Quand Victor Hugo défendait l'Assemblée

Publicité

Quand Victor Hugo défendait l'Assemblée

Par
Dessin satirique de l'écrivain Victor Hugo, par Honoré Daumier, dans Le Charivari, "Souvenir du Congrès de la Paix", 1849.
Dessin satirique de l'écrivain Victor Hugo, par Honoré Daumier, dans Le Charivari, "Souvenir du Congrès de la Paix", 1849.
© Getty - API/Gamma-Rapho

L'œuvre de Victor Hugo, c'est aussi celle d'un illustre député. On se moquait de l'écrivain à l'Assemblée, mais peu lui importait. Il y était avant tout pour défendre un lieu de contrôle du pouvoir et faire grandir ses idées politiques.

Depuis 2002, les élections législatives se déroule dans la foulée de l'élection présidentielle. Une temporalité qui permet généralement au président nouvellement élu d'obtenir une majorité au Parlement, et d'avoir ainsi une plus grande marge de manœuvre pour appliquer son programme. Lors des dernières élections législatives, des forces politiques plus hétérogènes qu'en 2017 entendaient bien laisser le moins de place possible à la majorité sur les bancs de la future assemblée, appréhendant ces législatives comme un véritable "troisième tour".

Pour les électeurs déçus par l'élection présidentielle, l'enjeu du scrutin législatif, habituellement marqué par un fort taux d'abstention (en 2017, 57 % des inscrits ne sont pas allés voter, un record depuis 1958), semble reprendre de la valeur. Quant aux partis qui se sont vu fermer les portes de l'Élysée, ils misent sur celles du Palais Bourbon, passant des alliances en menant des batailles politiciennes dans les différentes circonscriptions. Car si le gouvernement décide de la politique du pays, il est bien difficile pour un président élu de la mettre en œuvre sans majorité à l'Assemblée. En définitive, c'est bien au Parlement que l'on contrôle l'action du gouvernement, évalue les politiques publiques, vote les lois… ou les rejette.

Publicité

Voilà ce que veulent rappeler les candidats-députés, dans le sillage des grands défenseurs du parlementarisme… tel Victor Hugo, récemment évoqué par des responsables politiques de tout bord. "Grand poète, quel dommage qu'il ait fait de la politique !", écrivait ironiquement Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues. Le préjugé résume bien la position particulière de ce député-écrivain à l'Assemblée. Faisant de la tribune du Parlement sa scène de théâtre, Hugo usa des outils du parlementarisme pour faire mûrir ses idées politiques, et défendit cette instance démocratique contre la menace de souverains avides de pouvoir.

À lire aussi : Habiter
Les Grandes Traversées
56 min

D'un banc à l'autre, Hugo député sans dépit

L'histoire est connue : royaliste dans sa jeunesse, Victor Hugo [1802 - 1885] est progressivement devenu un fervent républicain opérant, avec l'âge, un virage politique à gauche peu commun. Né au début du XIXe, l'homme de lettres s'est laissé traverser par les bouleversements politiques de son siècle. Mais pas question de rougir de ses revirements ! "Mauvais éloge d’un homme que de dire : son opinion politique n’a pas varié depuis quarante ans, écrit Hugo dans Journal des idées et des opinions d'un révolutionnaire en 1830. C’est louer une eau d’être stagnante" ! Son passé de Vendéen monarchiste sera pour lui une sorte de croyance infantile, pour ne pas dire une erreur de jeunesse : "Quand j'étais royaliste et quand j'étais petit", écrit le poète des Contemplations...

C'est en 1832 que l'écrivain entre explicitement dans la mêlée politique, adoptant une position d'opposant au pouvoir en place. Et c'est en terres littéraires qu'elle se révèle d'abord ; dans la préface du Dernier jour d'un condamné (1829), par exemple, il dénonce la façon dont le nouveau régime a vidé de sa substance le débat législatif sur l'abolition de la peine de mort. La plaidoirie qu'il prononce la même année devant le Tribunal de commerce contre l'interdiction par le gouvernement de son drame Le Roi s'amuse est, selon Franck Laurent dans Victor Hugo, écrits politiques (LGF, 2002), un premier exercice d'éloquence publique de celui qui s'illustrera, plus tard, à la tribune de diverses assemblées :

"Dans les deux cas, Hugo adopte une attitude qui sera souvent la sienne : rappeler au pouvoir les principes dont il se réclame, qui le légitiment, et dont pourtant il s'écarte jusqu'au point où il les trahit. Défense sans concessions des libertés publiques, et notamment de la liberté d'expression dans ses diverses formes ; dénonciation des formes actuelles de la pénalité, et à travers elles de la condition faite au peuple dans la société - tels sont alors les principaux combats du poète en politique, qu'il poursuivra sa vie durant."

