De Durkheim aux études coloniales, les chercheurs doivent-ils être neutres ?
Par Chloé Leprince
A la veille d'un colloque à la Sorbonne pour dénoncer l'ordre moral qui sévirait à l'université et une recherche académique en état de siège, un livre de Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel paraissait pour défendre les savoirs critiques et faire un sort à l'idée de neutralité scientifique.
C'est un scénario catastrophe qui enfle. Une tâche d'huile façon pire cauchemar progressiste qui se répercute à coups de tribunes et d'interventions dans les médias. L'université serait aux prises avec une offensive militante qui balaierait sur son passage la neutralité du savoir et condamnerait d’autres façons de produire de la science. Ils sont peu nombreux à le dénoncer, mais désormais très audibles à mesure que gonfle leur écho médiatique. Issus de différentes disciplines dont la sociologie et la philosophie, ils dénoncent en particulier l’emprise dont serait victime le monde académique, à la merci de l’impérialisme tyrannique de certains courants de pensée ou objets de recherche dans les sciences sociales. Mais parfois aussi, sous la coupe du sentiment d'appartenance identitaire exacerbé de certains étudiants, comme l'affirmait le professeur de droit public Olivier Beaud, invité de La Grande table le 22 décembre 2021 pour avoir fait paraître Le Savoir en danger, aux Puf.
Au point que la liberté académique serait menacée ? Méconnue et souvent floue en France (où elle est arrivée tardivement via les Etats-Unis, et qui doit s'employer au singulier), la notion de “liberté académique” finit par être utilisée par les deux camps qui ont cristallisé dans le monde universitaire. Et qui se renvoient la censure à la figure, sur fond de politisation du débat. C'est aussi le signe d'un affrontement qui s'enkyste à mesure que l'écart se creuse entre le bruit médiatique, considérable, et la lecture des travaux publiés (qu'on peut penser plus relative).
L'idée qu’il existerait une recherche libre en état de siège, menacée sous les coups de butoir de collègues devenus à la fois juges, arbitres, et despotes, a pourtant pris une vigueur particulière, ces douze derniers mois. L'appel ( consultable ici) de soixante-treize universitaires à l’origine de l’Observatoire du décolonialisme remonte au 13 janvier 2021, il y a tout juste un an. Le calendrier est crucial : un mois plus tard, Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, brocardait à son tour l’islamo-gauchisme à l’université. Car derrière cette accusation, on retrouve bien un certain type de travaux, et une certaine façon de mettre au jour les faits sociaux - et, notamment, les discriminations. Ces chercheurs et ces chercheuses-là, eux aussi, en appellent à la liberté académique pour dénoncer, à leur tour, l'interférence politique dans le monde académique, et un climat délétère. Et interpellent : qui, au juste, connaît vraiment ces travaux voués aux gémonies ?
Le fond de l'air est politique
A l’époque, le petit noyau de chercheurs mobilisés derrière cet Observatoire du décolonialisme, ainsi que la notoriété et les états de service très disparates des uns et des autres, ne disait rien d’avance de la portée de l’initiative. Parmi les plus connus alors, on citera par exemple Pierre-André Taguieff, Nathalie Heinich ou Pierre-Henri Tavoillot. Par leur notoriété, ils contrastaient. Mais un an plus tard exactement, on peut mesurer le chemin parcouru, et la portée balistique de cette charge, alors que ce même Observatoire vient de tenir, les 7 et 8 janvier 2022, un colloque dans les murs de la Sorbonne, à Paris. C’est Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education, qui a lancé l’événement avec un discours d’ouverture. Et celui qui l’a conclu s’appelle Thierry Coulhon. Moins connu du grand public, il se trouve être à la tête du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur depuis que l’Exécutif l’avait imposé à ce poste, fin 2020 - générant au passage un grand tollé chez les universitaires.
