De la rationalité en temps de crise. Avec Jean-Luc Nancy, Galia Ackerman, Giorgio Agamben, Didier Fassin…

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De la rationalité en temps de crise. Avec Jean-Luc Nancy, Galia Ackerman, Giorgio Agamben, Didier Fassin…

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La statue de Socrate, face à l'Académie d'Athènes
La statue de Socrate, face à l'Académie d'Athènes
© Getty - Hiroshi Higuchi / The Image Bank

La Revue de presse des idées. La pandémie a plongé le monde dans un espace-temps nouveau, qui semble irrationnel, voire fictif, en tous les cas inquiétant. On cherche à se rassurer par la science et la technique. Plusieurs prises de parole pointent ce phénomène, qui représente potentiellement une dérive.

La sortie, l’an dernier, de la série Chernobyl nous a remis en mémoire l’enchaînement tragique qui a conduit à l’explosion du réacteur ukrainien et les mois qui ont suivi la catastrophe. Son visionnage laisse incrédule.

Ce même sentiment d’assister à un événement au-delà de toute rationalité nous a saisi au moment du confinement. Cela a conduit la spécialiste du monde ex-soviétique Galia Ackerman et le sociologue Frédérick Lemarchand à comparer les deux catastrophes, dans un long texte publié par Le Grand Continent :

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"La ressemblance entre la catastrophe de Tchernobyl et l’épidémie de Covid-19 va bien au-delà de quelques clichés iconiques. C’est que Tchernobyl a été également vécue comme une sorte de pandémie. Non seulement par les populations autour de la Centrale, […] mais plus généralement par une partie de la population mondiale qui, par le fameux « nuage » qui fit trois fois le tour de la planète, fut contaminée à divers degrés par des radionucléides".

La multiplication des pandémies

Les auteurs notent que, dans les dernières décennies, les catastrophes de tous types prennent la forme de pandémies : "Nous pourrions affirmer que les catastrophes contemporaines (Tchernobyl, crise de la vache folle, amiante, perturbateurs endocriniens et désormais le coronavirus) participent toutes d’un imaginaire commun au centre duquel une même logique est à l’œuvre : celle de l’épidémie".

Avec la globalisation et la multiplication des échanges, tout ce qui arrive en un point de la planète arrive partout : 

"Dans un ouvrage intitulé Une Fin de siècle épidémique_,_ Isabelle Rieusset-Lemarié avait tenté, au début des années 90, de montrer qu’une actualisation du modèle épidémique se réalisait dans un ensemble de phénomènes nouveaux, dont le plus important à l’époque était le sida, mais également dans le développement du système informatique sciemment créé par l’homme, lui-même bientôt confronté à la manifestation de la réversibilité négative de ce dernier : les virus informatiques, très proches par leur fonctionnement des virus biologiques". L’espace s’est violemment rétréci dans le village global, et les dangers sont plus difficiles à mettre à distance. La technologie, plus puissante dans tous les domaines, diffuse plus largement les potentielles menaces.

Pour les auteurs, d’autres points de comparaisons sont possibles entre la catastrophe de Tchernobyl et le moment Covid-19. On peut par exemple faire le lien entre le rôle des liquidateurs de la centrale et celui des soignants, qui garderont des séquelles de l’exposition au virus : "Comme les liquidateurs, même ceux qui ont guéri de cette maladie mortelle en porteront des traces dans leurs poumons et auront des lésions neurologiques, tous risquent de subir des conséquences du stress inhumain qu’ils ont enduré. Ils n’en sortiront pas indemnes".

Même chose du côté des conditions de vie : "On sait que le relogement a eu des conséquences graves pour les « tchernobyliens », dépouillés de leurs biens et arrachés à leur cadre de vie : le stress, des dépressions, des maladies cardiovasculaires, l’alcoolisme. On commence à savoir que le stress du confinement provoque notamment des violences conjugales. [...]

En plus du relogement obligatoire pour une partie des zones contaminées, les contremesures appliquées aux habitants restés sur place consistaient en une longue série d’interdiction de fréquentation des lieux « naturels » tels que les forêts ou les marais, et de pratiques économiques et sociales normales : travaux agricoles, élevage, ainsi que la pêche, la chasse et la cueillette de champignons, qui leur permettaient de s’alimenter correctement. C’était déjà une sorte de confinement".

Le mal invisible

Autre point de comparaison entre les deux catastrophes : le mal contre lequel il faut se battre est invisible. Il est à la fois partout et nulle part : "Mais le principal problème qui se pose à nous aujourd’hui, comme il se posait aux européens en 1986, est celui de savoir : Suis-je contaminé ? Mon domicile, mon jardin le sont-ils ? Puis-je consommer les produits du jardin ?"

Au fond, estiment les auteurs, ce qui nous arrive était impensable, c’est la raison pour laquelle on ne l’a pas anticipé. La dernière grande épidémie en France était trop lointaine pour qu’on s’en souvienne vraiment. Il n’y a pas d’éducation aux catastrophes qui nous permettrait de les comprendre et de les prévoir. Et les auteurs de conclure : "L’heure est peut-être venue de comprendre enfin le message : nous ne sommes pas les maîtres de la nature et il nous faut faire la paix avec elle".

À réécouter : Tchernobyl en héritage

L’illusion de notre puissance

Dans une tribune commune parue dans Le Monde, le philosophe Jean-Luc Nancy et l’essayiste Jean-François Bouthors notent également la difficulté qu’il y a à reconnaître que la science et la technologie ne peuvent pas nous protéger de tout : "Alors que, depuis le milieu du XIXe siècle, l’ignorance avait reculé à marche forcée sous l’effet d’une accélération des connaissances scientifiques dans tous les domaines, le virus, la pandémie et leurs conséquences sont l’illustration criante et effrayante des limites de la puissance que ces savoirs confèrent, alors que les progrès de la technique qui en résultent ont pu nous faire croire que la maîtrise de notre destin personnel et collectif était à portée de main".

