La bataille du gaz en Méditerranée. Depuis la découverte en 2015 du champ d’Al-Zohr, l'Égypte a retrouvé son indépendance énergétique. Au point de se rêver, désormais, exportatrice. Ce qui pourrait servir les aspirations de son "raïs", qui se veut un président bâtisseur.
Grâce à la découverte en 2015 du champ d’Al-Zohr par la société italienne ENI, l’Égypte est en passe de devenir un géant gazier. Situées à 190 km du delta du Nil, les réserves de ce gisement, le plus grand mis à jour jusqu’ici en Méditerranée, sont évaluées à près de 850 milliards de mètres cubes, soit vingt-et-un ans de consommation française de gaz.
La nappe, située à plus de 4 000 mètres de profondeur, a très vite été mise en exploitation (par un consortium composé de l'italien ENI à 50 %, du russe Rosneft à 30 %, du britannique BP à 10 % et de l'émirati Mubadala à 10 %) tandis que d’autres gisements ont été découverts au large des côtes égyptiennes (Nooros et West Nile Delta). Des recherches ont lieu de l'ouest du delta du Nil jusqu'à la frontière libyenne.
L’Égypte, pays de plus de 100 millions d’habitants à la démographie mal maîtrisée, a d’énormes besoins pour son développement. Chaque année, 800 000 jeunes arrivent sur le marché de l’emploi. L’économie égyptienne repose sur quatre piliers : les transferts financiers de la diaspora, le tourisme, le canal de Suez et les hydrocarbures.
Une richesse historique
La production de gaz et de pétrole dans le pays, qui dispose des 18e réserves mondiales et des 3e en Afrique, derrière le Nigeria et l’Algérie, est ancienne. Mais au moment de la Révolution, en 2011, la production gazière s’était fortement contractée et le pays était passé d’exportateur à importateur net.
Un expert du secteur des hydrocarbures relativise le "trésor de Sissi": "Compte tenu de la croissance de la demande domestique et de l'épuisement des champs de gaz historiques, l'Égypte pourrait aussi redevenir importateur d'ici une dizaine d'années."
Malgré tout, la découverte du champ d’Al-Zohr change la donne énergétique égyptienne au moins à court terme. Depuis son arrivée au pouvoir en juin 2014, le maréchal Al-Sissi affiche son ambition de redresser le pays, notamment par une politique de grands travaux.
Le numéro un égyptien se veut un président bâtisseur. Il multiplie les chantiers : doublement du canal de Suez, mise en route d’une mégacentrale solaire à Assouan, création de treize villes nouvelles. Son projet phare, c’est la construction d’une nouvelle capitale administrative pour désengorger Le Caire et ses 20 millions d’habitants.
Une manne providentielle
Forcément, les découvertes de gaz au large d’Alexandrie sont une manne providentielle pour lui, et pas seulement pour répondre à la forte demande intérieure d’électricité. Les grandes villes égyptiennes sont régulièrement frappées par des coupures de courant – Le Caire n'a pas échappé à une panne géante en septembre 2014 – surtout pendant les chaleurs estivales, quand les climatiseurs tournent à plein régime.
Mieux, ce trésor offshore peut être transformé en gaz naturel liquéfié (GNL). L’Égypte dispose de deux usines de liquéfaction, à Idku dans la région d’Alexandrie, et à Damiette, pour lui permettre d’exporter son gaz, via des méthaniers, et devenir un fournisseur clé pour l’Europe.
L’Égypte s’est placée au centre du jeu. Le 14 janvier 2019, elle annonçait la création au Caire d’un Forum sur le gaz en méditerranée orientale (EastMed Gas Forum, ou EMGF) avec six autres pays riverains producteurs (Israël, Chypre) et consommateurs (Italie, Grèce, Jordanie), plus l’Autorité palestinienne. La France a demandé à intégrer l’EMGF tandis que l’Union européenne et les États-Unis y ont un statut d’observateur.
