Depuis 1945, l'impossible réconciliation entre Corée et Japon

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Depuis 1945, l'impossible réconciliation entre Corée et Japon

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A Séoul, les partisans du boycott du Japon ont accroché des centaines de drapeaux pour convaincre les consommateurs coréens. Énième épisode d'une histoire conflictuelle entre les deux pays.
A Séoul, les partisans du boycott du Japon ont accroché des centaines de drapeaux pour convaincre les consommateurs coréens. Énième épisode d'une histoire conflictuelle entre les deux pays.
© AFP - Jung Yeon-je

Entretien. L'heure n'est pas à la détente entre le Japon et la Corée du Sud : annulation d'exposition, sanctions commerciales, contentieux territorial... Les deux pays sont dans la surenchère depuis juillet car les contentieux du passé n'ont jamais été soldés. Entretien avec le chercheur Antoine Bondaz.

Les passions ne s'apaisent jamais complètement entre la Corée et le Japon. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Séoul et Tokyo ont pourtant fait des pas l'un vers l'autre mais régulièrement, les tensions reviennent. Cet été en est un nouvel exemple : dans le champ culturel avec l'annulation d'une exposition à Aïchi au Japon où la statue d'une "femme de réconfort" coréenne a suscité l'ire de nationalistes japonais. L'expression "femmes de réconfort" désigne un système de prostitution mis en place par l'armée impériale japonaise dans les pays qu'elle occupait - en Corée, il est souvent qualifié d'esclavage sexuel. Mais c'est dans le domaine commercial que les relations sont le plus dégradées avec des sanctions adoptées de part et d'autre : le Japon a retiré la Corée du Sud de la liste des pays de confiance et la Corée a fait de même.

Comment expliquer cette incapacité à s'entendre malgré les décennies ? Soixante-quatorze ans ont passé depuis la fin de la Seconde guerre mondiale mais la mémoire de cette époque structure encore fortement les relations entre les deux pays. Entretien avec le chercheur Antoine Bondaz, chargé de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique.

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Une exposition montrant une "femme de réconfort" coréenne annulée au Japon. Reportage à Aïchi de Frédéric Charles.

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Les relations sont très tendues entre la Corée du Sud et le Japon depuis un mois : au-delà des causes immédiates, la réconciliation a-t-elle réellement eu lieu entre les deux pays depuis 1945 ? 

Après l’occupation de la péninsule coréenne par l’Empire japonais entre 1910 et 1945, une réconciliation politique s'est produite en 1965 : cette année-là, Séoul et Tokyo ont signé un accord de normalisation. Malgré tout, cette expérience de colonisation vécue par la Corée et l’incapacité des deux pays à se mettre d’accord sur l’interprétation de l’histoire font que des tensions resurgissent régulièrement. Les sujets ne manquent pas : il y a la question des "femmes de réconfort" - ces femmes coréennes utilisées comme esclaves sexuelles par l'armée impériale - ou les travailleurs forcés de Corée qui travaillaient pour le Japon. Ces différends historiques reviennent fréquemment dans les relations bilatérales.

Ces relations n’ont jamais été apaisées depuis 70 ans ?

Il y a eu des cycles : en 1993, un haut officiel japonais reconnaissait la responsabilité de son pays - notamment au sujet des "femmes de réconfort", mais malheureusement, les tensions reviennent toujours. La dernière période tendue était en 2012-2013 et aujourd'hui, cela revient. Les raisons sont toujours structurelles - les contentieux non résolus de la colonisation japonaise - et conjoncturelles car les contingences politiques actuelles, et notamment de politique intérieure, expliquent bien souvent ces tensions.

Le Japon n'a pas fait un travail de mémoire suffisant après 1945 ?

C'est le point de vue coréen : les Japonais ne présentent pas suffisamment d’excuses et, parfois, des représentants japonais remettent en question l’histoire et font preuve de révisionnisme. Côté japonais, on éprouve une forme de frustration puisque certains accords signés entre les deux pays n’ont pas été respectés par la Corée. Les différends historiques ne sont pas réglés et les frustrations des deux côtés resurgissent à la moindre étincelle ou lorsque l'un des pays y voit un intérêt politique.

En Corée du Sud, la question de la relation avec le Japon est hautement inflammable ?

