
L'expo "Ex Africa", dialogue visuel et critique à l'égard du "primitivisme", aurait dû ouvrir ses portes ce 9 février au Musée du Quai Branly à Paris. Comme le public devra encore attendre, on vous propose de découvrir en cinq toiles ce mouvement pictural partagé entre admiration et controverses.
Le "primitif", c’est l’autre, et c’est ce que nous étions peut-être avant de devenir ce que nous sommes désormais. C’est le contraire du moderne. C’est celui qui n’est pas passé par tous les stades de l’évolution qui ont été ceux de l’Europe Occidentale. (Philippe Dagen)
Ainsi s'exprimait dans " La Grande table idées" du 24 décembre 2019 l'historien de l'art et commissaire de l'exposition "Ex Africa", initialement prévue dès le 9 février au musée du Quai Branly à Paris. Le projet : explorer les liens entretenus entre la scène contemporaine et les arts africains anciens.
Si l'historien de l'art rappelait aussi que l'approche post-coloniale a une lecture critique de la modernité occidentale, c'est bien à la fin du XIXe siècle, alors que l'Europe se constituait des empires en Afrique, en Océanie et en Asie, que les colonisateurs se sont intéressés à l'art local, qualifié assez rapidement de "primitif", voire de "tribal". Autant de termes qui reflètent à l'époque un regard teinté de condescendance sur ces objets, très éloignés des canons européens. Il n'en reste pas moins que ceux-ci ont vite éveillé la curiosité, et même un réel engouement chez des artistes occidentaux de renom tels que Paul Gauguin, Henri Matisse, Emil Nolde ou Pablo Picasso, qui y ont vu là la possibilité de s'émanciper d'un certain formalisme et des diktats du réalisme.
Longtemps les œuvres non-occidentales ont été considérées comme des "faire-valoir" de cette avant-garde européenne qui lui aurait donné, par sa production, une dimension artistique. Si bien qu'en 1984 le MoMa, le Museum of Modern Art de New York, présentait encore dans son exposition "Primitivism", ces objets sous ce même prisme européo-centré.
A travers la notion de primitivisme, c'est donc un dialogue sur l'art au XXe siècle qui prend forme, pour aboutir aujourd'hui à un regard critique sur ce mouvement, indissociable du colonialisme et par là, des pillages et de l'oppression. De l'appropriation occidentale d'œuvres, objets et artefacts jusqu'aux revendications anticoloniales, retrouvez en cinq toiles la résonance de l'idéalisme primivitiste dans la peinture du XXe siècle.
"Manao Tupapau (L'esprit des morts veille)" de Paul Gauguin (1892) : l'érotisation tahitienne

À Paris, c'est Paul Gauguin qui ouvre la voie au primitivisme français en tendant à se défaire des "influences corruptrices de la civilisation". En 1892, avec "Manao Tupapau (L'esprit des morts veille)" réalisé lors de son premier voyage à Tahiti, le public parisien découvre une femme "exoticisée" et sexualisée. "Nous sommes tombés dans l’abominable erreur du naturalisme. La vérité, c’est l’art cérébral pur, c’est l’art primitif", écrit alors le peintre dans la revue du Mercure de France. Paul Gauguin croyait par là célébrer Tahiti et défendre ce territoire contre le colonialisme.
Il résume sa peinture comme une "étude de nu polynésienne" montrée "dans une position audacieuse, toute nue sur un lit". Afin de se protéger de toute accusation d’indécence et rendre à "l’esprit Kanaka son caractère, sa tradition", il choisit certains accessoires comme le paréo, mais aussi un thème qui pouvait justifier le motif. Raison invoquée pour cette position de la femme : la peur ressentie lors de la nuit de l’"Aupapa’u", c’est-à-dire de l’esprit des morts.