Nous sommes entrés dans un inconnu angoissant : "Le futur – au sens de ce que nous projetions à partir des données du présent – se dérobe désormais pour nous laisser face à l’incertain radical de l’à-venir, dont nous n’avons pas la maîtrise".

Le retour du religieux

Si le progrès technique abandonne sa promesse d’une vie moins inquiétante, il nous reste à chercher ailleurs des manières de nous rassurer. Les auteurs font le lien entre ces incertitudes et le retour du fait religieux : "Le retour du religieux, sous des formes fondamentalistes, millénaristes, hystériques ou piétistes, ces dernières années, a sans doute été la traduction de l’inquiétude diffuse devant un monde dont la complexification rendait à beaucoup le futur insaisissable".

Or, ce qu’il faudrait plutôt serait, selon eux, d’accepter l’incertitude fondamentale de notre être au monde : "ce qui ne veut pas dire renoncer à penser ni à connaître, mais le faire dans la conscience que si nous prenons en charge notre destin, nous ne pouvons en être totalement les maîtres, ni individuellement ni collectivement. Cette prise de risque passe par la disponibilité à l’inconnu qui vient".

Et un certain degré d’inconnu, concluent-ils, ne peut être accepté que par des démocraties. C’est leur force comme leur faiblesse, face à des régimes autoritaires qui clament avoir toujours la bonne réponse en toute circonstance.

Médecine comme religion

Mais s’en remettre à la croyance plutôt qu’à la raison ne signifie pas forcément s’en remettre à un dieu. Ce retour au religieux pourrait bien prendre la forme paradoxale d’une croyance absolue en la médecine. La boucle entre irrationnel et rationnel est bouclée. C’est ce que souligne le philosophe Giorgio Agamben dans la publication en ligne Lundi Matin.

Pour lui, c’est l'hygiénisme médical qui est le nouveau dieu : "On mesure ici comment les deux autres religions de l’Occident, la religion du Christ et la religion de l’argent, ont cédé la primauté, apparemment sans combattre, à la médecine et à la science [...] 

Si l’on observe l’état d’exception que nous vivons, on dirait que la religion médicale conjugue ensemble la crise perpétuelle du capitalisme avec l’idée chrétienne d’un dernier temps, d’un eschaton […]. C’est la religion d’un monde qui se sent à la fin et toutefois n’est pas en mesure, comme le médecin hippocratique, de décider s’il survivra ou mourra".

Agamben conclut en appelant à témoigner contre cette religion techniciste : "Comme il est advenu plusieurs fois au cours de l’histoire, les philosophes devront de nouveau entrer en conflit avec la religion, qui n’est plus le christianisme, mais la science ou cette partie de la science qui a pris la forme d’une religion".

Le Temps du débat
41 min

La fiction pour prévoir l’avenir ?

Pour l’être humain, il s’agit donc toujours de tenter de stabiliser mentalement un monde par essence instable. Tenter de comprendre ce qui se passe, c’est faire une synthèse entre le connu et l’inconnu, le rationnel prévisible et l’impossible qui, pourtant, ne manquera pas d’advenir. Une des manières de saisir cet imprévisible est la méthode dite de la "gestion par scénarios".

L’historien de la santé Patrick Zylberman s’exprime à ce sujet dans Libération. Il note que, depuis de nombreuses années, des futurologues élaborent des scénarios afin de se préparer au pire, en utilisant des méthodes qui relèvent de la science-fiction. Or cette technique n’a pas permis, souligne-t-il, d’éviter la pandémie : "Cela fait des années que les autorités sanitaires travaillent sur ce que les Américains appellent «The Big One», la grande épidémie qui bousculerait tout. Mais le problème, c’est qu’un tel scénario n’est pas politiquement exploitable : si des experts peuvent réfléchir à une catastrophe, les politiques, eux, ne peuvent pas gouverner une population en lui répétant tous les jours qu’elle va bientôt être frappée par un désastre"

L’approche par scénario a permis de se préparer à des événements inattendus dans de nombreux cas (seule la société Shell, qui l’avait expérimentée avant 1973, avait pu grâce à elle se préparer au choc pétrolier). Mais elle présente aussi des inconvénients : "Elle déplace notre perception : on sort de la «société du risque» pour entrer dans l’univers de la menace. Le nouvel inconnu, c’est un événement transcendant et imprévisible. C’est la victoire des probabilités subjectives, énoncées au doigt mouillé, sur la «casuistique technique», le calcul rationnel".

A chacun sa rationalité

Or les calculs "rationnels" sont eux-mêmes fort variables les uns avec les autres. Cela interroge leur rationalité, nous dit l’anthropologue Didier Fassin : "Les Centers for Disease Control and Prevention (CDC), principale institution de santé publique aux Etats-Unis, dénombrent une douzaine de modèles principaux développés dans autant d’institutions de recherche nord-américaines et européennes. Leurs résultats, même à des échéances très courtes, sont extraordinairement différents, variant du simple au quadruple. Dans ces conditions, pour des décideurs et pour celles et ceux qui les conseillent, le choix entre ces modèles est crucial, mais opaque".

Naviguer entre rationnel et irrationnel est donc le défi qui se pose à nos dirigeants, mais aussi à chacun d’entre nous. Exiger moins de certitude de la part de ceux qui nous gouvernent serait peut-être, paradoxalement, une discipline salutaire. 

Matthieu Garrigou-Lagrange, Laurence Jennepin et l’équipe de la Compagnie des œuvres