Les sept pays s’engagent à "préparer le terrain à une coopération technique et économique fructueuse en vue d’exploiter le potentiel gazier de la région". L’objectif est de créer un marché régional intégré du gaz. Une ligue énergétique, où l’on remarque cependant trois absents de marque : la Turquie, le Liban et la Syrie.
Pour le président Al-Sissi, c’est une façon d’occuper le devant de la scène pour montrer que son pays est de retour au premier plan face aux ambitions turques en Méditerranée orientale. Mais surtout l’Égypte entend devenir le principal pôle énergétique de la région.
C’est dans ce cadre qu'est intervenue la signature d'accords d’approvisionnement entre Israël et l’Égypte en février 2018 pour la remise en service du gazoduc entre Ashkelon et Al-Arish dans le Sinaï, puis entre Chypre et l’Égypte, prévoyant la construction d’un oléoduc reliant le champ gazier chypriote Aphrodite à l’Égypte.
Accord israélo-égyptien
L’accord avec Israël est historique et vise à faire la jointure avant que l’Égypte ne devienne un géant énergétique. Signé entre un consortium israélo-américain et une société égyptienne, il prévoit l’importation par Le Caire de 64 milliards de mètres cubes de gaz naturel des champs offshore israéliens Tamar et Leviathan. Un accord – il représente, sur dix ans, environ 15 milliards de dollars – qualifié "d’historique" par le Premier ministre Benjamin Netanyahu. Les premières livraisons israéliennes ont commencé à arriver en Égypte début 2020. Le gaz sera liquéfié dans les terminaux d’Idku et Damiette pour être ensuite exporté vers l’Europe.
La Jordanie reçoit elle aussi du gaz israélien. Depuis 2003, un gazoduc relie le royaume hachémite à l’Égypte (Arab Gas Pipeline) entre Al-Arish et Aqaba sur la mer Rouge. D'une capacité annuelle de 10 milliards de mètres cubes, il a ensuite été prolongé par étapes jusqu'en Syrie. Il tend néanmoins à fonctionner de manière intermittente, étant visé par de multiples attaques de groupes terroristes.
L’Égypte a également construit une alliance avec la Grèce. Le 6 août 2019, Le Caire et Athènes ont signé un accord délimitant leurs frontières maritimes. Comme une réponse à l’accord similaire conclu entre la Turquie et la Libye.
La bande de Gaza oubliée ?
Coincée entre l’Égypte et Israël, la bande de Gaza semble oubliée dans ces grandes manœuvres énergétiques. La première découverte de gaz offshore a pourtant eu lieu en 1998, mais les Palestiniens n’ont pas accès au gisement. C’est le géant britannique BP qui a mené la campagne d’exploration.
La bande de Gaza connaît un manque chronique d’approvisionnement en électricité depuis plus d’une décennie. Il n’y a qu’une seule centrale électrique sur le territoire – elle fonctionne grâce à des importations de carburant – et des pannes surviennent quotidiennement, qui peuvent durer entre huit et douze heures.
Faute de réconciliation entre le Hamas, qui contrôle ce territoire de 360 km2, et l’Autorité palestinienne, mais surtout du fait du véto israélien, les réserves en gaz dorment au fond de la mer. Vu d’Israël, rien ne doit permettre au Hamas de se développer tant qu’il sera une menace à sa sécurité.
Avec l’approbation d’Israël, le Qatar, depuis 2018, a fourni périodiquement des millions de dollars de liquidités au Hamas, à Gaza, pour financer le carburant utilisé par la centrale électrique du territoire, mais aussi des projets d’infrastructures. Un accord a été conclu en février 2021 pour la construction d’un gazoduc reliant Gaza à Israël financé par le Qatar (60 millions de dollars) et l’Union européenne (24 millions de dollars). Résultat : les Palestiniens de la bande Gaza continueront de dépendre encore pour longtemps d’Israël pour leur approvisionnement énergétique.
Au total, dans cette nouvelle géopolitique du gaz en Méditerranée orientale, Égyptiens et Israéliens semblent avoir entre leurs mains les meilleures cartes.
Avec la collaboration de Franck Ballanger (vidéo) et de Chadi Romanos (cartes)