L'artiste collectera dans les îles, durant quatre années, figurines maories et couleurs chaudes comme source d'inspiration de ses œuvres. La vue de Gauguin sur Tahiti comme un paradis terrestre fait d’amour libre, dans un climat tropical, peut se rapporter à la représentation classique de la pastorale dans l’art académique reposant jusqu'alors uniquement sur des figures européennes, avec pour seul modèle l'art grec antique. Mais entre Tahiti et les Maldives, la recherche de Gauguin se fait via un désir de liberté sexuelle, et s'exprime dans sa peinture comme une carte postale lointaine envoyée en France.
On rappellera néanmoins les critiques postcoloniales et les rapports qu'entretenaient le peintre avec des maîtresses adolescentes. La liberté sexuelle de l'artiste n'étant ainsi perçue que de son seul point de vue masculin et occidental. Alors, le primitivisme de Gauguin s'apparente davantage à l’exotisme et à l’orientalisme, tels que les a critiqués l'intellectuel palestino-américain Edward Saïd, et au travers desquels l'Europe identifiait la culture des peuples colonisés, si ce n'était les individus eux-mêmes.
"Les Demoiselles d'Avignon", Pablo Picasso (1907) : l'audace cubiste

Dans la lignée de Gauguin, les artistes européens sont progressivement séduits par ces inspirations venues d'ailleurs. On raconte que lors d’une visite chez le peintre André Derain, Georges Braque et Pablo Picasso découvrent le fameux masque blanc Fang. Un visage énigmatique, originaire du Gabon. C'est un véritable choc visuel, qui les mène sur de nouveaux chemins créatifs. Les deux artistes entrent alors dans une compétition audacieuse de productions de nus et autres portraits qualifiés de "monstrueux". Pour Pablo Picasso, qui a exploré la sculpture ibérique, la sculpture africaine, les masques traditionnels africains et de nombreuses œuvres du Greco, cette ère créatrice aboutit en 1907 à son chef-d’œuvre, "Les Demoiselles d’Avignon", et par là, à l’invention du cubisme. Le terme généralisateur "primitivisme" efface dès lors les divers apports à l’art moderne de ces multiples - et pourtant distinctes - traditions artistiques et visuelles.
Dans ce tableau, Picasso représente l’intérieur d’un bordel, inspiré d’une maison close barcelonaise située dans la carrer Avinyò, d'où la toile tire son nom. On remarquera l'impudeur des cinq sujets : leur regard se porte directement sur le spectateur, sans communication entre elles, ce qui le contraint à un certain voyeurisme. Les prostituées qui écartent un rideau bleu et gris, pour poser, apparaissent comme sur une scène de théâtre. Il y a là une véritable volonté de provoquer, dans le contexte moral de l'époque. Mais ce n'est pas tant le thème de l'œuvre que son style qui va créer la polémique. Les figures sont en effet issues de la statuaire africaine. Picasso fait le choix de substituer des aplats très anguleux aux volumes arrondis traditionnels des nus. Les visages sont volontairement schématiques et même dissymétriques, s’inspirant de masques africains.
Le peintre s'émancipe ici des représentations traditionnelles du corps féminin qui est alors déformé. On juxtapose également divers points de vue. La femme assise, par exemple, présente et son dos et son visage. Les deux figures centrales sont vues de face avec un nez de profil. Le personnage de gauche, placé de profil, possède un œil vu de face. Les visages des deux femmes de droite sont déformés et assombris. De même pour le rideau, dont l’artiste ne cherche à en restituer ni la texture, ni la souplesse, en rupture avec création picturale instituée depuis la Renaissance. Enfin, Picasso fait le choix d'une palette de couleurs limitée à des dominantes rose pâle et ocre, pour le corps des femmes. Des couleurs chaudes, qui s'opposent aux gris, aux bleus et aux blancs des draperies. Les formes sont elles soulignées de blanc, pour accentuer la déstructuration de l'œuvre. Et le peintre d'affirmer :
Je cite toutes les prescriptions normatives séculaires de l’art occidental en les contrecarrant minutieusement. (Pablo Picasso)
A partir de là, l'art africain, qui succède à l'orientalisme très présent au XIXe siècle, a pu sembler lancer le cubisme, le choix de l'abstraction et pourquoi pas, de ce fait, certains courants de l'art moderne.
