Député suppléant : un "être virtuel à l'utilité éventuelle"
Par Rosalie LafargeLe suppléant est indispensable au député pour se faire élire, mais, sauf s'il est amené à remplacer le titulaire, il est officiellement inexistant par la suite : quels sont les rôle et statut du député suppléant ? Il existe en la matière un vide juridique.
A l'heure de la transparence et de la moralisation de la vie publique, une étude de l'Observatoire de la vie politique et parlementaire met le doigt sur ce que son auteur appelle une "bizarrerie" : en janvier 2021, 57 suppléants de députés sont collaborateurs parlementaires, et donc rémunérés en tant que salarié par l'employeur qu'ils peuvent être amenés à remplacer. Un chiffre qui n'a jamais été aussi élevé, précise l'étude. Si rien n'interdit aujourd'hui cette pratique, cela soulève des questions sur les députés suppléants. Quel est leur rôle ? Ont-ils un statut ? Et, puisque la réponse à cette dernière question est non, est-il nécessaire de leur en donner un ?
L'article LO 176 du code électoral évoque en ces termes le député suppléant, renommé désormais député remplaçant. "Les députés dont le siège devient vacant pour toute autre cause que l'annulation de l'élection, la démission d'office prononcée par le Conseil constitutionnel (…), la démission intervenue pour tout autre motif qu'une incompatibilité prévue [par les textes], ou la déchéance constatée par le Conseil constitutionnel (…) sont remplacés jusqu'au renouvellement de l'Assemblée nationale par les personnes élues en même temps qu'eux à cet effet".
"Ni mandat, ni fonction, ni pouvoir"
Une disposition précisée en 1996 par Jean-Louis Debré, alors ministre de l'Intérieur. Interrogé par un parlementaire, il soulignait que le suppléant "est une personne désignée par avance par le corps électoral pour remplacer dans certains cas le parlementaire, sous condition suspensive et aléatoire", mais que "tant que cette condition n'est pas remplie, [il] ne détient ni mandat, ni fonction, ni pouvoir". L' Assemblée nationale ajoute que le suppléant est appelé à remplacer le titulaire "en cas de décès, de nomination au gouvernement ou au Conseil constitutionnel, d'acceptation des fonctions de Défenseur des droits, de prolongation au-delà de six mois d'une mission temporaire confiée par le gouvernement, ou encore de démission d'un député pour cause de cumul de mandats".
Le remplaçant est un être virtuel à l'utilité éventuelle", Christophe Bellon.
Si le député titulaire reste député, le remplaçant n'a donc aucune existence officielle. "C'est un peu un être virtuel à l'utilité éventuelle", résume Christophe Bellon, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université catholique de Lille et chercheur au centre d'histoire de Sciences Po Paris, dont les travaux portent notamment sur l'étude du Parlement. "Depuis, les débuts de la Ve République, on élit un député qui a pour obligation d'avoir à ses côtés un suppléant. Cela a été pensé pour clarifier la séparation des pouvoirs, car jusqu'en 1958, un député qui devenait ministre restait député, la fonction parlementaire et la fonction exécutive n'étaient donc pas séparées", rappelle l'historien.
Pour autant, "ce n'est pas un duo ou un ticket comme celui de Président et vice-président aux États-Unis", nuance immédiatement Christophe Bellon, et "si les conditions ne sont pas réunies pour que le suppléant devienne député, il n'existe pas vraiment. Aucun texte n'encadre la fonction qui est entièrement bénévole". Car le suppléant peut tout de même être amené à remplir quelques missions. "Il peut ainsi représenter le parlementaire lors d'une manifestation, pour que l'institution législative soit présente, il ne détient toujours pas de mandat, de fonction, ni de pouvoir, mais il est là pour faire acte de présence à la place de son député", précise l'historien.
