De la gauche à la droite, les "cabinets noirs" de la Ve République
Par Hélène Combis, Abdelhak El Idrissi"PREVIOUSLY". François Fillon a dit qu'il était victime du "cabinet noir" du président de la République, François Hollande. Quelle réalité se cache derrière cette expression fascinante, qui concerne aussi bien la gauche que la droite ?
Le soir du 23 mars, dans L'émission politique de France 2, François Fillon accuse l’Élysée d'être à la tête d'un "cabinet noir" menant une cabale contre lui. Ce à quoi François Hollande répond en reprochant au candidat à la présidentielle son manque de "dignité". Mais qu'est ce qu'un "cabinet noir", et quel rôle ces officines ont-elles joué sous la Ve République ?
Nous avons interrogé le journaliste et ancien éditeur Guy Birenbaum, auteur de l'ouvrage Le cabinet noir. Au cœur du système Yves Bertrand (Les Arènes, 2008), qui en a lui-même été victime. Une chose est sûre : de Charles de Gaulle à Sarkozy, ces officines ne sont l'apanage ni de la droite ni de la gauche, et ne sont pas structurées : derrière l'expression "cabinet noir", la réalité est très informelle.
On sait que ce sont des officines qui ont existé dans l’Histoire de France avec des gens qui avaient à cette époque des attributions… Mais on était quand même confronté assez souvent à des gens en rupture de ban. Il n’y a jamais personne qui a réuni des gens dans une salle en disant : "Bonjour, nous sommes le cabinet noir et voilà comment nous allons fonctionner." Il y a des avocats un peu véreux, des journalistes dont on ne sait pas très bien pour qui ils travaillent, des policiers un peu en rupture… Guy Birenbaum
Historiquement, l'expression "cabinet noir" renvoie à l'Ancien Régime et à l'interception du courrier postal des opposants aux rois. Depuis 1958 et le début de la Ve République, la palette s'est étoffée : détournement de courrier toujours, mais aussi écoutes, perquisitions clandestines, filatures, intimidations…. généralement orchestrées par les pouvoirs successifs dans le but de nuire à l'opposition. Le cabinet noir a toujours prétendu se justifier par "l'intérêt de l’État" : protéger le pouvoir, faire en sorte que l’État ne soit pas déstabilisé.
A ÉCOUTER Existe-t-il une tradition française des cabinets noirs ?
Souvenez vous la bizarre affaire Marković sous Pompidou, les affaires de Giscard, il y a toujours des gens qui tentent d’influer pour défendre un président, ou disqualifier ses adversaires. C’est malheureusement congénital avec la politique française. Alors je ne sais pas si c’est lié à la Ve République, car ça existait bien avant. Mais en tout cas la Ve République n’a absolument rien fait pour interrompre ces pratiques, bien au contraire.
Pour le journaliste, ces officines n'ont pas de couleur politique : "C'est une espèce de nébuleuse, avec des gens qui sont prêts à tout pour quelques billets. Ce sont des gens qui pour un camp ou pour un autre, et globalement pour le camp qui est au pouvoir pour ce que j’en ai vu, 'montent des chantiers', comme on dit dans le milieu."
Passage en revue des officines de l'ombre de la Ve République.
De Gaulle et Jacques Foccart
En 1990, dans son livre L'Homme de l'ombre (Fayard, 1990), le journaliste Pierre Péan dresse le portrait de Jacques Foccart, ancien résistant et homme de confiance de Charles de Gaulle. L'auteur explique que Foccart était "le chef d'orchestre des réseaux secrets qui ont porté de Gaulle au pouvoir". Pour les soutiens du Général, "affaiblir ses adversaires, parfois par des méthodes discutables, était une mission tout à fait légitime".
Avec De Gaulle, il y avait le SAC ["Service d’action civique", une sorte de police parallèle, Ndlr] les équipes cornaquées par tous les Foccart et autres compagnies qui trainaient autour de Chirac… Guy Birenbaum
En 1964, François Mitterrand publie Le Coup d’État permanent, livre accusateur qui l'installera comme principal opposant au Général de Gaulle. Dans son ouvrage, le socialiste dénonce l'officine mise en place par de Gaulle : "Ce qui sort en surface est peu de chose au regard de ce qui reste caché."
Mitterrand et la "cellule" de l’Élysée
Lorsqu'il accède au pouvoir en 1981, François Mitterrand va pourtant utiliser ces mêmes méthodes qu'il dénonçait : au nom de la lutte antiterroriste, le président socialiste va mettre en place une "cellule" à l’Élysée, à l'été 1982, constituée de policiers et de gendarmes. Pendant six ans, cette cellule va surtout s'occuper de priorités autres que le terrorisme. Les policiers et gendarmes vont essayer de protéger la vie privée de François Mitterrand en procédant à des écoutes téléphoniques clandestines de journalistes et de personnalités, mais également d'adversaires politiques. Le procès de cette cellule de l’Élysée aura lieu en 2005.
