ des émotions, il y a le champ de la pensée, il y a la mémoire… Charcot faisait systématiquement les arbres généalogiques des patients. Il remontait dans l’Histoire, dans les pathologies familiales… Tout ça est un ensemble, ça s’appelle l’être humain.