Des machines de prélèvement de plasma ont-elles mis en danger les donneurs français ?
Par Simon Gouin, Sylvain Tronchet, Cellule investigation de Radio FranceEnquête | Depuis près d’un an, les machines de prélèvement de plasma Haemonetics sont interdites d’utilisation en France. Les risques potentiels qu’elles feraient courir aux donneurs étaient pourtant connus depuis longtemps, tout comme les dérives de cette société.
Le 12 septembre 2018, l'ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé) prend une décision de police sanitaire aussi rare que spectaculaire : elle suspend l'utilisation des machines de prélèvement de plasma par aphérèse de la firme Haemonetics. En 24 heures, l'Établissement français du sang (EFS) se trouve privé de la moitié de son parc de machines de collecte de ce produit sanguin, essentiel pour la fabrication de certains médicaments. Pourtant, cette décision n'a pas surpris les acteurs de la filière sang qui savaient que les machines du numéro un mondial du secteur étaient dans le collimateur des autorités depuis plusieurs mois.
À l'origine des alertes qui ont été lancées dès la fin 2015, il y a deux anciens dirigeants de la société en France : Alexandre Berthelot et Jean-Philippe Urrecho. Les deux hommes, en conflit avec leur ex-employeur, ont écrit à plusieurs reprises pour dénoncer à l’EFS et aux autorités les méthodes commerciales douteuses de la société et les risques potentiels que les machines Haemonetics pourraient faire courir aux donneurs et aux malades. Pendant des années, ils ont observé leurs dysfonctionnements et constaté l'inaction des pouvoirs publics. Grâce à leurs témoignages, et à des documents internes que nous nous sommes procurés, nous avons remonté le fil de cette histoire.
Les pièces détachées “neuves” étaient en réalité usagées
Fin 2011, Haemonetics est déjà incontournable pour le prélèvement de plasma en France. Ses machines équipent la plupart des centres de l'EFS. Pourtant, quelque chose ne tourne pas rond dans les centrifugeuses qui séparent le plasma des autres composants du sang. Elles tombent de plus en plus en panne et les coûts de maintenance augmentent significativement. Jean-Philippe Urrecho, qui est à l'époque le directeur technique de la société en France, se souvient que les techniciens lui remontent des informations suspectes. "Ils me racontaient que sur des pièces neuves, il y avait du sang, de la rouille parfois. Quand ils les montaient ça ne tournait pas rond, ça faisait du bruit. Les clients m'appelaient sans cesse pour se plaindre. C'était catastrophique."
Assez vite, l'EFS soupçonne l'entourloupe : les pièces détachées vendues pour neuves étaient en réalité des composants d'occasion récupérés sur des machines usagées, d'où leur durée de vie limitée. Pourtant le vice-président Europe d'Haemonetics l'affirme à plusieurs reprises en réunion devant les dirigeants de l'EFS : Haemonetics n'utilise pas de pièces détachées d'occasion. Dans le même temps, dans un mail que nous avons pu consulter, sa directrice technique l'informe pourtant que la plupart des machines qu'elle vient de livrer à l'EFS Rhône-Alpes n'étaient pas conformes aux standards de la société et ajoute : "Je ne crois pas qu'il soit acceptable d'envoyer à l'EFS des centrifugeuses qui sont non seulement non conformes, mais en plus avec des traces de sang et de graisse…"
Une transaction secrète règle l'affaire
Les dirigeants européens d'Haemonetics sont donc totalement conscients de contrevenir aux termes du contrat passé avec l’EFS. Ils finiront par le reconnaître en décembre 2012. Le directeur général de l'EFS, Stéphane Noël, écrit alors à son fournisseur : "L'EFS n'échangera plus ou ne signera plus aucun contrat ou acte avec des personnes concernées par ces affirmations" explique-t-il, tout en réclamant que la lumière soit faite sur ce qui ressemble à une tromperie. "Dans ce contexte, on s'attendait à devoir payer une pénalité assez importante, de l'ordre de 500 000 euros" se souvient Alexandre Berthelot, qui était à l'époque le directeur France d'Haemonetics.
