Du "chirurgien" à "l'urgentologue": la fabrique du mot "urgentiste"

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Du "chirurgien" à "l'urgentologue": la fabrique du mot "urgentiste"

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Des blessés à l'Hôtel-Dieu à Paris, en 1944. L'Hôtel-Dieu accueillait jour et nuit les urgences bien avant la création des services dédiés dans les hôpitaux.
Des blessés à l'Hôtel-Dieu à Paris, en 1944. L'Hôtel-Dieu accueillait jour et nuit les urgences bien avant la création des services dédiés dans les hôpitaux.
© AFP

Previously. Alors que la ministre de la santé, Agnès Buzyn, après trois mois de grève dans les services d’urgence, a annoncé ce vendredi 14 juin, le déblocage de 70 millions d’euros de mesures immédiates, retour sur le mot "urgentiste", qui remonte aux années 1990.

Ce vendredi 14 juin 2019, la ministre de la santé Agnès Buzyn a annoncé le déblocage de 70 millions d'euros en mesures immédiates en faveur des services d'urgence à l'hôpital, alors que voilà près de trois mois qu'ils sont nombreux à s'être mis en grève. L'occasion de revenir sur l'histoire du mot "urgentiste".

Un terme des années 1990, des services créés dans les années 1960

L'émergence de ce terme est somme toute récente : elle remonte aux années 1990. "Urgentistes" désigne les médecins des services d'urgence, services qui dans leur forme actuelle, existent depuis les années 1960.

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A cette époque, il s'agit d'organiser les secours médicaux au sein des hôpitaux publics. Le but étant de réguler l'accès à l'hôpital des personnes arrivant avec des pathologies aiguës et graves, et de façon imprévue. En 1967 est créé SOS Médecins, avant le SAMU en 1972. Entre temps, la loi de 1970 institue le cadre de l'admission d'urgence dans les hôpitaux, de jour comme de nuit.

Officiellement, les services d'urgence se doivent de recevoir "le malade ou l'accidenté qui se présente hors des heures de fonctionnement des consultations, ou qui arrive sans rendez-vous à une consultation et qu'on doit examiner et traiter sans délai". En 1981, une précision sera ajoutée à la définition : les patients seront accueillis "qu'il s'agisse d'une situation d'urgence lourde ou d'une urgence ressentie".

Qui sont les urgentistes présents dans ces services ? Il s'agit pour leur grande majorité de médecins généralistes, suivis par les anesthésistes-réanimateurs, mais aussi des spécialistes en pédiatrie, médecine interne, médecine du travail, voire santé publique.

Organiser les soins d'urgence : une préoccupation au XVIIIe siècle

Mais il n'a pas fallu attendre la seconde moitié du XXe siècle pour organiser les soins d'urgences. Si la médecine s'est institutionnalisée progressivement au XIXe siècle pour connaître l'organisation professionnelle – en spécialités -  qu'on connaît aujourd'hui, l'histoire des urgences ou des premiers secours est bien antérieure.

Arrêtons-nous au milieu du XVIIIe siècle, une période particulièrement bien étudiée par l'historienne Christelle Rabier. Si on devait trouver un équivalent, pour  cette époque, de nos urgentistes, ce seraient les "chirurgiens". C'est ainsi qu'on désigne alors le personnel médical qui "opère, saigne et panse les plaies". Les chirurgiens sont subordonnés aux docteurs en médecine, diplômés des Universités.

Assurer les premiers secours à Paris

Or, en 1749, un arrêt du Roi impose aux chirurgiens parisiens de signaler leur profession sur la porte de leur domicile et de disposer d'une salle en rez-de-chaussée pour pouvoir donner les secours nécessaires à ceux qui en auraient besoin, selon les termes mêmes de l'arrêt. Et en 1783, il incombera aux mêmes chirurgiens de Paris d'assurer les secours aux noyés, une obligation qui s'inscrit dans une procédure mise au point par la ville après plusieurs expérimentations.

Selon Christelle Rabier, ce qui se passe alors revient à instituer un véritable "service public des premiers secours en ville", en organisant leur permanence. Ce phénomène est inséparable de l'implication importante desdits chirurgiens dans la médecine légale et l'information judiciaire. Travaillant étroitement avec les commissaires de police, ceux-ci sont partie prenante du système de contrôle de l'ordre public.

L'hôpital et ses "élèves", relais des "chirurgiens"

Et dès cette époque, le relais de ces chirurgiens quand les blessés n'ont pas de quoi les payer, est déjà l'hôpital ! De fait l'hôpital avant le XIXe siècle n'est réservé qu'aux indigents, mais cette évolution vers une nécessité des premiers secours urbains concerne aussi l'hôpital au cours du XVIIIe siècle.

À Paris, c'est surtout l'Hôtel-Dieu qui est concerné : même si la majorité des personnes accueillies ne le sont pas dans un cadre d'urgence, la plupart des nombreux employés de l'hôpital sont dédiés au traitement des urgences, nuit et jour.

Ces employés travaillent bénévolement, en échange du gîte, du couvert, mais aussi de formation: on les appelle les "élèves" (ils n'ont pas le même statut que les "chirurgiens"), mais ils sont en première ligne pour soigner les accidentés ou les blessés.

L'évolution de la médecine d'urgence avec les guerres

Alors que le XIXe siècle sera marqué par les progrès de la médecine et l'amélioration du transport des blessés, c'est aussi le siècle où médecine d'urgence et médecine de guerre vont de pair.

Et ce, notamment la création de la Croix Rouge en 1864, fondée sur l'idée que des secours civils pouvaient prendre en charge les blessés de guerre. La guerre fonctionnera à chaque fois comme un accélérateur des méthodes de la médecine d'urgence, des évolutions que l'on recense à chaque conflit au cours du XXe siècle.

"Urgentiste" ou "urgentologue"?

En 1941, les hôpitaux, qui dépendaient jusqu'à lors des municipalités, deviennent responsabilité de l'Etat et ouverts à tous. Et c'est progressivement, avec les progrès de la réanimation notamment, que s'imposera la nécessité de services d'urgences, adossés à l'hôpital.

Remarquons que  le terme "urgentiste" n'apparaîtra que 30 ans après la création des services d'urgence. Une bizarrerie qu'on peut attribuer au manque de reconnaissance de ce corps à part par l'institution médicale marquée par le règne des spécialités.

Ce n'est d'ailleurs qu'en 2004, après la catastrophe de la canicule de 2003, que la médecine générale fait son entrée au rang des spécialités médicales, et que la médecine d'urgence fait l'objet d'un diplôme complémentaire spécifique. L'urgentiste peut-il en fait prétendre au titre d'urgentologue ? C'est en tout cas comme cela qu'on appelle les médecins d'urgence au Québec !

Bibliographie

Christelle Rabier,   Le « service public » de la chirurgie : administration des premiers secours et pratiques professionnelles à Paris au XVIIIe siècle, Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 58-1, no. 1, 2011

François Danet, La médecine d’urgence. Vers de nouvelles formes de travail médical, sous la direction de Danet François. ERES, 2008