La Grande table (1ère partie)
27 min

Ultra sous la monarchie restaurée des Bourbons, donc, Hugo se fait plus critique de la monarchie libérale de Louis-Philippe, avant de soutenir la Deuxième République née de la révolution de 1848. Candidat à l'Assemblée constituante, il est élu aux élections complémentaires de juin et siège à droite. Alors que la crise économique entraîne une grande insurrection ouvrière, Victor Hugo est délégué par l'Assemblée pour rapporter ce qui se passe "sur le terrain", comme l'on dirait aujourd'hui. "L'âpreté de la lutte, l'énergie du désespoir déployée par les insurgés lui font comprendre l'ampleur de la misère endurée par les classes populaires", décrit le professeur de littérature Franck Laurent. Une expérience qui le marque profondément ; on semble même en entendre l'écho dans certaines descriptions des Misérables : "dans cette émeute extraordinaire, on sentit la sainte anxiété du travail réclamant ses droits".

De retour à l'Assemblée, Hugo devient alors l'un des rares députés de droite à défendre des mesures sociales et réclamer l'abrogation des mesures d'exception prises par le gouvernement pour mater l'insurrection. Mais il ne rejoint pas tout de suite les bancs de la gauche. Dans l'espoir de voir perdre le général Cavaignac, Hugo soutient la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à l'élection présidentielle. Et pour justifier cette position d'équilibriste, l'écrivain fonde un journal, L'Événement. "Hugo n'est plus seulement un député isolé, trop atypique pour peser réellement : il tend à devenir l'animateur d'une tendance, d'un mouvement d'opinion", souligne Franck Laurent.

Mais cette posture transversale est difficile à tenir. Hugo ne tarde pas à déchanter : le candidat qu'il a soutenu vire à droite et entend bien conserver le pouvoir, quitte à trahir la constitution. Élu député dans une Assemblée législative alors dominée par le Parti de l'Ordre (regroupant les légitimistes, orléanistes et bonapartistes), Hugo s'oppose en républicain convaincu aux mesures conservatrices du président nouvellement élu, auquel il attribue le surnom de "Napoléon le petit". Monté à la tribune, on le voit s'époumoner contre les lois réactionnaires votées par une droite bonapartiste et monarchiste, à la surprise des socialistes de l'Assemblée.

27 min

Du parlement à l'exil, l'influence politique hors les murs

Le coup d'État du 2 décembre 1851 est pour Hugo l'occasion de prouver ses convictions républicaines au Parlement. Hugo tente de défendre l'enceinte démocratique : "Police partout, justice nulle part", lance le député de la Seine devant l'Assemblée ! L'homme, qui n'est pas franchement un révolutionnaire, rejoint les barricades avec un petit groupe de députés de gauche. Cela ne suffira pas à empêcher le projet de révision constitutionnelle qui permettra au premier président de la République française de garder le pouvoir en se faisant souverain du Second Empire, de détricoter les acquis sociaux de la révolution et d'éteindre les espoirs portés par le régime républicain. La police de Bonaparte aura raison de la résistance, le Parlement est dissous, et Hugo, sommé de quitter le territoire français.

"Protester dans le Parlement d'abord ; le Parlement fermé, protester dans la rue ; la rue fermée, protester dans l'exil ; l'exil accompli, protester dans la tombe", écrira Victor Hugo dans Histoire d'un crime (1877), un essai qu'il consacre au coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte. Exilé en Belgique puis à Jersey, Hugo continue de pourfendre le régime du Second Empire.

La Fabrique de l'Histoire
52 min

L'écrivain conserve ainsi dans la défaite son influence politique. Elle est même peut-être plus importante encore qu'à l'Assemblée. Entre 1848 et 1851 en effet, les discours de l'écrivain-député sont sans cesse interrompus et raillés, raconte Philippe Mangeot sur France Culture : "On lui rappelle qu'on n'est pas au théâtre, on l'invite à retourner à la Porte-Saint-Martin…". À la première opposition un peu vive, les députés "de métier" renvoient Hugo à ses tâches littéraires, comme pour lui rappeler que sa place est à la fiction et non à la politique.