"Head of a woman with mask", Karl Schmidt-Rottluff (1912) : un regard vers le lointain

Avec "Head of a woman with mask", l'artiste allemand Karl Schmidt-Rottluff partage lui aussi son enthousiasme pour les objets anciens extra-occidentaux. Les couleurs sont vives et les lignes géométriques. Le tableau revient par ailleurs à la sculpture cycladique qui s'est épanouie deux millénaires avant notre ère autour de la mer Égée, ainsi qu'au masques tribaux. Le cadre, lui, suggère par ses ornements les contours en ébène allemands du XVIIe siècle, via des ondulations grossières taillées dans sa surface. Enfin, la texture du grain, visible, renvoie à une utilisation brute du matériau.
Karl Schmidt-Rottluff, comme beaucoup d'autres au même moment, commence à se servir d'une manière assez hétéroclite d'objets ou de modèles qui signifient aussi bien poétiquement que formellement l'ailleurs et il les réunit dans une sorte de bricolage symbolique où des objets, même disparates les uns par rapport aux autres, désignent la même sortie hors de la civilisation occidentale. Ici, les masques sont éventuellement africains, mais il peuvent également être de carnaval ou de tragédie. L'un et l'autre désignent un monde de passion violent, de formes extrêmement accentuées, comme le sont les couleurs du tableau.
Au tournant du XXe siècle, Karl Schmidt-Rottluff n'est pas le seul en Allemagne à puiser son inspiration hors d'Europe. Il appartient à un petit groupe d'artistes nommé Die Brücke ("Le pont"), qu'il forme à Dresde en compagnie de Max Pechstein, Erich Heckel et Ernst Kirchner. Ensemble, ils choisissent de quitter leur mode de vie occidental pour se créer ce qu'ils nomment alors, un "paradis primitif".
En 1905, la petite bande investit même les îles du lac Moritzburg pour y vivre une vie simple : modèles et artistes à la sexualité débridée se baladent nus, tandis que les peintures s'ornent des formes épurées et des couleurs intenses des statuettes africaines. Il ne faut pas attendre de ces œuvres – qui précèdent souvent les voyages des artistes - qu'elles soient ethnologiquement exactes. Comme le rappelle Philippe Dagen, ce n'est pas leur propos : ce ne sont pas des objets précis, plutôt des fantaisies symboliques créées à partir de ce que l'on s'imagine alors des contrées exotiques. Un mouvement vers l'étranger, caractéristique de l'époque, où le regard tend à se tourner aussi loin que possible de l'Europe, pour rompre avec ses mœurs et arts du moment.
"The Jungle", Wifredo Lam (1943) : la protestation anticoloniale

À contre-courant de ces phénomènes du début du XXe siècle, les artistes non-occidentaux ont cherché à reconquérir l'idéalisme primitiviste. Pour eux, le passé fantasmé, en harmonie avec un état de nature, est associé à un regard critique envers la colonisation et son impact sur la société moderne. On renforce alors les stéréotypes plutôt que de les critiquer explicitement.
Wifredo Óscar de la Concepción Lam y Castilla dit Wifredo Lam, peintre cubain aux origines chinoises, congolaises et espagnoles s'inscrit dans cette mouvance revendiquée par un courant, né dans les années 1930 sous l'impulsion d'intellectuels et d'artistes francophones, la négritude.
Avec "The Jungle", tableau polymorphe réalisé en 1943, Lam met en scène des corps et des cannes à sucre, au cœur d'une jungle fantastique. S'y conjuguent, avec des motifs africains, une dominante de couleurs froides et un vert très présent, pour raconter comment l’idéalisme de la négritude est lié à l'histoire des esclaves, dans les plantations dédiées à la production de sucre. Il faut dire que dans les années 1940 à Cuba, cette plante était un gros commerce, nécessitant le labeur de milliers de travailleurs, tout comme l'industrie du coton l'était dans le sud américain, avant la guerre civile.