On a vu comment le président Mitterrand a organisé la protection de sa deuxième famille, avec les fameux gendarmes qui ont mis sur écoute la moitié de Paris, des journalistes, des hommes d’influence… On a vu toutes ces histoires-là, mais on ne les a vues en vérité qu’après. Il faut bien se rendre compte que c’était très compliqué de travailler et sous de Gaulle et sous Mitterrand. C’est quelque chose qui a été caché. Guy Birenbaum
Jacques Chirac et Yves Bertrand, son patron des Renseignements généraux
Le journaliste Guy Birenbaum a lui plutôt travaillé sur le cabinet noir de Jacques Chirac, et son maître d’œuvre, Yves Bertrand : "À la grande époque où j’ai croisé ces équipes, parce qu’il y a plusieurs équipes, elles étaient plutôt chapeautées par le pouvoir chiraquien et en particulier par un homme qui est désormais mort et qu’on a bien connu, qui était l’ancien patron des renseignements généraux, Yves Bertrand."
Il ne faut jamais qu’on puisse remonter jusqu’au sommet, donc c’est totalement étanche. Vous avez des gens qui gravitent autour, mais Yves Bertrand, jusqu’à preuve du contraire, avait quand même un bureau. Il gravitait au cœur du pouvoir. Guy Birenbaum
Et le journaliste de raconter que ce dernier avait voulu lui faire un procès lorsque son livre est sorti, avant de se désister au dernier moment : “Tous les éléments que j’avais recueillis sur des pratiques qui avaient eu lieu dans les années 1990 et jusqu’aux années 2000, et dont ont failli être victimes Lionel Jospin, Nicolas Sarkozy… c’est à dire les gens qui s’opposaient à Jacques Chirac, tout ça j’avais des éléments réels, palpables, des preuves matérielles…"
C’est un peu des soudards en rupture de ban que vont utiliser les uns les autres, à différentes époques, pour mener des sales coups. Et croyez moi, des super sales coups ! Si je regarde ce qui aurait pu être fait à Lionel Jospin dans la campagne de 2002, c’est très étonnant. Le père de Lionel Jospin était pacifiste. Ces gens-là ont préparé un bouquin pour expliquer que c’était un collabo. Ce livre était prêt à être imprimé, et c’était directement activé par les gens qui travaillaient autour de ces officines. Il y a une autre histoire qui est celle de sa maison à l’Île de Ré, c’est Yves Bertrand et son orchestre qui sont derrière, pour activer dans la presse, faire sortir des documents. Guy Birenbaum
Guy Birenbaum raconte avoir rencontré une fois Yves Bertrand, peu après l'arrestation du militant indépendantiste corse Yvan Colonna, alors que Sarkozy est ministre de l'intérieur : "Un journaliste vient me voir. Il me contacte par quelqu’un que je connaissais, qui avait fait de la prison. Il me dit : 'On est en mesure de prouver que Yvan Colonna n’a pas été arrêté par Nicolas Sarkozy mais qu’il s’est rendu.'.”
À l’époque, Guy Birenbaum est éditeur : si on l'approche, c'est pour lui demander de publier un livre sur ce sujet. Il tombe des nues. Après avoir exprimé son besoin de sources fiables, il se retrouve à table avec les deux personnes qui l'ont abordé, et Yves Bertrand qui, à l’époque, n’est plus patron des renseignements généraux, mais "planqué dans un bureau que lui a filé Dominique de Villepin".
Vous vous retrouvez avec un journaliste indépendant qui n'écrit pas trop, un ancien taulard, charmant au demeurant, et ce patron des renseignements généraux dans un grand hôtel. Tout est normal, on déjeune, et le gars vous dit : 'Yvan Colonna, bien sûr, il s’est rendu, il n’a pas été arrêté.' Vous rêvez quoi ! Des trucs comme ça j’en ai vécus quelques uns jusqu’à me dire : 'C’est quoi ces gens, comment fonctionnent-ils ?' Guy Birenbaum
Yves Bertrand lui confirme alors les informations : "Je lui demande quel sera son rôle dans tout ça, il me répond qu'il relira les épreuves du livre. Je vous garantis que ça s’est passé comme ça, et je n’ai été poursuivi ni pour diffamation, ni pour mensonge.. Et ça s’est passé comme ça ! C’était une énorme manipe pour essayer de faire croire que... J’en ai même discuté, quelques temps après, quand j’ai continué mon enquête, avec Nicolas Sarkozy lui-même qui était assez surpris."
