Derrière l'image de "l'inquisition féministe", une icône pas si militante ?
Par Chloé Leprince
L'hebdomadaire "Valeurs actuelles" a mis "l'inquisition féministe" en Une de son numéro du 16 mai. Le visuel qui appuie la charge se veut un symbole de la tyrannie du genre. (Re)découvrez l'histoire de cette image dont les origines dans les années 40 ont longtemps été confuses, brouillonnes.
La Une de Valeurs actuelles et sa titraille tapageuse (“La nouvelle terreur féministe”, sous-titre : “Actions violentes, théorie du genre, PMA, parité, écriture inclusive... Retrouvez notre enquête sur l'inquisition”) a remis en circulation une image célèbre, mais souvent mal connue. Sur fond jaune, une femme en bleu de travail, bandana rouge à pois sur la tête et l’air déterminé, qui montre les biceps et semble à deux doigts de faire un bras d’honneur.

Vous connaissez cette image qui emprunte aux codes graphiques du mitan du XXe siècle façon pub Coca Cola ? Vous l’avez sûrement déjà croisée : elle fait aujourd’hui partie de ces icônes de la pop culture, au point que Beyoncé elle-même l’a singée en juillet 2014, codes couleurs et moue frondeuse inclus :

Aux Archives publiques américaines, le visuel est une des dix images les plus demandées, et quantité d’objets dérivés circulent aujourd’hui, flanqués du buste rageur, avec ou sans les quatre mots de sa phrase d’origine : "We Can Do It".
L’image circule, mais l’histoire, elle, reste confuse. Une rapide recherche google donne des résultats déconcertants :
- 2015, la presse annonce que “Rosie la riveteuse” vient de mourir - ou plutôt, l’Américaine Mary Doyle Keefe, 92 ans
- 2018, la presse annonce de nouveau que “Rosie la riveteuse” vient de mourir - cette fois, il s'agit de l’Américaine du Vermont Naomi Parker Fraley, morte à l’âge de 96 ans
- ici ou là, d’autres noms encore circulent pour affirmer que la vraie Rosie n’est pas celle que l’on croit.
Deux "Rosie" mortes (et beaucoup de candidates) : une "Rosie" de trop ? Les nombreuses versions de l'origine de l'affiche, et l'anonymat durable des femmes qui ont pris la pose, ne disent pas rien de l'invisibilisation des femmes dans l'histoire. En particulier quand il s'agit de femmes du monde ouvrier, dont on a longtemps su très peu de choses. En réalité, les deux femmes ont bien existé, et ont toutes les deux servi sinon de modèles, en tous cas d’inspiration, pour un visuel. Mais on sait depuis 2006 et un article dans une revue académique qui clôt l’enquête menée par l’universitaire James J. Kimble, “obsédé par cette image” et spécialiste arts et communication, que c’est bien Naomi Parler Fraley qui bande le biceps droit sur fond jaune en 1942.
L’autre “Rosie”, Mary Doyle Keefe, avait en fait posé pour Norman Rockwell l’année suivante. La toile de 1943 fera parler d’elle notamment parce que “Rosie” (le prénom figure sur sa boîte à casse-croûte, au centre de la peinture), a pour marchepied un exemplaire de Mein Kampf. En Une du Saturday Evening Post, le 29 mai 1943, l’image stylisée à partir d’une photo frappera les esprits.

Mary Doyle Keefe n’était pourtant pas ouvrière mais standardiste. Elle dira du reste a posteriori qu’elle ne se vivait pas particulièrement en “femme moderne”. Alors que Naomi Parker Fraley, le modèle de l’affiche détournée par Valeurs actuelles, celle dont James J. Kimble a retrouvé la trace, était bien ouvrière : elle travaillait dans la Navy, la marine nationale américaine, du temps de la Seconde guerre mondiale.
Le contexte n’est pas anodin : c’est un certain J. Howard Miller, dessinateur, qui l’avait trouvée alors qu’il cherchait un modèle susceptible d’incarner le travail féminin et la participation des femmes à l’effort de guerre. Des femmes qu’on encourage soudain à faire “des métiers d’hommes”, en somme.

Car en fait l’affiche sur fond jaune utilisée par Valeurs actuelles comme quintessence de "l’inquisition" du genre n’a ironiquement pas grand chose du matériel militant - en tous cas, à l’origine. Certains parlent au contraire d’une “affiche de propagande”. C’est en effet une firme privée, la Westinghouse, qui qui a missionné Miller, en 1942 : manquant de main-d’oeuvre dans ses usines, elle souhaitait mobiliser les femmes pour assumer la production dans ses ateliers.
Dessinateur de Pittsburgh âgé d’une petite vingtaine d’années, c'est lui qui produit pour la Westinghouse une série d’une quarantaine de visuels à même de mobiliser les masses. Tous les quinze jours, une affiche en chassait une autre et le "We can do it" de "Rosie" sera éphémère. Relu sous ce jour, ce slogan qui dit “On peut le faire” - devient d'ailleurs polysémique : le slogan peut tout aussi bien désigner l’émancipation des femmes par le travail… que la capacité de l’industrie américaine à se poser en sauveteur du monde libre !
L’année 1942, moins d'un an après Pearl Harbour et l’entrée en guerre des Etats-Unis, voit en effet la création, en juin, d’un bureau de l’information de guerre (OWI), qu’on pourrait aujourd’hui qualifier d’office de propagande. Car l’OWI lance des campagnes d’affichage et mobilise la presse pour raviver la flamme patriotique et aussi, tout bonnement, recruter. Parmi ces campagnes, celles qui incitent au travail des femmes sont centrales. Quantité de couvertures de magazines y sont consacrées au moment où J. Howard Miller dessine sa “Rosie” au bandana rouge à pois blancs. Mais ça ne veut pas dire qu’elles sont toutes d’essence féministe : voyez par exemple cette autre affiche qui dit : “Je suis fière… mon mari veut que je participe”.

C’est plus tard, alors que la toile de Norman Rockwell aura elle aussi gagné une certaine postérité, qu’on se mettra à appeler cette femme au biceps “Rosie la riveteuse”. Pourquoi riveteuse, pourquoi Rosie ? Parce que ce personnage est déjà iconique, et le prénom est devenu générique.

“Rosie the Riveter” (“Rosie la riveteuse”) est même un motif de la culture populaire ouvrière, où _“_Rosie” campe une figure qui a quelque chose d’un peu messianique, depuis une chanson des Four Vagabonds du début des années 40 :
All the day long
Whether rain or shine
She’s a part of the assembly line.
She’s making history
Working for victory
Rosie the Riveter.
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En 1944, un film intitulé Rosie the Riveter sortira aussi au cinéma, mettant en scène Jane Frazee dans le rôle de la néo-ouvrière qui découvre l'industrie :
Mais l'icône n'est pas restée seulement un code de pop culture ou une référence lointaine : elle fait aujourd'hui partie de l'iconographie féministe, reprise parfois en toute ignorance de son histoire véritable. En octobre 2015, c'est devant le fameux poster de 1942, dont le slogan "We Can Do It!" avait été revisité en un "We Dit It!" ("On l'a fait!") que le gouverneur de Californie, Jerry Brown, a annoncé avoir officiellement adopté une loi garantissant l'égalité salariale entre les femmes et les hommes. La scène se déroulait du côté de Richmond, en Californie, où l'on peut désormais visiter le "Rosie the Riveter National Monument".