Le peintre nous propose ici un jeu de perception. Il construit au hasard les figures à partir d'une collection de formes distinctes : visages en forme de croissant, dos proéminents et arrondis, mains et pieds plats et cloisonnés. Et la disproportion de ces formes génère un équilibre précaire entre le haut de la composition, plus dense, et le bas, plus ouvert. On remarquera qu'il n'y a pas assez de pieds et de jambes pour soutenir la moitié supérieure du tableau, qui semble sur le point de basculer. Autre élément significatif de ce travail sur les perception : un panorama libéré des éléments typiques d'une ligne d'horizon, d'un ciel ou d'une vue large. Le cliché en devient serré, sans direction.
Cette œuvre n'est pas sans rappeler les jungles du Français Henri Rousseau, également appelé le Douanier Rousseau, qui représentait à la fin du XIXe siècle une faune et une flore tant fictives qu'exotiques. Dans un ouvrage du poète Max-Pol Fouchet publié en 1989, Wifredo Lam évoque cette ressemblance et s'en distingue d'un point de vue politique :
Le Douanier Rousseau, tu le sais, a peint la forêt vierge, la jungle, dans le rêve, le lion ayant faim, les singes, etc., avec des fleurs géantes, des serpents. C´était un peintre formidable ! Mais il n´appartient pas à ma chaîne naturelle. Il ne condamne pas, lui, ce qui se passe dans la jungle. Moi, oui. Regarde mes monstres, les gestes qu´ils font. Celui de droite offre sa croupe, obscène comme une grande prostituée. Regarde aussi les ciseaux qu´on brandit. Mon idée, c´était de représenter l´esprit des Noirs dans la situation où ils se trouvaient. J´ai montré, par la poésie, la réalité de l´acceptation et de la protestation. (Wifredo Lam)
"Cabeza", Jean-Michel Basquiat (1982) : le renouveau contestataire

Défini comme un graffeur politico-poétique, Jean-Michel Basquiat renvoie à une esthétique néo-expressionniste et primitiviste. Mais avec lui on fait un saut dans le temps : plutôt que de s'approprier les codes d'un Picasso en début de siècle, et plus de quatre décennies après Lam et la négritude, Basquiat les détourne. Dans un monde post-décolonisation et au sein d'une Amérique baignée de tensions ethnico-sociales émerge ainsi un ensemble d'œuvres mêlant les États-Unis contemporains et une Afrique imaginée et plus ancienne.
Fasciné par l'anatomie depuis son plus jeune âge - sa mère lui aurait offert une copie du manuel de médecine, le Gray's Anatomy, lorsqu'il avait 7 ans - Jean-Michel Basquiat a fait des têtes et des crânes des images récurrentes de son œuvre au début des années 1980. Avec "Cabeza", le peintre représente un personnage par de larges traits noirs, presque schématiques. Rappelant le style de ses graffitis et de ses peintures, il rend des lignes spontanées, créant une couche de couleurs vives qui se détachent vraiment du fond, ici, jaune.
Il insère et encode une série de mots et de symboles, représentant des éléments de son héritage culturel comme un commentaire social sur la ségrégation raciale et l'aliénation. Sur la poitrine du personnage, on peut ainsi lire "AOPKHES", une référence à l'Egypte antique, source d'inspiration et d'influence pour le peintre. Jean-Michel Basquiat lie ainsi l’histoire des Etats-Unis à celle de l’Ancien Monde. L'image abstraite et mal définie reflète elle, un individu fragmenté et déchiré.
On se souviendra qu'en 2010, le documentaire de Tamra Davis Basquiat montrait un journaliste interrogeant le peintre à propos de son "expressionnisme primitiviste". Ce à quoi l'artiste répond non sans ironie : "Primitiviste comme primitif, vous voulez dire ? Comme un singe ?" ll faut dire que Jean-Michel Basquiat a su marquer la scène new-yorkaise des années 1970 et 1980 par sa culture urbaine forte, imprégnée des violences sociales et ethniques, subies par sa communauté et constituant par là son propre "primitivisme". De père haïtien-américain et de mère portoricaine, l'héritage culturel diversifié de Basquiat a été l'une de ses nombreuses sources d'inspiration.