Des suppléants à géométrie variable
Certains députés ne "se servent quasiment pas de leur suppléant, voire s'en passent totalement pendant cinq ans", note encore Christophe Bellon. Il observe également un autre phénomène, particulièrement visible aujourd'hui : "De nombreux parlementaires se retrouvent opposés à leurs suppléants". Ainsi, et notamment au moment des élections municipales, des suppléants ont pu se présenter contre leur député lors de scrutins. C'est ce qui est arrivé, par exemple, à Anne-Laurence Petel, députée des Bouches-du-Rhône. Candidate LREM à la mairie d'Aix-en-Provence, face, notamment, à son suppléant EELV Dominique Sassoon. Il y a donc un "phénomène d'éloignement du suppléant vis-à-vis de son député, car le remplaçant comprend très bien qu'il n'a aucun pouvoir tant qu'il ne siège pas à la place du député, or le taux de remplacement dans chaque législature est relativement faible", explique le maître de conférences. Depuis les législatives de 2017, selon l'Assemblée nationale, 55 suppléants ont été appelés à siéger en remplacement d'un député titulaire. 26 du fait de la nomination du titulaire au gouvernement, 23 du fait de la démission du titulaire pour incompatibilité (à la suite des élections municipales notamment), cinq du fait du décès du député titulaire, un du fait de la prolongation au-delà de six mois d'une mission effectuée par le titulaire pour le gouvernement.
A cela, vient s'ajouter l'inexpérience de certains députés En Marche élus en 2017. "Ils ont souvent eu recours, dans le choix de leur suppléant, à des personnes aguerries, expérimentées, mais au bout de quelques années, le député novice est devenu à son tour aguerri, c'est un peu l'élève qui dépasse le maître, et cela peut créer des difficultés", selon Christophe Bellon.
Le suppléant est devenu un homme politique à part entière", Christophe Bellon.
D'après ce spécialiste de l'histoire politique de la France du XXe siècle, le suppléant a longtemps été choisi pour ce qu'il représentait dans la circonscription, "une personnalité importante de la vie politique locale, un citoyen important pour une partie de la population d'un territoire", et donc une personne susceptible "d'apporter des voix, d'élargir le socle électoral du parlementaire qui se présente". Son statut socio-professionnel et sa singularité dans la circonscription étaient deux éléments capitaux dans le choix du suppléant. "Aujourd'hui, et la césure date des élections législatives de 1997, c'est un homme politique à part entière", analyse Christophe Bellon. Au même titre que d'autres fonctions de la sphère politique, celle de suppléant n'échappe pas au phénomène de professionnalisation. Ainsi, on retrouve désormais de nombreux suppléants dans des exécutifs locaux, "plus que par le passé", selon ce professeur, car "le fait d'être suppléant de député est un tremplin non négligeable, même sans pouvoir, et cela crée des conditions d'élections plus favorables".
Mais un suppléant devenu, par exemple, maire, devra choisir entre l'exécutif local et, si l'occasion se présente, le siège de député. En raison de la loi anti-cumul adoptée en 2014, appliquée à compter des élections législatives de 2017. Certains suppléants préfèrent alors conserver un pouvoir local et déclinent le poste à l'Assemblée nationale. C'est ce qui est arrivé à l'été 2020, lorsque Brigitte Bourguignon a été nommée ministre déléguée à l'Autonomie. Son remplaçant, Ludovic Loquet, a refusé de prendre sa place, préférant rester maire d'Ardres dans le Pas-de-Calais, provoquant une élection législative partielle annoncée pour le début du mois d'avril. En tout, selon l'Assemblée nationale, depuis les législatives de 2017, six suppléants ont renoncé à siéger au palais Bourbon.
Enfin, certains députés souhaitent promouvoir leur successeur, en se présentant comme leur éventuel suppléant et cela peut entraîner le retour du suppléant au Palais Bourbon, soulève encore Christophe Bellon, citant l'exemple de Bruno Bourg-Broc, ancien député UMP de la Marne. "Il s'est représenté en 2007 comme suppléant du candidat qu'il souhaitait voir élu, Benoist Apparu. Ce dernier devenu ministre, en 2009, Bruno Bourg-Broc est redevenu député".
Le risque de la professionnalisation
La professionnalisation du suppléant n'est pas sans risque, note encore Christophe Bellon. Selon lui, le danger, c'est de voir disparaître la philosophie originelle de la création du remplaçant. "Un député peut très bien, désormais, avoir comme suppléant un collaborateur qu'il impose à la circonscription et qui n'a donc pas forcément de rapport avec elle. Cela risque de rendre la fonction initiale complètement et politiquement professionnalisée. On passe d'un suppléant bien identifié du point de vue du travail et de son profil, à un suppléant qui devient collaborateur parlementaire ou politique du député".