On ne prête qu’aux riches, mais on dit aussi que ces gens ont pu jouer un rôle au moment de la sortie de l’affaire Clearstream. Guy Birenbaum
Un cabinet noir pour Nicolas Sarkozy ?
Nicolas Sarkozy a très bien réorganisé la police, affirme Guy Birenbaum : "D’abord, il a supprimé les Renseignements généraux parce qu’il était traumatisé par ce qu’ont pu lui faire Yves Bertrand et ses copains… Mais il a placé des hommes qui étaient des policiers absolument partout : Bernard Squarcini, Frédéric Péchenart…"
Les sarkozystes nient énergiquement toute existence d'un cabinet noir, souligne-t-il, mais... "On a vu quand même des journalistes, des confrères à nous, subir des drôles de trucs… Je pense à Fabrice Lhomme, je pense à tous les gens qui ont eu leurs ordinateurs visités et piqués sous la présidence de Nicolas Sarkozy."
Je ne dis pas qu’il y avait un cabinet noir sous Nicolas Sarkozy, je n’ai pas enquêté. Je peux dire que ça existait sous Jacques Chirac puisque je l’ai vu à l’œuvre. Sous Nicolas Sarkozy, je pense simplement qu’il y avait quand même des gens qui étaient sacrément introduits dans le milieu de la police et qui savaient faire un certain nombre de choses. Guy Birenbaum
Et de rappeler que certains hauts responsables ayant œuvré sous la présidence de Sarkozy sont aujourd'hui en prise avec la justice, à commencer par Claude Guéant et Bernard Squarcini, poursuivis "pas pour des activités de cabinet noir, mais pour des activités parallèles quand même assez étranges."
Je ne crois pas que Nicolas Sarkozy ait rompu avec cette pratique qui l’a tant fait souffrir. Parce qu’il faut se souvenir que les affaires Cécilia etc. ont été activées par ces joyeux drilles qui font courir des rumeurs dans tout Paris. Parce qu’il y a aussi la rumeur… Yves Bertrand, c’était la fabrique de la rumeur. Guy Birenbaum
François Hollande : que penser des propos de François Fillon, qui s'estime victime de son "cabinet noir" ?
Sur le plateau de France 2, le soir du 23 mars, François Fillon formulait clairement l'hypothèse d'un complot de l’Élysée dirigé contre lui. Qu'en penser, s'agit-t-il toujours d'une réalité, ou d'un épouvantail qu'on agite ?"Je vais vous donner mon sentiment : ce n’est pas une analyse, parce que moi je n’enquête pas. C’est juste… quand je vois ce qu’a subi François Hollande, notamment l’affaire Closer. S’il a un cabinet noir, croyez-moi, il ne l’a pas très très bien utilisé", confie Guy Birenbaum dans un éclat de rire, Se faire gauler comme il s’est fait gauler rue du Cirque, ce n’est pas la preuve d’une police politique super efficace ! Ou alors, elle était uniquement au ministère de l’Intérieur et elle jouait plutôt contre François Hollande, si vous voyez ce que je veux dire…"
Honnêtement, hier soir j’ai éclaté de rire. Le malheureux… François Hollande n’a même pas réussi à être candidat. Il s’est fait avoir par tous les journalistes à qui il a fait des confidences. Il s’est fait prendre en photo par Closer dans une position qui n’était pas tout à fait digne d’un président de la République… Franchement, ce n’est pas très sérieux.
Enfin, Guy Birenbaum de rappeler que le seul à avoir tenté d’activer les services de l’Élysée contre Nicolas Sarkozy s’appelait... François Fillon : "Souvenez-vous, il était allé déjeuner avec M. Jouyet en lui demandant de faire accélérer les procédures contre Nicolas Sarkozy. Ça a été raconté dans le livre de Fabrice Lhomme et Gérard Davet, qui ont été poursuivis. Et qui a gagné ?... Ce n’est pas François Fillon ! Moi, je me dis que pour avancer des arguments comme ceux-là, il faut vraiment être au bout du rouleau, et soi-même en très grande difficulté."
Pour aller plus loin, nous vous proposons la réécoute d'un Concordance des temps du 27 septembre 2008, sur l'histoire des renseignements, la constitution des dossiers secrets et des fichiers par la police et leur utilisation du XIXe siècle à nos jours. Jean-Noël Janneney s'entretenait avec l'historien Jean-Marc Berlière pour tenter de faire la part des choses entre mythes et réalité :
Ordre et libertes : la police et ses fichiers_Concordance des temps, 27/09/2008
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