Leur présence dit à la fois l’amplitude que parvient à avoir, dans certains milieux, cette mobilisation qui se déploie contre “une vague identitaire sans précédent au sein de l’enseignement supérieur et de la recherche”, et sa politisation. Comme une contre-offensive qui battrait le rappel jusqu'au gouvernement ? Pourtant, c’est justement la nature “militante” de ces recherches qui est brocardée. Avec, au cœur de la dénonciation, l'idée d'une mainmise sur l’université par des chercheurs et des chercheuses décrits comme les porte-paroles d’une cause. A peu de choses près, les sciences sociales seraient un continent à la dérive.
Derrière ce combat contre une hégémonie scientifique - certains disent “totalitarisme” - c'est aussi un affrontement pour les places à l'université qu'on voit se profiler. La bataille de tranchées est aussi une guerre de positions... même quand c'est le sociologue Max Weber qui fait office de prise de guerre. Parce que le chercheur, aux racines de la discipline en Allemagne, a écrit sur le rapport entre le savoir et les valeurs à la fin des années 1910, il apparaît désormais comme empaillé, à mi-chemin entre un totem et un distributeur de certificats de bonne pratique sociologique. Quitte à passer à l'as toutes les recherches actuelles qui pourtant ont mis en évidence qu'au moment de l'importer en France, à la fin des années 1950, on avait largement rétréci son propos au risque de caricaturer l'idée qu'il se faisait de la neutralité. En 2005, chez Agone, Isabelle Kalinowski (qui a traduit Weber dans le texte) battait précisément en brèche l'idée fausse selon laquelle le sociologue serait le héraut du non-engagement du savant. L'ancêtre, qui justement publiera quantité de textes politiques en Allemagne, était déjà devenu une tarte à la crème.
Défaire le déconstructivisme
Outre des signataires de l’appel d’origine, le programme du colloque de l'Observatoire du décolonialisme affichait encore l'historien Jacques Julliard, le politiste Pascal Perrineau, ou le philosophe Pierre Manent mais aussi Pascal Bruckner, le dessinateur Xavier Gorce, le romancier Boualem Sansal, la spécialiste de littérature Belinda Cannone, ou encore l’essayiste canadien Mathieu Bock-Côté. Le tout abrité sous l’intitulé : “Après la déconstruction, reconstruire les sciences et la culture”. Si le terme “déconstruction” s’est ainsi vu hisser en tête de gondole, c’est parce que ce qu’on appelle les “savoirs critiques” se sont retrouvés sous le feu adverse. Ce sont eux, en particulier, qui sont accusés à la fois de verser dans le militantisme, et de desservir la science en la dépouillant de sa neutralité. Sont visées, plus précisément, les recherches sur le genre ("la genritude", disent ses pourfendeurs) ou encore les rapports raciaux et notamment toute une série de dominations, matérielles ou symboliques, qui plongent leurs racines dans l’histoire coloniale française. D’un point de vue académique, ce sont les coordonnées scientifiques de ce qu’on entend désormais appeler le “wokisme”.
Savoirs critiques
Celles et ceux qui sont visés ne se disent pourtant pas particulièrement “militants”. Et souvent, même, s'insurgent de ce procès qui leur est fait alors que le colloque de la Sorbonne, par exemple, affichait une porosité inédite entre mondes scientifique et politique. Ces chercheurs et ces chercheuses dont le travail se trouve désormais à l’index réfutent l’idée d’un biais ou d’une chevauchée aventureuse au détriment de la rigueur. Y compris lorsque leur objectif scientifique est de mettre au jour une batterie de rapports de pouvoir, et bien des inégalités.
S’ils s’ouvrent à des objets et des mondes souvent très variés, les savoirs critiques ont en effet en commun de déconstruire les hiérarchies. C’est-à-dire, concrètement, de chercher à montrer d’où viennent les rôles et les positions des uns et des autres. Notamment en prenant pour acquis que ces rôles sociaux, ou ces façons de faire, n’ont rien de naturel. Qu’ils ont une histoire, et qu’étant le produit de cette histoire-là (qui reste à déconstruire), ils seront plus faciles à mettre en exergue une fois que les représentations ordinaires auront été mises à plat. C’est à cette “obsession” de la déconstruction que le colloque des 7 et 8 janvier 2022 promettait notamment de faire un sort. Mais dans son discours, Jean-Michel Blanquer a plutôt dénoncé “le relativisme intellectuel qui consiste à dire que tout se vaut” tandis que des intervenants entendront “ne pas laisser dire que la terre est plate”.