Rien n'interdit qu'un suppléant soit assistant parlementaire du député, mais c'est une bizarrerie", Denys Pouillard.
Cela rejoint les interrogations de l'Observatoire de la vie politique et parlementaire sur les 57 députés, soit un dixième de l'effectif, qui emploient leur suppléant comme collaborateur parlementaire. Parmi eux, le président LREM de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand, le vice-président LR Marc Le Fur, le député du Rassemblement national Sébastien Chenu, son collègue non inscrit Jean Lassalle, ou l'Insoumis Eric Coquerel. "A l'heure actuelle, rien n'interdit qu'un suppléant soit assistant parlementaire du député, mais c'est une bizarrerie dans la mesure où le suppléant devient salarié du titulaire", explique le directeur de l'Observatoire. Pour Denys Pouillard, "On peut très bien imaginer un suppléant qui promettrait au candidat de le faire élire à condition qu'une fois l'élection remportée, le titulaire l'emploie comme assistant parlementaire, ce serait un délit de favoritisme". Rappelant que "gratuité de l'engagement et bénévolat républicain" constituent l'esprit qui préside en théorie au rôle de député remplaçant, il préconise ainsi "pour éviter tout soupçon de conflit d'intérêt ou de favoritisme, d'interdire à l'avenir ce type de recours".
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Suppléant devenu collaborateur, une "bizarrerie" ?
"Je ne vois pas en quoi c'est une bizarrerie", répond le député La République En Marche, Grégory Besson-Moreau. Son suppléant est devenu son collaborateur parlementaire. "Ce serait une bizarrerie si les personnes étaient rémunérées à ne rien faire, et je fais confiance à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique pour vérifier que les collaborateurs travaillent effectivement pour les parlementaires", enchaîne l'élu de l'Aube. "Quand je ne suis pas là, mon collaborateur me remplace, il participe aux réunions, signe des courriers, travaille avec moi, c'est donc normal qu'il soit rémunéré et qu'il ait un contrat", poursuit le député "agacé" par tout ce qui crée de la "suspicion supplémentaire" dans l'esprit des Français, un sentiment "dont il est très difficile de se débarrasser".
Ce serait une bizarrerie si les personnes étaient rémunérées à ne rien faire", Grégory Besson-Moreau.
"Ce sont des procès d'intention qui n'ont pas lieu d'être", ajoute son collègue des Bouches-du-Rhône, le député LREM Saïd Ahamada. Lui aussi a fait de sa suppléante une collaboratrice parlementaire. "Rien ne nous l'interdit, je ne vois donc pas pourquoi on ne pourrait pas le faire", explique-t-il d'emblée, précisant qu'il n'y a eu aucune contrepartie assurée à sa suppléante. Ce député rappelle à son tour que les suppléants "n'ont aucun statut", et que c'est peut-être d'ailleurs la seule vraie "question à poser". "Je pense qu'il y a un statut à créer", abonde Grégory Besson-Moreau qui relève le "vide juridique" planant autour du suppléant, personne qui "existe sans exister".
Un statut est-il nécessaire ?
"Il n'y a pas de statut du suppléant, parce que, constitutionnellement, le suppléant n'est rien", rétorque Denys Pouillard. Cependant, le directeur de l'Observatoire de la vie politique et parlementaire pointe un élément qu'il juge paradoxal : "En novembre 2017, le bureau de l'Assemblée nationale a édicté une instruction générale de bureau qui autorise les députés à porter, dans leurs frais de mandat, des frais qui pourraient être engendrés par leurs suppléants, on est donc dans le début d'un statut".
Mais plus que d'un statut, c'est d'un "cadre" dont pourrait avoir besoin la fonction selon l'historien Christophe Bellon. Il admet que la situation mériterait d'être clarifiée, mais la création d'un statut le laisse perplexe. D'abord, elle nécessiterait de revoir probablement le mode de scrutin qui ne pourrait plus être uninominal, souligne-t-il. Mais surtout, insiste l'historien, "le risque est de créer une forme de carrière nouvelle qui va contribuer à la professionnalisation qu'on ne veut pas voir dans la vie politique : la professionnalisation à outrance. Imposer un mode unique de comportement à des élus politiquement et humainement très divers, à travers l'ossification d'un statut, n'est pas une bonne idée. Cela n'aurait pas un grand intérêt".