Dioxine, pollonium, novitchok... Comment empoisonne-t-on au XXIe siècle ?

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Dioxine, pollonium, novitchok... Comment empoisonne-t-on au XXIe siècle ?

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Des bouteilles de poison
Des bouteilles de poison
© Getty - Shutterjack

Berlin a annoncé avoir la preuve de l'empoisonnement d'Alexeï Navalny à l'aide d'un poison neurotoxique. L'homme politique russe s'ajoute à la longue liste d'opposants sciemment empoisonnés. De la dioxine au novitchok, en passant par le polonium : comment empoisonne-t-on au XXIe siècle ?

Qu'il s'agisse du suicide de Socrate avec de la ciguë, de celui de Cléopâtre à l'aide du venin de vipères aspics, ou bien de la tentative d'assassinat de Raspoutine au cyanure, nombreux sont les poisons dont les effets ont impacté l'Histoire. Les opposants politiques en ont, les premiers, souvent fait les frais. 

Au XXIe siècle, les poisons se sont cependant modernisés, et sont créés de toute pièce en laboratoire. L'homme politique russe, Alexeï Nalvany, opposant à Vladimir Poutine, est ainsi tombé dans le coma le 20 août dernier lors d'un vol Tomsk-Moscou, après avoir été empoisonné, à en croire les "preuves sans équivoque" avancées par les autorités allemandes, à l'aide d'un puissant agent neurotoxique de la famille du Novitchok, un agent innervant développé par la Russie au cours de la guerre froide.

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Revue de presse internationale
5 min

Si les poisons évoluent, la méthode qui consiste à empoisonner quelqu'un n'a en revanche rien de novatrice. Dès la préhistoire, on note des traces de poison, principalement extraits de végétaux, utilisés afin de chasser des proies, comme l'explique Eric Birlouez, ingénieur agronome et sociologue de l'alimentation, dans La Méthode scientifique :

Le curare est utilisé depuis très longtemps, notamment dans la forêt amazonienne. Ce n'est pas, en réalité, un poison isolé, mais un mélange de différents végétaux, de différentes lianes, et de techniques de préparation très sophistiquées. Il immobilise, il paralyse l'animal qui est chassé. On peut évidemment tout à fait consommer l'animal qui a été empoisonné par le curare, parce que la viande ne va pas être contaminée. Pendant des milliers et des milliers d'années, les gens ont observé, ont fait des expériences comme on le fait aujourd'hui, et puis ont essayé d'en tirer des conclusions pour arriver à déterminer quelle était la dose [de poison] appropriée. Ce sont vraiment des essais, des erreurs, des observations, de manière très empirique. 

La Méthode scientifique
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Les poisons ont en effet pour principe de bloquer ou d'inhiber une réaction, à l'aide d'une réaction chimique. Il n'est donc pas surprenant de constater que l'histoire des poisons s'est développée en parallèle de celle de la médecine : "Tout est poison, rien n'est poison, seule la dose fait le poison", certifiait ainsi le célèbre médecin et philosophe de la nature Paracelse, au XVIe siècle. 

Contrairement à la vision que l'on s'en fait, le poison n'est ainsi pas uniquement lié aux meurtres perpétrés par les locustes pendant l'Antiquité ou aux assassinats de la Renaissance commandités par les Borgias, comme le rappelait l'auteur de l'ouvrage Le Crime de Poison au Moyen Âge, Franck Collard, dans l'émission Concordance des Temps en 2005 : 

C'est un paradoxe qui n'est qu'apparent, parce que quand on regarde les sources d'un petit peu près, on s'aperçoit que l'empoisonnement n'a pas connu d'éclipse ou de parenthèse, de l'Antiquité jusqu'aux temps modernes. Il n'y a pas eu de coupure. Ce qui est intéressant dans la période médiévale, c'est que ça semble être un crime qui est à l'inverse des valeurs de la société du Moyen-Âge : il sort des voies ordinaires de la criminalité médiévale, qui sont les coups de dague, les coups de bâton, la violence ouverte, la violence frontale. Et là, nous avons au contraire une façon de faire mourir les gens détournée, occulte, insidieuse. Et donc, il y a une sorte d'éthique du bien tuer, si l'on peut dire. Au Moyen Âge, le beau fait, comme on dit. 

