Driss Chraïbi, briseur de tabou social
1992. En 1992, une série d'A voix nue était consacrée à l'écrivain marocain Driss Chraïbi. En guise de redécouverte, écoutez le premier volet dans lequel il parle d'un voyage au Maroc après 30 ans d'absence, et où il restitue les conditions dans lesquelles il a écrit ses premiers livres.
L'écrivain marocain Driss Chraïbi s'était livré sur France Culture à l'occasion d'une série d' A voix nue, en janvier 1992. C'était au micro de Rachel Assouline, et il débutait l'émission en ironisant sur le fait qu'il ait séjourné là-bas sans papiers, ceux-ci ayant été embarqués par l'état civil du protectorat, à Nantes : "Êtes-vous sûr d'avoir devant vous un écrivain nommé Driss Chraïbi, né en 1926 à El Jadidal, au Maroc ? Grande question parce que c'est ce que j'avais toujours crû, et puis récemment, il y a 3 ou 4 ans, j'étais revenu au Maroc pour une quinzaine de jours. J'ai trouvé le moyen d'y rester un an et demi et je suis allé à la municipalité de ma ville natale, et j'ai demandé un extrait de naissance. On a bien trouvé mes parents, on a bien trouvé mes frères et sœurs, mais moi, non. De sorte que je ne suis pas né, je ne suis pas mort, je n'existe pas, et vous avez devant vous un écrivain fantôme."
RETOUR AU DOSSIER : Livre Paris 2017 : entretien avec quatre écrivains marocains
Fantôme ou pas, l'écrivain occupe une place à part dans la littérature maghrébine d'expression française. Défricheur de bien des thèmes, comme le soulignait Rachel Assouline : immigration, racisme, intolérance, condition des ouvriers immigrés en France... De sorte que l'auteur a "toujours fait scandale" : "Vous n'avez épargné ni les pouvoirs en place, ni le patriarcat, ni la condition faite aux femmes", lui fait remarquer la productrice.
Driss Charïbi_A voix nue, janvier 1992, 1er volet
27 min
C'est pour réaliser un documentaire destiné à la télévision marocaine que Driss Chraïbi était revenu dans son pays natal, avec la bénédiction du pouvoir marocain, qui l'avait longtemps proscrit. : "Ils voulaient que je fasse un 52 minutes sur le Maroc à travers mon regard d'écrivain." Là-bas, il fait la tournée des universités pour rencontrer des étudiants de tout le pays.
J'ai retrouvé une certaine joie de vivre, j'ai retrouvé beaucoup de changement, j'ai retrouvé ce que j'appelle le sacré : le sacré de la famille, de l'amitié, de la convivialité, l'enfant roi, la joie de vivre... Mais en même temps, lorsque je répondais aux étudiants qui m'acclamaient, je devais être très en-deçà de ce que j'aurais pu dire, parce que si j'avais ouvert ma grande gueule, je me serais retrouvé en prison.
De mon temps, les filles n'allaient pas à l'école, elles étaient cloîtrées à la maison, le harem... ce que vous voulez. Ce qui m'a sauté aux yeux vers 7h30-8h du matin, dans pratiquement toutes les villes, c'est cette procession de jeunes filles allant à l'école. C'est quelque chose de vraiment sensationnel.
C'est aussi lors de ce séjour qu'il prend des notes lui ayant servi pour l'écriture de son livre, L'inspecteur Ali (Gallimard, 1993). Personnage qu'il avait inventé dans un roman écrit dix ans auparavant, Une enquête au pays.
A l'époque de cette émission, Driss Chraïbi disait vouloir "rire et faire rire" à travers les tribulations de l'inspecteur Ali. A l'inverse, ses premiers livres étaient plus graves, tel Le Passé simple, publié en 1954. L'écrivain se remémore d'ailleurs l'époque de sa publication : il était arrivé à Paris à peine une dizaine d'années plus tôt, pour y suivre des études de chimie. Comme le Maroc était sous protectorat, il avait alors le statut de "protégé français". "J'étais sorti second de la promotion, sur 64 candidats, et on m'a offert la moitié du salaire de ce qu'on proposait à mes compatriotes métropolitains. A ce moment-là, une espèce de colère m'a pris", relate-t-il. Une colère qui a motivé également l'écriture des Boucs, écrit avant Passé simple, mais publié après, chez Denoël. Un livre dans lequel "ce sont les immigrés qui jugent le pays d'accueil". Une dénonciation féroce, qui fit scandale en France, comme au Maroc.
Ce livre [Les Boucs, NDLR] n'a pas été écrit par un fils du peuple, il a été écrit par moi qui étais bourgeois, (...) et ça on ne me l'a pas pardonné. La deuxième chose c'est beaucoup plus subtil, j'avais brisé le tabou social, le consensus. Voilà le héros qui parle en son nom... Et dans le monde arabo-musulman, on doit parler au nom de la tribu, que ce soit un parti politique, ou un parti financier... mais le groupe."
Driss Chraïbi terminait l'émission en évoquant le décalage qu'il avait perçu entre la France qu'il avait rêvée avant de la connaître, à travers les propos de ses professeurs, et la France réelle, pouvant être xénophobe, contrairement au Maroc où le racisme n'a selon lui pas droit de cité ("C'est le seul pays arabe à ma connaissance où il y ait ce phénomène-là.") Mais également en mentionnant son troisième roman, L'âne : "un livre prémonitoire où j'annonçais le phénomène Khomeini."
Il n'y a pas eu de colonialisme chez nous, au Maroc, dans ce sens que contrairement à l'Algérie, les puissances occupantes qui étaient assez intelligentes ont délégué des profs qui ont aimé ce pays, qui sont devenus marocains, par la suite. Et d'autre part, nous n'avons pas eu de coupure culturelle depuis la fondation du Maroc (...). Notre passé n'a pas été aux oubliettes.
Vous pouvez également écouter la suite de cette série d'A voix nue :
2e épisode : Driss Chraïbi définit les qualités de la littérature du Maghreb, parle des difficultés pour les auteurs d'écrire en langue arabe avec le modèle du Coran, raconte comment il décide d'écrire Succession ouverte et La Civilisation ma mère.
Driss Charïbi_A voix nue, janvier 1992, 2e volet
23 min
3e épisode : l'écrivain regrette que les femmes ne soient pas aimées par les écrivains de culture arabe, dit son admiration pour les écrivains américains, parle du roman dont il est le plus fier, "Enquête au pays", évoque la communauté algérienne en France...
Driss Charïbi_A voix nue, janvier 1992, 3e volet
27 min
4e épisode : Driss Chraïbi évoque la Guerre du Golfe, parle de "L'inspecteur Ali", héros de plusieurs de ses livres, de sa vie personnelle réussie, du sens de l'hospitalité au Maroc, du manque de liberté politique et de la solidarité des Berbères entre eux.
Driss Charïbi_A voix nue, janvier 1992, 4e volet
26 min
5e épisode : l'écrivain parle de la mauvaise interprétation du Coran, de l'Islam comme religion tolérante, de Salman Rushdie et de la fatwa pesant sur lui, et de la richesse de tous les métissages culturels.
Driss Charïbi_A voix nue, janvier 1992, 5e volet
25 min
- "A Voix nue"
- Première diffusion le 12/10/1992
- Producteur : Rachel Assouline
- Réalisation : Anonyme
- Indexation web : Hélène Combis