Pour autant, Hugo ne cessera de défendre le rôle de l'Assemblée. Mais en tant qu'homme issu de la "société civile" comme on le dirait désormais, et surtout en qualité d'écrivain qui ne sacrifia jamais son œuvre littéraire au profit d'ambitions politiques, il se rend compte que ce n'est pas forcément dans l'agora parlementaire peuplée de députés que le discours politique est le plus audible : "Le discours strictement politique y est un discours inutile parce qu'il est parlé à l'intention de ceux qui ne veulent pas l'entendre, analyse Philippe Mangeot. De ce point de vue, la chance ou le génie politique de Hugo, a été de déplacer le lieu de la parole politique ailleurs, en exil". Il tire parti de cette situation pour s'exprimer hors des lieux et des formes canoniques de l'intervention politique et ainsi passer des messages qui, dans le cadre institutionnel, ne pouvaient être compris par les hommes politiques dont il s'agissait justement de combattre les intentions.

Les Nuits de France Culture
1h 59

Dans la presse, les publications à tonalité politique de l'illustre exilé rencontrent un grand succès : Napoléon le Petit (1852) par exemple, pamphlet vengeur, touche un large public malgré sa clandestinité. Au-delà de ses écrits, ce ban consolidera la stature d'opposant politique de Hugo. Car tout au long du règne de Napoléon III, en France comme dans le monde, on devait constater ce paradoxe résumé par Franck Laurent :

"L'un des plus grands écrivains français vivants, incontestablement le plus lu et le plus traduit, ne résidait pas sur le sol français, y était interdit de séjour et persistait à ne pas rentrer avant la République".

De retour en France après la proclamation de la Troisième République, en 1870, il est élu à l'Assemblée nationale, avant d'entrer au Sénat cinq ans plus tard. Se tenant à distance de l'exécutif, Hugo se préfère "orateur à la tribune", "voyant" qui veut "avertir son pays", "prophète" qui "éclaire les hommes d'État" comme il l'écrit dans Napoléon le Petit. Le poète descendu dans l'arène politique à la recherche de "l'influence et non [du] pouvoir" a ainsi su, par la puissance de son verbe, porter haut ses convictions politiques, de l'abolition de la peine de mort à la lutte contre la pauvreté.

Défenseur du bruyant parlementarisme

En tout, Hugo aura fait partie d'assemblées parlementaires pendant 14 ans (Chambre des pairs de 1845 à février 1848, assemblées constituante, puis législative de février 1848 à décembre 1851, assemblée de Bordeaux en février-mars 1871 et, enfin, le Sénat à partir de 1875). On lui doit des morceaux d'éloquence parlementaire, notamment un amendement en faveur de l'abolition de la peine de mort à tous les crimes dès 1848, un projet de loi pour l'amnistie des communards, la défense de la proposition de création d' un comité d'assistance publique contre la misère, ou encore un discours au Congrès en faveur de la création des "États-Unis d'Europe".

Et bien qu'il fut moqué à l'Assemblée, l'écrivain défendit le pouvoir parlementaire. En particulier lorsque Louis Bonaparte voulait faire taire la tribune qu'il jugeait trop bruyante et dont il qualifiait dédaigneusement les activités de "parlementarisme". "Que dites-vous de parlementarisme?... Parlementarisme est une perle !", répondait Hugo dans son pamphlétaire Napoléon le Petit :

"Le 'parlementarisme', c’est-à-dire la garantie des citoyens, la liberté de la discussion, la liberté de la presse, la liberté individuelle, le contrôle de l’impôt, le droit de savoir ce qu’on fait de notre argent, le contrepoids de l’arbitraire (...) tout cela n’est plus… Aujourd’hui, plus de tapage, plus de vacarme, plus de partage, de parlementarisme. Le corps législatif, le sénat, le conseil d’État sont des bouches cousues. On n'a rien à craindre de lire un beau discours le matin en s'éveillant. C'en est fait de ce qui pensait, de ce qui créait, de ce qui parlait, de ce qui brillait, de ce qui rayonnait dans ce grand peuple." Victor Hugo

Alors que le système parlementaire était menacé, Hugo entendait rappeler qu'il était nécessaire à la démocratie dans la mesure où il participe de la séparation des pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif. Comme le théorisait Montesquieu, l'objectif de cette distinction est d'assurer l'équilibre des missions souveraines : "Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir".

"Je veux l'influence, pas le pouvoir"

Concerné, Hugo a même proposé dans son Napoléon le Petit, au lendemain de l'humiliant coup d'Etat, un programme de refonte des institutions. Entre deux trois invectives contre ce "filou" de Napoléon III, Hugo préconise la décentralisation administrative au profit d'une fédération de communes plus autonomes, une garde nationale citoyenne à la place de l'armée permanente, la fin de la nomination d'une magistrature inamovible, la séparation totale de l'Église et de l'État, la démocratisation d'une instruction publique, gratuite et laïque… Des principes que reprendront à leur compte les députés des futures assemblées, de gauche comme de droite.