Si l'on observe la scène politique intérieure coréenne, il y a une opposition historique forte entre la gauche et la droite. La droite étant souvent caricaturée comme ayant été pro collaboration et proche des Japonais, contrairement à une gauche qui représenterait le mouvement de libération et l’opposition à la dictature militaire de la Corée du Sud tombée durant les années 80. Il faut rappeler que le traité de 1965 signé entre Tokyo et Séoul l'a été par la dictature en place en Corée du Sud.

Un différend territorial oppose les deux pays également ? Où la Russie et la Chine viennent se mêler.

C'est un différend qui concerne les îlots Dokdo, que les Japonais appellent Takeshima (les rochers Liancourt en français). L’île est administrée par la Corée. Et récemment, un avion de reconnaissance russe a violé l’espace aérien sud-coréen : c’est une première depuis la fondation de la république de Corée. La réaction coréenne a été immédiate avec des condamnation politiques au plus haut niveau. Pour les Coréens, Dokdo reste un marqueur de leur identité et cette question de l’identité est fondamentale : une grande partie du nationalisme coréen s’est construit pendant l’occupation de la péninsule coréenne par le Japon et s’est donc construit en opposition au Japon ; c'est ce que l'on voit resurgir aujourd'hui.

La crise est plus grave que les précédentes ?

On compare parfois la crise actuelle à celle de 2012-2013 mais elle est beaucoup plus grave puisque la rhétorique utilisée des deux côtés est bien plus agressive. Le gouvernement sud-coréen a qualifié les décisions japonaises de déclaration de guerre économique ; on constate des impacts à très court terme sur le tourisme et sur les investissements dans les deux pays. Au niveau du commerce : les ventes de bières ou de voitures japonaises en Corée ont chuté. Les conséquences sont beaucoup plus marquées qu’il y a cinq ans.

Les deux cotés montrent une forme d’intransigeance et refusent de faire des concessions politiques ou économiques. La Corée montre aussi la volonté de dépendre le moins possible de l’économie japonaise. Nous sommes dans un contexte politique où, à court terme, le président coréen et le premier ministre japonais peuvent gagner des voix en soudant l’opinion publique derrière eux et contre le pays voisin. Mais le principal problème de ce différend collatéral n’est pas tant politique : il concerne les opinions publiques qui montrent un réel soutien à ces décisions. 

La ministre des Affaires étrangères sud-coréenne Kang Kyung-wha, le secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo et le ministre des affaires étrangères japonais Taro Kono le 2 août à Bangkok.
La ministre des Affaires étrangères sud-coréenne Kang Kyung-wha, le secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo et le ministre des affaires étrangères japonais Taro Kono le 2 août à Bangkok.
© AFP - Jonahtan Ernst

Des réactions de l’opinion publique qui sont épidermiques... Récemment, une exposition a été annulée à Aïchi au Japon car on y montrait la statue d'une femme de réconfort coréenne.

Les réactions sont bien plus épidermiques en Corée qu'au Japon. La question de l’occupation japonaise entre 1910 et 1945 marque encore énormément la construction de l’identité nationale. Les sentiments nationaux sont exacerbés dès qu’on traite de la question des relations avec le Japon et l’opinion publique va extrêmement loin : en juillet 2018, le leader nord-coréen Kim Jong Un était vu de manière plus favorable que le leader japonais Shinzo Abe d'après un sondage...

Mais il y a un deuxième enjeu important et c'est le rôle des acteurs extérieurs, notamment des États-Unis. Tant le Japon que la Corée ont une alliance avec les États-Unis, le rôle de médiation est extrêmement compliqué. Les Américains ne veulent pas apparaître comme prenant part à cette dispute ou comme soutenant un camp ou l’autre. On a vu le ministre américain des Affaires étrangères Mike Pompeo participer à une réunion trilatérale lors d’un sommet asiatique il y a quelques jours, mais les Américains ne parviennent pas à trouver une solution à la crise.

En Corée du Sud, des manifestations ont lieu très régulièrement au sujet des femmes de réconfort, des travailleurs forcés ou des réclamations territoriales en mer du Japon (que la Corée appelle la mer de l’est). Plus grave : ces derniers jours, un boycott des produits japonais a commencé à être mis en place. Sur un site internet désormais, vous renseignez une marque japonaise et le site vous offre des alternatives coréennes. Les tensions sont en train de s’institutionnaliser et les Coréens sont en train d’intégrer le fait qu’il faut changer de comportement de consommation. L'heure n'est pas du tout à l'apaisement.

CulturesMonde
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