Pourtant, tout va se régler quelques mois plus tard pour… 46 000 euros. Dans un protocole d'accord qui devait rester secret, l'EFS renonce, en échange de cette somme modique, à poursuivre son fournisseur. Cinq ans plus tard, en découvrant l'accord, les experts de la Direction générale de répression des fraudes (DGCCRF) ont écrit que l'EFS aurait dû transmettre ce dossier à l'autorité judiciaire. "Nous avons estimé que cette solution permettait de défendre au mieux les intérêts de l'EFS, explique aujourd'hui le porte-parole de l'établissement, François Charpentier. Mais nous ne nous sommes pas arrêtés là, on a mis ce fournisseur sous surveillance." Délégué syndical CGT à l'EFS, Guylain Cabantous pense au contraire que ce protocole a permis à la société de prospérer sur le marché français malgré ses agissements douteux : "En choisissant la transaction secrète, l'EFS n'a pas permis aux autres établissements publics en lien avec Haemonetics, notamment les hôpitaux, de prendre la mesure des difficultés qu'on pouvait rencontrer avec ce fournisseur."
De mystérieuses particules noires…
D'autant que l'EFS n'en a pas terminé avec les problèmes. Depuis 2010, les machines Haemonetics connaissent d'autres dysfonctionnements qui ne semblent pas liés au problème des pièces détachées. Les centrifugeuses vibrent anormalement. Certaines émettent des sifflements stridents en cours de prélèvement. D'autres, enfin, émettent des particules noires. Jean-Philippe Urrecho en est très vite convaincu après avoir observé le problème. Pour lui, ces particules proviennent des deux joints tournants censés assurer l'étanchéité du dispositif. "Ces deux pièces frottent l'un contre l'autre parce que les machines sont mal conçues, et ils libèrent des particules, parfois de grosse taille qu'on retrouve dans le plasma", explique ce technicien qui a travaillé presque 30 ans pour la société américaine. Il ajoute :
Parfois on voit des poussières très fines qui tombent dans ce plasma, qui se diluent et qui disparaissent.
Sur les seuls centres de l'EFS en Rhône-Alpes, ce sont 149 incidents qui seront signalés entre début 2010 et mai 2011. À 38 reprises, les opérateurs observent des particules visibles à l'œil nu. Pour autant, sur cette période, l'EFS n'émettra que deux déclarations de matériovigilance auprès des autorités qui ignorent donc l’étendue des problèmes que rencontre l'établissement. Ces particules sont pourtant potentiellement inquiétantes. Lors d’un prélèvement de plasma par aphérèse, le donneur est d’abord prélevé d’une certaine quantité de sang qui va être centrifugé. La machine conserve le plasma et renvoie au donneur le reste (plaquettes, globules rouges…). Les particules les plus fines peuvent passer à travers les filtres de la machine et être retournées au donneur, ou se retrouver dans les poches de plasma.
Crise en France, et aux Pays-Bas
Chez Haemonetics France, on tente d'expliquer que ces incidents sont dus à des problèmes de réglage des machines. Mais les efforts des techniciens n'arrivent pas à juguler la crise. Le 18 mai 2011, excédée, la directrice de l'EFS Rhône Alpes écrit directement à Haemonetics : "Je ne suis pas satisfaite de cette réponse et je ne peux m'en contenter… Sans mesures correctives claires et rapides, je suspends l'utilisation des machines sur ma région. Je ne veux plus attendre après des mois sans corrections de ces anomalies."
