De la carte au GPS, comment l’image de la route oriente votre vision du monde

Publicité

De la carte au GPS, comment l’image de la route oriente votre vision du monde

Par
Carte de la route reliant Penny Hill à Black Horse en passant par Mouth Holly, accompagnée d'une carte de la ville d'Haddonfield dans le New Jersey, réalisée par John Hills en mars 1778.
Carte de la route reliant Penny Hill à Black Horse en passant par Mouth Holly, accompagnée d'une carte de la ville d'Haddonfield dans le New Jersey, réalisée par John Hills en mars 1778.
© Getty - John Hills

Histoires d'images. Entrez votre adresse de départ, entrez votre adresse d'arrivée, temps estimé : 26 minutes, tournez à droite, tournez à gauche, vous êtes arrivés. Qu'avez-vous vu ? Si vous êtes incapables ou presque de décrire l'espace que vous avez traversé, ne craignez rien : vous pouvez blâmer votre GPS.

Vous allez quelque part ? Si vous êtes en voiture, vous avez probablement déjà paramétré votre GPS. Si vous êtes en ville, une application qui a recours à la géolocalisation peut vous aider à programmer votre itinéraire, entre marche à pied, bus, métro ou vélo. Première à gauche, deuxième à droite : vous êtes arrivés. Mais qu’avez-vous vu, vraiment vu, lors de ce trajet ? Des rues, des champs, un bosquet non-identifié, peut-être un ou deux éléments notables, comme une église ou une drôle de pancarte. Certes ; mais ce que vous avez majoritairement vu, c’est la route, et l’image de la route.

Les chercheurs en neurosciences connaissent bien la façon dont la représentation d’un itinéraire influence notre manière de percevoir l’environnement : le GPS favoriserait ainsi "l’effet tunnel" et une vision du monde fragmentée, oublieuse de l’espace géographique dans sa globalité. En a-t-il toujours été ainsi depuis que l'on utilise des cartes pour joindre un point A et un point B ? Avant que l’usage du GPS ne se démocratise, comment représentait-on la route et l'itinéraire ?
Cet article participe de la série " Histoires d’images" qui propose de resituer un phénomène visuel contemporain dans une perspective historique.

Publicité

De la liste d'itinéraires à la carte linéaire, les ancêtres du GPS

Pour avoir un aperçu de cette évolution, il faut d’abord revenir à un temps où, tout simplement, un trajet commence à impliquer le recours à une carte. "C’est assez tardivement dans l'histoire qu'on a commencé à utiliser des cartes pour se déplacer : on peut globalement dater cela de la fin du XVIIIe siècle", indique Quentin Morcrette, docteur en géographie et auteur d’une thèse intitulée "Tracer la route : les cartes d'itinéraire du papier à l'écran, usages et représentations : contribution pour une étude diachronique comparée (France/Etats-Unis)".

 Un navigateur GPS Garmin 360 utilisé dans une voiture au coucher du soleil sur l'autoroute I-30, au Texas, en 2007.
Un navigateur GPS Garmin 360 utilisé dans une voiture au coucher du soleil sur l'autoroute I-30, au Texas, en 2007.
© Getty - Susan Heller

Ce qui ne veut pas dire que les cartes identifiant des itinéraires n’existent pas. Ancêtre de Mappy ou de nos GPS, la "liste d’itinéraire" est tout simplement une description des différentes étapes qu'il faut suivre pour aller d'un point à un autre : la première de ce genre est peut-être La Guide des chemins de France, éditée en 1552 par le savant géographe Charles Estienne. De l’autre côté de la Manche, John Ogilby s’attèle à une tâche similaire : il publie en 1675 le Britannia Atlas - le premier atlas routier - et popularise les strip maps (ou "cartes linéaires" en français), des représentations cartographiques rectangulaires qui isolent un trajet particulier. C’est une sorte de petit exploit, puisque c’est la première fois qu’un pays est cartographié de manière systématique selon des itinéraires : de Londres à Bristol, de Bristol à Liverpool... 

Carte du prolongement de la route reliant Londres à St David, portion d'Abington jusqu'à Monmouth, publiée dans le Britannia Atlas du cartographe écossais John Ogilby, vers 1675.
Carte du prolongement de la route reliant Londres à St David, portion d'Abington jusqu'à Monmouth, publiée dans le Britannia Atlas du cartographe écossais John Ogilby, vers 1675.
© Getty - John Ogilby

Mais ces listes et ces cartes d'itinéraires ne se révèlent pas très utiles. "Il faut bien faire la différence, et elle est difficile à établir, entre le moment où on crée une solution cartographique et le moment où elle devient assez efficace pour qu'on puisse l'utiliser", souligne Quentin Morcrette. "Le livre d’Ogilby est beaucoup trop volumineux, beaucoup trop lourd, il est tiré à peu d’exemplaires et donc, naturellement, il n’est pas utilisé". Même son de cloche en France : si les cartes d’itinéraires se développent au XIXe siècle pour représenter les routes de postes ou de diligences, il semble qu’elles n’aient pas été utilisées sur le terrain par les cochers mais simplement laissées à disposition des clients dans des almanachs.