Or cette déconstruction qui semble avoir fait monter les enchères est en réalité une façon de faire très banale dans les sciences sociales. Il s’agit au fond d’analyser ce qui paraît aller de soi, pour se départir d’évidences. Par exemple lorsqu’il s’agit de genre. C’est même pour cela que le genre n’est pas ce que ses détracteurs y voient souvent - une théorie tyrannique - mais bien un levier d’éclairage. La notion de genre est née en effet à la fin des années 1970 alors qu’il s’agissait à l’époque de montrer que la séparation entre ce qui serait naturellement féminin et ce qui devrait rester naturellement masculin n’avait pas de nécessité en soi, mais plutôt une explication historique et sociale - et pas biologique. Contrairement à ce qu’affirment quelques pourfendeurs du genre, il ne s’agit pas de pulvériser les différences physiologiques entre les hommes et les femmes. Mais plutôt de montrer que cette idée qui voudraient que les rôles sociaux soient naturels aux uns et aux autres (la vie domestique par exemple, mais aussi, et pendant longtemps, la capacité politique ou encore le fait de se sentir autorisé à participer aux combats intellectuels) a une origine, et des implications. Alors seulement, une fois ces rôles sociaux déconstruits, apparaissent plus distinctement des inégalités entre les hommes et les femmes. Qui, à leur tour, se révèlent être le fruit d’une histoire à éclairer.
Le genre n'est pas une théorie
D’un point de vue scientifique, le genre est ainsi d’abord un outil, c’est-à-dire une façon de regarder le monde, pour ensuite mettre les résultats à contribution vers davantage d’égalité. Il faut lire l’excellent petit livre (collection “Repères”) Les Théories en études de genre, par Eléonore Lepinard et Marylène Lieber, paru fin 2020 à La Découverte, et toujours très utile, pour se rappeler non seulement l’histoire ces études de genre, mais aussi leur sens. Car le genre n’est ni une cause ni une théorie, rappellent les deux autrices, mais bien un instrument qui permet d’armer conceptuellement toute une série de disciplines pour dialoguer, ensemble, sur un même objet. Et dévoiler des pans du réel qui, de longue date, échappaient aux recherches. Au point que quantités d’inégalités demeuraient dans l’angle mort.
Bien souvent, le genre est articulé à d’autres rapports sociaux, comme la classe ou l’âge. Qui peuvent eux-mêmes générer d'autres inégalités. C’est justement le sens de l’intersectionnalité, qui existe théoriquement depuis les années 1980 même si, avant la lettre, des travaux mettaient sous leur loupe plusieurs rapports de domination pour chercher à observer ce que leur combinaison pouvait créer. Le mot désormais a mauvaise presse, notamment dans le monde politique. Trop militant, à nouveau ? Les universitaires qui travaillent sur ces rapports de pouvoir ne se voient pas seulement reprocher une obsession, mais aussi un parti-pris. En fait, un biais qui prendrait à rebours la neutralité des sciences.
Parce qu’il arrive que ces “savoirs critiques” soient aussi des “savoirs situés” produits par des chercheurs ou des chercheuses dont les conditions de vie et la trajectoire furent aussi façonnées par ces questions, c’est à cet endroit exactement que les termes “chercheurs militants” ou “porte-paroles d’une cause” gonflent leur voile d’un vent arrière. Mais en fait, ce sont des flétrissures, qui disqualifient des travaux publiés et validés par leurs pairs. Au risque de souvent jeter tout un champ de recherches fertiles avec l’eau agitée de la controverse. Et en faisant mine d’oublier au passage toute une éthique de la recherche qui consiste justement dans des façons de faire codifiées, comme par exemple la réflexivité, ou encore la production collective de savoir. C'est pourtant précisément ce qui permet au savoir de sédimenter en se prémunissant de toute bouffée chevaleresque.