La menace fait souffler un vent de panique chez les dirigeants européens de la société. Dans des échanges de mails que nous avons pu lire, le vice-président Europe craint la contagion à tous les centres de l'EFS. D'autant qu’à la même période, la société est confrontée au même problème aux Pays-Bas. Sanquin (l'équivalent néerlandais de l'EFS) a également retrouvé des poches de plasma pleines de particules. L'une d'entre elle a même été transfusée à un malade. Pas de risques, affirme pourtant Haemonetics : les particules sont composées de sang séché. L'explication fait un peu tiquer le directeur scientifique de Sanquin, qui l'accepte à condition que le fabricant écrive "protéines de sang séchées". L'affaire est réglée au plus haut niveau entre le PDG de Sanquin et celui d'Haemonetics en marge d'un congrès, comme le relatent des échanges internes. Quelques mois plus tard, dans un courrier, l'entreprise admettra néanmoins avoir retrouvé des résidus de joints à l'intérieur de certaines particules, mais elle écrit à Sanquin et à l’EFS que ses composants sont "biocompatibles".
Une nouvelle transaction avantageuse pour Haemonetics
En France, après des mois de crise, la décision est prise de modifier les dispositifs médicaux à usage unique (DMU – les bols de centrifugation qui sont changés à chaque prélèvement). L'utilisation d'une autre référence de bols semble atténuer les vibrations des machines. Problème : ces bols sont plus chers à l'unité et ils permettent de prélever moins de plasma que les anciens. L'EFS et Haemonetics passent donc un nouvel accord : la société remboursera le surcoût lié à l'utilisation des nouveaux bols et indemnisera l'EFS pour sa perte de production.
Le 19 mars 2012, l'EFS envoie donc une facture à Haemonetics pour un montant de 1,1 million d'euros, correspondant à sa perte de production. L'établissement a par ailleurs déjà touché l'équivalent de 800 000 euros, sous forme d'avoir, correspondants au différentiel de prix des deux dispositifs. Dans son courrier, l'EFS annonce qu'une autre facture sera émise pour les pertes de production à venir jusqu'à la date prévue de mise en service d'un dispositif modifié aussi performant que l'ancien. Pourtant, 13 jours plus tard, le 30 mars, lors d'une réunion, l'EFS renonce à tout nouveau dédommagement en raison de "contraintes qui lui sont propres". D'après un document interne d'Haemonetics, la société avait pourtant prévu de rembourser encore près d'un million d'euros à son client. Pourquoi l'EFS a-t-il renoncé à cette somme ? L'établissement public n'a pas répondu à nos questions sur ce point.
"Circulez, y'a rien à voir"
Officiellement, après 2011, les équipements Haemonetics ne connaissent plus de problèmes de particules. Du moins si l’on en croit la base de matériovigilance de l’ANSM. Aucune déclaration d’incident ne remonte à l’autorité sanitaire pendant cinq ans. Sauf en 2014, où un nouveau problème apparaît : à six reprises, juste avant la fin du cycle normal, les machines retournent au donneur de façon intempestive toutes les plaquettes qui viennent d’être prélevées. Ces incidents provoquent quelques malaises, et présentent des risques potentiels. Haemonetics va alors expliquer à l’EFS qu’il s’agit d’un problème de programmation des machines. Mais en interne, une réunion téléphonique de crise est organisée le 15 mai 2014. L’enregistrement de cette réunion, que nous avons pu écouter, révèle une toute autre version : les retours intempestifs des bols de centrifugation sont dus aux vibrations de la machine. On entend alors le responsable scientifique en charge de la recherche biomédicale expliquer que "90% des machines de prélèvements de plaquettes ont le couvercle mal ajusté, tout simplement parce qu’on l’a constaté quand on avait le problème des particules noires. Et il n’y a pas de raison que ça ait changé puisque depuis, on n’a rien fait !"
Pourtant, c’est une autre version qui va être servie à l’EFS et à l’ANSM. Les cadres dirigeants la présentent ainsi, durant cette même réunion téléphonique : "La communication […] ce sera de dire : cause bol, circulez y’a rien à voir, faudra bien le tourner quand même. Cause centrifugeuse, circulez y’a rien à voir. Par contre on vous propose […] une reconfiguration du procédé." Voici cet extrait :
Extrait d’une conférence téléphonique interne à Haemonetics le 15 mai 2014.