Le Crime de poison au Moyen Âge (Concordance des Temps, 05/03/2005)

50 min

L'arsenic, un poison "sans goût ni odeur"

"On utilise l'arsenic depuis l'Antiquité, rappelle ainsi Jean Pierre Goullé, professeur qualifié des Universités en Toxicologie. Vous avez dû entendre parler du principe de la "mithridatisation". L'empereur Mithridate consommait chaque jour, pour se prémunir de ses ennemis, de l'arsenic, afin de s'immuniser. Il faisait bien sans le savoir en réalité : quand on est exposé à l'arsenic le foie met en place un processus de détoxication..."

Ce n'est qu'une question de dosage puisque la dose mortelle est à environ 2 milligrammes par kilo pour un adulte. Quelqu'un qui pèse 50 kilos, 100 milligrammes vont suffire pour le tuer. Et comme l'arsenic a un aspect farineux, qu'il n'a pas de goût ni d'odeur, on pouvait facilement le mélanger à de la nourriture. C'est aussi pour cela qu'il était utilisé comme poison...

Avec plusieurs millénaires d'existence, on entend pourtant assez peu parler, de nos jours, d'assassinats à l'arsenic ou au cyanure. Les derniers opposants politiques empoisonnés l'ont été avec des poisons bien plus modernes. La raison ? Ces "anciens" poisons sont encore trop faciles à détecter, et surtout bien plus faillibles, précise le toxicologue Jean-Pierre Goullé :  

On peut mettre facilement en évidence l'intoxication à l'arsenic par les cheveux, par exemple, puisque les cheveux poussent d'un centimètre par mois et qu'il s'y concentre. Et on sait maintenant doser l'arsenic à l'état de trace, dans tous les milieux biologiques : dans le sang, les urines, les tissus, etc. Les poisons récents, par contre, sont beaucoup plus difficiles à identifier, beaucoup plus difficiles à mettre en évidence. Et en général, ils sont plus violents. C'est-à-dire qu'ils sont mortels à encore plus faible dose. La principale évolution, c'est surtout que l'on n'a aucune thérapeutique, même s'ils sont détectés... 

Le Journal de l'histoire
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Au XXIe siècle, des poisons sans traitements

De fait, les derniers poisons utilisés pour assassiner des opposants politiques ont pour particularité de ne pas connaître d'antidote. A commencer par le poison impliqué dans une celle affaire, qui a tout du roman d'espionnage en pleine guerre froide, celle dite du "parapluie bulgare". 

  • Ricine et parapluie

En 1978, après deux tentatives ratées pour se débarrasser du dissident bulgare Georgi Markov, des agents de la police secrète bulgare, soutenus par le KGB, utilisent un dispositif caché dans un parapluie pour piquer l'écrivain, alors que ce dernier patiente à un arrêt de bus londonien. Lorsque le parapluie entre en contact avec sa jambe, le dissident bulgare ressent une vive piqûre : une capsule contenant de la ricine vient d'être plantée dans son mollet. 

La ricine est 6000 fois plus toxique que le cyanure, poison déjà réputé pour sa capacité mortifère. Cette glycoprotéine vient se fixer aux cellules et les empêche de produire des protéines, ce qui provoque la mort cellulaire. Trois jours après avoir été piqué, Georgi Markov décède après une longue agonie. Les médecins légistes ne découvrent la capsule que tardivement, lors de l'autopsie. Une trouvaille qui n'aurait rien changé : il n'y avait à l'époque pas d'antidote connu à ce poison.

  • Tentative d’assassinat à la dioxine

Habituellement utilisée comme composé chimique dans les herbicides, la dioxine a également été synthétisée en tant que poison. Elle fut notamment exploitée lors de la guerre du Viêt Nam, avec l'"agent orange", un herbicide qui provoqua de nombreuses maladies, chez les civils comme chez les militaires chargés de sa dispersion. 

En 2004, Victor Ioutchenko, candidat à la présidence de l'Ukraine, est victime d'un empoisonnement à la dioxine après un dîner avec trois hommes travaillant pour le gouvernement russe. Les médecins trouvent dans son sang un taux 50 000 fois supérieur à la norme. La dioxine, en se liant à des protéines intracellulaires, déclenche chez l'homme politique une chloracnée, une maladie rare de la peau, qui le laisse défiguré... 

  • Métaux lourds : du thallium au polonium

Connus depuis des décennies, les métaux lourds sont également réputés pour leur toxicité. Les cas d'empoisonnement au plomb n'ont ainsi rien de rare. Les assassinats au polonium le sont en revanche un peu plus. 