Grands singes
Les sciences sociales en pâtissent tout particulièrement depuis plusieurs années. Mais en réalité, le genre ou le care sont des notions qui doivent aussi beaucoup à des chercheuses issues de domaines aussi éloignés que la primatologie : travaillant à préciser les enjeux derrière le concept de genre, c’est Donna Haraway, spécialiste des gorilles, qui a mis en lumière les impasses de toute une série de recherches sur les grands singes. Centrées sur la théorie du mâle dominant, elles résistaient mal à l’observation du réel une fois pris en compte la place et le rôle des femelles. C’est à Haraway qu’on doit aujourd’hui, près de quarante ans plus tard, d’utiliser toujours la métaphore ophtalmologique du genre comme des lunettes qui permettent de voir plus fidèlement le réel.
Rarement au cœur de controverses publiques nourries par la classe politique et stimulées par les médias, la science des grands singes poursuit son travail dans la discrétion. Pas les sciences sociales, qui font l’objet de critiques très nombreuses depuis plusieurs années maintenant, et qu’on accuse notamment de collusion avec la délinquance, l’islamisme, ou un activisme féministe des plus tyranniques. Or un livre, qui vient de paraître le 6 janvier 2022 à La Découverte, et qu’on doit à Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel, offre justement une plongée rétrospective dans ces controverses. En proposant une lecture historique de grandes questions qui ont divisé les sciences sociales dans le passé, De la défense des savoirs critiques remet en perspective la manière dont certains pans de la recherche se retrouvent sur le grill. A un moment bien particulier où l’intervention politique dans le monde universitaire est inversement proportionnelle (à la hausse) aux moyens alloués aux universités (à la baisse) alors que la démographie étudiante a explosé. Les deux auteurs montrent que la vigueur de la controverse doit beaucoup plus à l’usage politique de ces questions, qu’à un dévoiement soudain de la science.
Prophètes ou idéologues ?
En réalité, c’est une vue de l’esprit d’imaginer que les études décoloniales ou les études de genre, par exemple, seraient soudain venues transgresser les canons disciplinaires. Et pervertir les façons de faire, en détournant notamment la neutralité de disciplines dont la scientificité serait devenue sujette à caution. Croire que les historiens ou les sociologues se seraient soudain mués en prophètes ou en idéologues, c’est en fait oublier l’histoire même de ces disciplines. Certes, expliquent Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel, ces questions se déploient aujourd’hui dans des configurations nouvelles. Désormais, les lignes de partage intellectuelles n’épousent plus tant le clivage droite / gauche d’origine qu'hier. De même, l’étoffe des engagements universitaires n’est plus tout à fait identique : plus ponctuelles et circonstanciées, les mobilisations des uns et des autres floutent souvent les positions.
Pour autant, les sciences sociales n’ont pas attendu le travail accumulé ces dernières décennies en mettant en évidence discriminations et rapports de pouvoir pour découvrir le point de vue. Les auteurs montrent même que c’est consubstantiel à ces disciplines que de travailler, depuis un point de vue mais pas aveuglément, à objectiver des faits sociaux. Tendancieux alors que les enseignants-chercheurs sont aussi en position de former les étudiants ? Dire ça, c’est oublier au passage que la tribune “Profs, ne capitulons pas!” publiée dans le numéro du Nouvel Observateur en kiosque le 2 novembre 1989 était bien signée par… cinq enseignants à l’Ecole polytechnique. Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay, Catherine Kinzler s’élevaient à l’époque de ladite “affaire du foulard” à Creil pour réclamer l’exclusion des cinq élèves qui s’étaient présentées voilées dans leur collège de l’Oise. A l’époque, ces enseignants à l’X affirmaient redouter “un Munich de l’école républicaine”.