31 sec
La modification du logiciel des machines semble effectivement régler les problèmes de retour intempestif, en revanche, les machines ne tournent toujours pas rond : "Quand je retourne sur le terrain, se souvient Jean-Philippe Urrecho, j’entends toujours des bruits de crissements, je constate des fuites, parfois des particules. Les infirmières mettent des poids sur les machines pour les empêcher de vibrer. Et personne ne le déclare. De toute façon, quand il y a une déclaration, elle ne sert à rien." Il est avéré que de nombreux incidents n’ont pas été signalés aux autorités entre 2011 et 2017.
Mais chez Haemonetics le problème est bien connu. Nous avons eu accès à des données internes du fabricant. Nous avons pu y recenser plus de 3 000 signalements de clients dans le monde comportant la mention "particules" entre 2005 et 2019, dont 84 en France… Ces chiffres ne reflètent néanmoins certainement pas l’ampleur du problème, de nombreux incidents n’ayant pas été remontés au fabricant. Jean Philippe Urrecho affirme également voir vu "des poussières tomber dans le plasma, se diluer et disparaître. Là, explique-t-il, il est peu probable que cela ait été noté." Lors d’un comité central d’entreprise de l’EFS, la directrice médicale de l’EFS a par ailleurs reconnu que "tout ne remonte pas systématiquement et des particules noires peuvent rester en signalements régionaux et ne remonter qu’a posteriori quand on le demande".
Fin 2015, les anciens cadres d’Haemonetics lancent l’alerte.
Chez Haemonetics France, Alexandre Berthelot et Jean-Philippe Urrecho estiment qu’ils ne peuvent plus assumer les agissements de la société. Les relations avec leur employeur deviennent compliquées. Les deux cadres sont licenciés. Ils décident fin 2015 d’écrire à l’EFS pour leur signaler les nombreuses dérives de leur fournisseur. Suite à leur lettre, le directeur général de l’EFS, Stéphane Noël, envoie un mail à certains cadres dirigeants de l’établissement : "Nous avons été amenés à constater des dérives avec cette entreprise. […] Même si nous ne devons pas nous laisser manipuler par d'anciens salariés licenciés, dans le cas d'espèce le courrier transmis est étayé et mérite que nous définissions collectivement une approche à l'endroit de cette société." Pourtant, les deux anciens cadres n’auront aucune réponse de l’EFS. Il faudra attendre près d’un an et demi, en février 2017, et la parution d’ un article de Mediapart pour que l’ANSM se décide à recevoir les deux lanceurs d’alerte.
Dans le même temps, le ministère de la Santé demande une inspection de l’IGAS, l’inspection générale des affaires sociales. Quelques mois plus tard, les inspecteurs rendent leur rapport. Même s’il relève de nombreux dysfonctionnements, il blanchit complètement la gestion de l’EFS vis-à-vis de son fournisseur de machines. Le président de l’EFS, François Toujas, a été auditionné lors de ce rapport. Ce haut fonctionnaire n’a pas dû être dépaysé : il est lui-même un ancien de l’IGAS. Il connaît même très bien l’un des deux inspecteurs chargés de l’auditionner pour avoir cosigné un rapport avec lui. Cet inspecteur, Alain Morin, n’aurait-il pas dû se déporter comme le préconise dorénavant le code de déontologie de l’inspection (il a été adopté six mois après la parution du rapport Haemonetics) ? Interrogée à ce sujet, l’IGAS nous a répondu que le rapport n’était "pas le fait de M. Alain Morin seul". L’inspection explique notamment que le rapport a été soumis à un comité de relecture. Pour elle, les investigations "ont abouti à un rapport équilibré, tenant compte de l’état de connaissances disponibles en juillet 2017".