C’est aux Etats-Unis que l’utilisation de la carte d’itinéraire commence à se répandre : en 1789, A survey of the roads of the United States of America, un guide de Christopher Colles composé de strip maps et qui recense les routes de la Nouvelle-Angleterre est le premier ouvrage du genre, repris ensuite par de nombreux cartographes. Pourquoi là-bas et non en Europe ? "Aux Etats-Unis, la tradition cartographique ne préexistait pas à la découverte du territoire", explique Quentin Morcrette. "La cartographie a accompagné les trajets des Européens partant à la découverte du continent américain – alors qu’en Europe, la tradition cartographique est ancienne et les pays ont été triangulés de façon mathématique, précise et uniforme assez tôt". Les initiatives cartographiques américaines vont donc s’appuyer sur la route comme élément de repère principal, plutôt que sur des indications géographiques, topographiques ou de réseau encore manquantes.

Le Cours de l'histoire
51 min

L'ère automobile, ou le siècle de la carte routière

Reste que ces cartes d’itinéraire sont peu utilisées par le grand public, qui s’appuie généralement sur ses propres connaissances ou sur des indications orales pour se déplacer. Elles sont réservées à des activités spécifiques, comme les promenades à vélo. "C'est l'automobile finalement qui, presque de manière culturelle, se met à justifier l'utilisation de cartes", analyse Quentin Morcrette, "parce qu'elle permet des déplacements beaucoup plus lointains, beaucoup plus incertains, et parce qu'on commence à sortir finalement des voies toutes tracées qui étaient les voies soit de la diligence soit de l'espace du quotidien et accessible à pied - un espace réduit, et donc en général connu". Or, en France comme aux Etats-Unis (qui conserve une tradition des strip maps), les cartes qui accompagnent le développement de l’automobile sont majoritairement des cartes routières : des cartes qui représentent l’ensemble d’un réseau, d’une zone, et impliquent donc un choix actif de l’itinéraire de la part de celui qui se déplace. Les cartes Michelin et les cartes Taride dont la production explose dans la première moitié du XXe siècle grâce à la généralisation de l’impression offset en sont le plus bel exemple.

Première édition du Guide Michelin en 1900, tiré à 35 000 exemplaires, "offert gracieusement aux chauffeurs" avec l’achat de pneumatiques. Il propose des cartes routières et des plans de ville, une liste de garagistes ou de médecins...
Première édition du Guide Michelin en 1900, tiré à 35 000 exemplaires, "offert gracieusement aux chauffeurs" avec l’achat de pneumatiques. Il propose des cartes routières et des plans de ville, une liste de garagistes ou de médecins...
© Getty

Si l’on part du principe que les cartes donnent forme à nos représentations spatiales, ce panorama historique de la cartographie routière et de ses usages soulève d’autres questions. Qu’est-ce que le passage d’une carte linéaire à une carte routière ou à une carte numérique a pu impliquer quant à notre vision du monde ? Alors que le développement des cartes routières a sans doute provoqué un enrichissement des représentations de l’espace, en donnant à ses utilisateurs une culture géographique générale plus large, une connaissance spatiale plus fine, et bien sûr une grande liberté de mouvement, il semble que ce soit l’inverse qui se soit produit avec le passage à la carte d’itinéraire numérique, véritable retour en force de la carte linéaire. 

La carte numérique du GPS, centrée sur l’individu et son itinéraire personnalisé, ne permet pas d’avoir cette vision globale qu’offrait la carte routière, ni la même liberté de choix. Cela a été un véritable renversement cartographique, d’une représentation ouverte de l’espace à une représentation utilitaire et contraignante.  
Quentin Morcrette

Pourquoi alors privilégier cette option ? À ses yeux, la carte d’itinéraires est privilégiée pour des raisons limitantes : à défaut de mieux, elle reste la solution la plus efficace. "Au XIXe siècle, il est beaucoup plus simple de réaliser une carte linéaire qu’une carte routière, car elle requiert beaucoup moins d’informations. Mon hypothèse est qu'on retrouve ce même facteur limitant avec la carte numérique : pour des raisons de support et d’ergonomie, il est plus facile de proposer une carte centrée sur un itinéraire", analyse encore le géographe. Pour un regard qui ne soit plus centré sur la route et sur l’individu, il est bien possible qu'il faille attendre la prochaine innovation technologique. 

À découvrir dans le Cours de l'histoire : "Histoires de routes"

Droites ou sinueuses, pavées ou goudronnées, orphelines ou en réseau,  les routes invitent à la découverte, à la rencontre et à l’échange. Des routes antiques à celles de l'esclavage, des pérégrinations beatnik à la voie vers les étoiles, voici une histoire des routes en 4 épisodes.

À réécouter : Histoires de routes

" Histoires d’images", est une série d'articles de Marion Dupont qui propose de resituer un phénomène visuel contemporain dans une perspective historique.