Hors sujet parce que cette mobilisation ne concernait pas directement leur objet de recherche ? Au même moment, se jouait justement une controverse considérable chez leurs collègues historiens, qu’on oublie un peu vite si l’on se figure l’idéologisation des sciences comme une gangrène aussi tardive que gauchiste. En 1989, année de bicentenaire, c’est la Révolution française qui était au cœur d’affrontements vigoureux entre historiens. François Furet, en particulier, proposait une rupture importante dans la lecture qui avait cours jusque-là de la séquence révolutionnaire à l’origine de la République en France. Sa lecture à lui était d’essence libérale, et d’ailleurs on a vu alors le terme “liberté” l’emporter sur “égalité” : à ce moment-là, la Révolution française devenait le grand moment des droits de l’homme. Mais puisque l’étude de la Révolution française n’était plus univoque (ni réservée à une historiographie marxiste), Furet n’était pas le seul à proposer sa lecture de la séquence. Pierre Chaunu, un autre historien qui était connu pour avoir ferraillé contre Mai 68, poussait au même moment une lecture contre-révolutionnaire amorcée en amont : en 1989, Chaunu publiait Le Grand déclassement, écrit tout exprès pour le Bicentenaire de 1789. Signe que, précisément, il ne serait venu à personne l'idée d’affirmer à l’époque que la science était neutre, Robert Laffont, qui le publie, le présente en ces termes : “A contre-courant de la commémoration du bicentenaire de la Révolution, Pierre Chaunu dénonce, dans un virulent pamphlet, la méconnaissance historique qui préside à l'excessive orchestration de cette célébration.”
Sans doute pourra-t-on objecter que la frontière entre essais, pamphlets, et actifs scientifiques est incertaine. A la fois floue et poreuse, elle l’était d’autant plus dans ces années 1960, 70 ou 80, alors que les ouvrages d’histoire, par exemple, jouissait d’un public nombreux. Plus habitué qu’aujourd’hui à lire les chercheurs dans le texte. A ceux qui achetaient les livres d’historiens et d’historiennes en librairie, les éditeurs proposaient volontiers des ouvrages labellisés “essais”, là où aujourd’hui, le même terme évoque une prise de position, ou une tribune. Pas un travail empirique qui capitaliserait sur une recherche dans les canons de la science.
La craintive quiétude des ateliers du chercheur
A qui viendrait-il à l’idée de faire à Marc Bloch le procès du parti-pris, soixante-quinze ans après son assassinat par la Gestapo ? S’attachant à remettre en perspective historique la place des savants issus des sciences sociales, Gautier et Zancarini-Fournel rappellent pourtant que Marc Bloch ne se considérait pas en acteur neutre. En témoigne par exemple cet extrait qui invite à se replonger dans L’Etrange défaite, son grand texte écrit en 1940 et paru après sa mort. L’historien déplore : “Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, d’abord dans le désert, mais du moins quel que soit le succès final, elle peut toujours se rendre justice d’avoir crié sa foi. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers.” Or Bloch, contrairement aux apparences, ne distingue pas entre la position sociale de l’historien, et son art de faire apparaître ce que fut le passé. Il intrique même le présent dans le passé… et embarque au passage une dimension critique consubstantielle à son travail de médiéviste. Ecrivant, toujours dans L’Eternelle défaite : “L’attention particulière que j’ai accordée, dans mes travaux, aux choses rurales a achevé de me convaincre que, sans se pencher sur le présent, il est impossible de comprendre le passé ; à l’historien des campagnes, de bons yeux pour contempler la forme des champs ne sont pas moins indispensables qu’une certaine aptitude à déchiffrer de vieux grimoires. Ce sont ces mêmes habitudes de critique, d’observation et, j’espère, d’honnêteté, que j’ai essayé d’appliquer à l’étude des tragiques événements dont je me suis trouvé un très modeste acteur.”
Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel battent encore en brèche cette fiction du savant dans sa tour, neutre et tout à sa science en construction, en rappelant par exemple les positions engagées des spécialistes de l’Antiquité que furent Jean-Pierre Vernant ou Pierre Vidal-Naquet. Mais on peut encore remonter plus loin. Aux origines mêmes de la sociologie, avec Emile Durkheim. Et observer combien, d’emblée, valeurs et faits se tissent en écheveau aux racines de la discipline. Avant Durkheim, jamais personne n’avait enseigné la sociologie à l’université en France. Lui sera chargé de d’un cours de “sciences sociales et pédagogie”, à Bordeaux d’abord, puis à la Sorbonne.
Sa chaire de pédagogie devient “chaire de sciences de l’éducation et de sociologie” en 1913, et la discipline s’institutionnalise encore, alors que ce père fondateur avait créé L’Année sociologique dès 1888. La revue a dix ans et le sociologue, des disciplines, lorsque Durkheim s’engage dans l’affaire Dreyfus, en 1898. Il n’est pas le seul : dans son “Repères” L’Affaire Dreyfus, l’historien Vincent Duclert a raconté l’engagement du monde scientifique, pro-dreyfusard en grande majorité. Cet engagement a directement à voir avec l’idée que ces savants se font de leur savoir, et de leur place : “Dans leurs dépositions, dans leurs textes de combat, dans leurs articles de fond, ces savants affirment leur mission civique et la mission sociale de la science. Celle-ci réside moins dans le contenu des savoirs que dans la méthode suivie pour faire de la recherche : liberté dans les choix, critique des résultats, ouverture interdisciplinaire.”
Emile Durkheim milite notamment pour la révision du procès d’Alfred Dreyfus. Il contribue aussi à co-fonder la Ligue des droits de l’homme, pour laquelle il passe une partie de son année 1898 à recruter des adhérents chez les universitaires. Mais pour lui, natif d’une famille juive d’Epinal, fils de rabbin mais fervent défenseur de la laïcité, ce scandale est aussi l’occasion d’élaborer des positions intellectuelles sur l’antisémitisme. L’auteur de l’étude sur le suicide y voit une pathologie sociale.
Cet engagement à la fois militant et profondément lié à ses objets de recherche lui vaudra justement d’être accusé de manquer à ses devoirs élémentaires de neutralité. C’est par exemple ce que lui décoche le rédacteur en chef de la Revue des Deux-Mondes, Ferdinand Brunetière, qui écrit exactement, à la mi-mars 1898 : "Les pires ennemis de la démocratie et de l’armée sont ces quelques intellectuels qui s’arrogent des droits qu’ils n’ont pas, déraisonnent avec autorité sur des choses qui ne sont pas de leur compétence et invoquent l’esprit scientifique pour en imposer. […] Méthode scientifique, respect de la vérité, aristocratie de l’intelligence, tous ces grands mots ne servent qu’à couvrir les prétentions de l’individualisme, […] grande maladie du temps présent.”
Durkheim répondra ceci, dans un article qui lui sera reproché dans les murs de l'université : "Pour savoir s’il peut être permis à un tribunal de condamner un accusé sans avoir entendu sa défense, il n’est pas besoin de lumières spéciales. C’est un problème de morale pratique pour lequel tout homme de bon sens est compétent et dont nul ne doit se désintéresser. Si donc dans ces temps derniers, un certain nombre d’artistes mais surtout de savants, ont cru devoir refuser leur assentiment à un jugement dont la légalité leur paraît douteuse, ce n’est pas que, en leur qualité de chimiste ou de philosophes ou d’historiens, ils s’attribuent je ne sais quels privilèges spéciaux et comme un droit de contrôle sur la chose jugée […] Accoutumés par la pratique de la méthode scientifique à réserver leur jugement tant qu’ils ne se sentent pas éclairés, il est naturel qu’ils cèdent moins facilement aux entraînements de la foule et au prestige de l’autorité."