Des experts estiment que les machines présentent des risques pour les donneurs
Malgré tout, le début de médiatisation de l’affaire a mis la pression sur les autorités sanitaires. L’ANSM annonce la création d’un comité scientifique spécialisé temporaire (CSST) composé d’experts. De son côté, l’EFS fait analyser quatre poches de plasma dans lesquelles on a trouvé des particules noires par un laboratoire de Lyon. Résultat : les particules ont la même composition chimique que les joints tournants des machines Haemonetics. En octobre 2017, le CSST rend un avis (consultable ici). Il estime qu’il est établi que des poussières de joints des machines Haemonetics peuvent potentiellement être retournés aux donneurs. Il ajoute : "Si une évaluation des risques fiable n’est pas obtenue très rapidement, il faudra envisager la suppression des dispositifs médicaux contenants des joints mobiles qui peuvent libérer des substances connues pour leurs toxicités potentielles à faibles doses."
Pour arriver à un tel constat, les experts ont obtenu la composition des joints des machines qui était jusque-là tenue secrète. Ils découvrent que l’un est constitué d’une résine phénol-formaldéhyde, un produit classé cancérigène. L’autre contient notamment du chrome (VI). "Le risque toxique est donc possible" estiment ces spécialistes de la toxicologie qui prennent la peine de préciser qu’il ne leur manque que peu d’informations pour l’évaluer. Ils ajoutent : "Leur obtention ne nécessite pas d’étude longue et/ou d’investissement coûteux. Elle ne peut qu’être rapide." Pourtant, l’ANSM ne réunira plus jamais le CSST. L’un de ses membres nous a confirmé qu’il avait été surpris : “Je n’avais pas conscience que la réunion d’octobre serait la dernière”, explique-t-il.
L’ANSM estime que le rapport bénéfice risque reste "positif"
Les experts du CSST découvrent avec stupeur l’avis que l’ANSM publie le 6 décembre 2017 (consultable ici) qui signe la fin du débat autour de la dangerosité potentielle des machines Haemonetics. "Il n’existe pas d’élément objectif qui remette en cause le bénéfice/risque, y compris pour ce qui concerne les donneurs" peut-on notamment y lire. Pour l’autorité sanitaire, le risque de contamination des donneurs par des particules de joint n’existe pas. L’agence "oublie" dans ses conclusions l’étude réalisée à Lyon, lui préférant une autre analyse (réalisée sur quatre autres poches) du CEA concluant que les particules retrouvées étaient du sang séché.
Interrogé sur cet aspect, Thierry Thomas, en charge du dossier à l'agence, explique : "Nous avons tenté en laboratoire de reproduire la libération de particules de joint, nous n’y sommes pas parvenus." Jean-Philippe Urrecho enrage : "Leur essai a été fait avec de l’eau, qui n’a pas du tout les mêmes propriétés que le plasma." L’ANSM décide donc d’écarter la possibilité que les particules proviennent des joints. Étonnamment, du côté de l’EFS, on veut bien l’admettre, mais le porte-parole de l’établissement, François Charpentier, estime que "quand bien même il y aurait des substances toxiques, on reste sur de très faibles doses et vous ne donnez pas votre plasma tous les jours" (certains donneurs le font jusqu'à une vingtaine de fois par an).
Le docteur Charpentier concède néanmoins que son propos "n'est pas une démonstration scientifique, mais, ajoute-t-il, ça n'exclut pas d'avoir du bon sens". "La notion même de dose n’a aucun sens notamment pour les perturbateurs endocriniens" estime pourtant le toxicologue André Cicolella qui a examiné le dossier. Pour lui, il est difficile, en l’état des connaissances de se prononcer formellement sur les risques que courraient les donneurs. Néanmoins, pour ce spécialiste des relargages de substances toxiques, "l’ANSM est beaucoup trop timorée. Quand on sait qu'il y a ce genre de produits, il faut les éliminer, trouver une alternative. Utiliser des substances clairement toxiques dans les dispositifs médicaux, c'est une hérésie."
L'alternative existe. Un autre fabricant de machines de plasmaphérèse, Fresenius, commercialise un modèle qui ne comporte pas de joint tournant. De son côté, Haemonetics affirme que ses kits de prélèvement sont "biocompatibles" et "non toxiques pour les humains”. La société explique "qu'il n'existe aucune preuve ou rapport suggérant que le don de plasma ou de plaquettes à l'aide d'une technologie d'aphérèse peut entraîner un cancer”. La réponse intégrale d’Haemonetics est consultable ici.