En juillet 2003, le journaliste d'investigation russe Iouri Chtchekotchikhine meurt ainsi d'une allergie généralisée. Ses proches soupçonnent un empoisonnement au thallium, un métal dont la toxicité entraîne des troubles du système nerveux fatals. 

Trois ans plus tard, Alexandre Litvinenko est à son tour empoisonné. Cet ancien espion russe ayant fui la Russie et passé au MI6, le service secret britannique, tombe gravement malade : perte de cheveux, destruction des globules blancs, problèmes cardiaques... Les symptômes évoquent d'abord aux médecins un empoisonnement au thallium. Mais ces derniers réalisent bientôt que Litvinenko a ingéré du polonium 210, une substance radioactive rare, à son insu.

Le polonium 210 est responsable d'une destruction des cellules à partir desquelles sont produites les cellules sanguines (globules rouges, globules blancs, plaquettes) . La diminution, voire la disparition, des globules blancs dans le sang rend alors la personne intoxiquée très sensible aux infections du fait de la perte de ses défenses immunitaires. L'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN)

%C3%A0%20r%C3%A9%C3%A9couter : Des%20espions%20au%20Kremlin%20%3A%20la%20Russie%20

Les organophosphorés, des poisons en vogue ? 

Dans le cas de l'empoisonnement d'Alexeï Navalny, c'est cependant un autre poison qui vient d'être mis en cause par l'Etat allemand : le novitchok, un composé organophosphoré. Ce poison avait déjà été utilisé dans la tentative d'assassinat de Sergueï Skripal, un ancien agent de renseignement russe ayant changé de camp et révélé aux services occidentaux les identités de dizaines d'agents russes, et de sa fille, Ioulia. 

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"Ce sont des poisons neurotoxiques qui bloquent les cholinéstérases, précise le toxicologue Jean-Pierre Goullé, c'est-à-dire que vous mourrez asphyxié et victime d'atteintes cardiaques... Ce sont des poisons qui interrompent la transmission de l'influx nerveux aux organes. Ce qui est redoutable, c'est que tous ces agents chimiques se décomposent très vite dans les milieux biologiques. On a des marqueurs indirects, c'est-à-dire un effondrement des cholinéstérases et une symptomatologie clinique assez caractéristique qui permettent de déduire sa présence."

Il y a toute une série d'organophosphorés utilisés comme gaz de combats : le sarin, le tabun, le VX [utilisé pour assassiner Kim Jong-nam, le demi-frère de Kim Jon Un, le dirigeant de la Corée du Nord, ndlr]. Ils ont été créés en laboratoires, et le plus redoutable, c'est le Novitchok. C'est le plus toxique de tous, il a été développé pendant la guerre froide, et a été beaucoup utilisé par les Russes pour éliminer des opposants. 

Mis au point dans les années 1970, à l'occasion du programme soviétique Foliant, les agents toxiques Novitchok ont alors pour but d'être indétectables par les équipements de l'OTAN. Les services soviétiques en sont d'autant plus satisfaits qu'ils peuvent être créés à l'aide d'ingrédients accessibles individuellement et ne devenant dangereux qu'une fois mélangés. La série de poisons créée en laboratoire comprend plus d'une centaine d'agents innervant, certains étant réputés particulièrement dangereux. Ils entraînent tout une série de symptômes :  sudation excessive, nausées, vomissements, perte de contrôle des muscles, jusqu'à des arrêts respiratoire ou cardiaque entraînant la mort.

Non seulement ces poisons laissent peu de traces, mais surtout il n'existe pas d'antidotes connus. A ce jour, seule l'utilisation rapide d'atropine permet de compenser les effets de ce poison neurotoxique. Dans le cas de l'affaire Navalny, les médecins russes ont néanmoins retardé le diagnostic par les autorités, affirmant que Navalny souffrait d'un simple "déséquilibre alimentaire", rendant l'utilisation d'atropine impossible, et permettant à l'agent toxique de se dégrader dans l'organisme. Dans l'immédiat, "les jours [de Navalny] ne sont pas en danger", ont affirmé les autorités allemandes.

De son côté, l'OTAN, réuni lors d'une conférence de presse à Bruxelles, à appelé "la Russie à communiquer totalement sur son programme Novitchok auprès de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC)". 

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