Nouveaux incidents : l’utilisation des machines est suspendue
Du côté de l’EFS, la pression monte néanmoins. Plusieurs comités centraux d’entreprise tendus se tiennent, où le dossier est évoqué. Un médecin de l’établissement y affirme devant la direction que le problème des particules est connu et identifié depuis des années. Propos confirmés par le délégué syndical CGT Guylain Cabantous, qui a mené son enquête : "De nombreux agents m’ont raconté les problèmes qu’ils rencontraient depuis des années avec ces machines. Ils n’étaient absolument pas surpris. Ils m’ont dit aussi qu’ils faisaient avec et qu’ils ne les signalaient plus."
La direction de l’établissement demande alors à tous ses centres de mettre les machines Haemonetics sous haute surveillance. Les conséquences ne tardent pas : les signalements repartent à la hausse. Le 24 août, à Tarbes (Hautes-Pyrénées), une procédure de prélèvement de plasma se termine a priori normalement. Quand elle revient voir le donneur, l’infirmière constate une nuée de particules noires tout autour de la machine, à tel point qu’elle se demande si elles ne viennent pas de la bouche d’aération située au-dessus. Le plasma collecté est également contaminé. Quelques jours plus tard, des incidents similaires se produisent à Annonay (Ardèche) et Bobigny (Seine-Saint-Denis). Le 12 septembre, l’ANSM prend la décision de suspendre l’utilisation des 300 machines de collectes de plasma Haemonetics de l’EFS.
Mais d’autres machines génèrent toujours des particules noires
Pour autant, l’EFS n’en a pas fini avec les signalements de particules noires. Si l’ANSM a bien suspendu l’utilisation des machines de collecte de plasma Haemonetics (de type PCS2), elle a en revanche laissé en exploitation les machines de type MCS+ utilisées pour collecter les plaquettes. Une décision "incompréhensible" pour Alexandre Berthelot, ancien directeur d’Haemonetics France : "Les MCS+ sont potentiellement plus dangereuses, parce que de conception plus ancienne. D’ailleurs, quand on a eu la première crise des particules en 2011, la plupart des problèmes venaient des MCS+."
L’ANSM nous affirmé dans un premier temps ne pas avoir eu connaissance de problèmes de particules sur les machines MCS+ depuis la suspension des PCS2. Sa base de matériovigilance, que nous avons fini par obtenir après trois mois de démarches, ne comporte effectivement aucun signalement. Pourtant, d’après les données internes d’Haemonetics, depuis 2019, six incidents avec présence de particules noires ont été signalés par des centres de l’EFS à La Réunion (trois fois), la Martinique, Orléans (Loiret) et à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Après avoir présenté les documents de l’incident survenu aux Antilles, l’ANSM nous a expliqué que les particules étaient en fait du sang séché. On ne sait pas jusqu’où les analyses ont été poussées. Plusieurs études ont déjà montré la présence de morceaux de joint à l’intérieur des particules de sang séché.
L’EFS lance une étude sur les donneurs
L’EFS a décidé de lancer, en collaboration avec l’INSERM de Bordeaux, une étude de mortalité chez les donneurs : "On va comparer la mortalité dans différents groupes, explique François Charpentier, la population générale, les donneurs de sang en général, les donneurs de plasma, les donneurs de plaquettes, les donneurs réguliers." Les résultats ne seront connus que dans plusieurs années.
En mai 2018, les deux anciens cadres d'Haemonetics rejoints par le délégué CGT de l’EFS, Guylain Cabantous, ont déposé une plainte pour "mise en danger de la vie d’autrui", "tromperie aggravée" et "inexécution d’une procédure de retrait ou de rappel d’un produit préjudiciable à la santé". Celle-ci est toujours au stade de l'enquête préliminaire au pôle santé du parquet de Paris.
Une enquête de Sylvain Tronchet (cellule investigation de Radio France), réalisée en collaboration avec Simon Gouin ( Basta!)