Emil Bührle, marchand de canons et collectionneur d'art sans scrupules

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Emil Bührle, marchand de canons et collectionneur d'art sans scrupules

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Emil Bührle photographié dans sa galerie de Zurich, en Suisse, en 1954.
Emil Bührle photographié dans sa galerie de Zurich, en Suisse, en 1954.
© Getty - DMITRI KESSEL / THE LIFE PICTURE COLLECTION

La collection d'Emil Bührle est visible en France pour la première fois. Une exposition polémique... Il faut dire que le collectionneur, qui a fait fortune en vendant des armes, notamment au IIIe Reich, a acquis pendant l'Occupation, à bien peu de frais, plusieurs œuvres spoliées aux Juifs.

On ne peut pas nier qu'il s'agisse de l'une des collections les plus exceptionnelles constituées au XXe siècle autour de l'impressionnisme. Mais l'amateur d'art dont il est question, Emil Bührle, n'était pas des plus fréquentables. Marchand d'armes de la première heure (il vend des canons à l'Allemagne de l'entre-deux-guerres alors que celle-ci n'avait pas le droit de se réarmer), Bührle utilise sa fortune en achetant des toiles pendant l’Occupation, sans se montrer très regardant sur leur provenance... ce qui ne l'empêche pas de jouer les oies blanches, une fois la guerre terminée. Le musée Maillol, à Paris, qui expose sa collection, ne nie pas cette part d'ombre, consacrant une pièce aux œuvres spoliées de la collection Bührle. Mais l'indulgence dont fait preuve la muséographie vis-à-vis du collectionneur, qualifié de "scrupuleux", et l'insistance à rappeler que la majorité des œuvres de la collection ont été achetées dans les années 1951-1956, interpellent. Au moins autant que les jeux de mots un peu douteux qui circulent sur les réseaux sociaux du musée à travers des articles qu'ils relayent ("Bührle, une collection canon !"), ou même dans la bouche d'une guide tout sourire, comme nous l'avons entendu sur place ("pardonnez-moi l'expression, mais Bührle va rectifier le tir par rapport à ses choix de départ").

Bref... qui était Emil Bührle, et pourquoi on ne peut vraiment pas le qualifier de "collectionneur scrupuleux" ? Exposons, mais contextualisons. Nous avons retracé son parcours à l'aide d'éléments trouvés dans la muséographie de l'exposition, mais aussi grâce aux éclairages d'Emmanuelle Polack, historienne de l'art, spécialiste du pillage d’œuvres d'art durant la Seconde Guerre mondiale.

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Emil Bührle le marchand d'armes : l’art de fournir tous les râteliers

Né en 1890 dans l'Empire allemand, enrôlé dans l’armée allemande durant la première Guerre mondiale, Bührle épouse, après l'armistice, Charlotte Schalk, devenant ainsi le gendre d’un banquier actionnaire d’une usine de machines-outils, à Magdebourg. Celui qui avait fait des études de littérature et d'histoire de l'art à Munich découvre ainsi l'industrie de l'armement, lorsque son beau-père lui ouvre les portes de l'usine. Bührle se rendra ensuite en Suisse pour se perfectionner dans la fabrication des canons et réorganiser l’usine d’Oerlikon. Là-bas, “il achète le brevet d’un canon qui sera perfectionné pendant le ‘réarmement caché’ de l’Allemagne et interdit depuis le Traité de Versailles de 1919”, explique un cartel dans l’exposition du musée Maillol. En 1937, Bührle devient l’unique propriétaire de l’usine, et fournit en armes la France et la Grande-Bretagne, qui s’affolent de voir l'Allemagne se réarmer. Cette même année, Bührle accède opportunément à la citoyenneté suisse. 

En 1940, suite à l’occupation allemande, la France interrompt ses commandes de livraisons, de même que la Grande-Bretagne. “Poursuivant une nouvelle stratégie politique, les autorités fédérales suisses incitent Bührle à livrer des armes et des munitions à l’Allemagne”, explique ce même cartel, dédouanant le collectionneur. À Paris, le représentant de Bührle auprès de l’Office d’armement du Reich n'est autre que l’homme d’affaires Rudolf Ruscheweyh, membre de l’Abwehr, une ancienne organisation de l'armée allemande (elle opérait depuis 1921...) qui, dans les pays occupés, luttait contre la Résistance. 

"Sa fortune passe de 1940 à 1944 de 140 000 francs suisses à 127 millions. Ses usines sont inscrites sur la liste noire des Alliés en 1945 au titre de la collaboration" écrivait récemment le journaliste Philippe Dagen dans Le Monde.

Les années de guerre permettent au groupe industriel de Bührle, devenu international, de prospérer et de se diversifier. À partir de 1951, c'est cette fois l'armée des Etats-Unis, l'OTAN et l'armée suisse qu'il fournit en armes, précise la frise chronologique de l'exposition consacrée à la vie du personnage. 

La mise en place d'un réseau et des arrangements avec Göring pour acheter des œuvres à bas prix

Pendant la guerre, via notamment la prestigieuse et très peu regardante galerie Fischer de Lucerne en Suisse, Emil Bührle achètera plusieurs toiles du marchand d’art et galeriste juif Paul Rosenberg (le grand-père de la journaliste Anne Sinclair) pour un million de francs suisses, ainsi que d'autres œuvres spoliées. En effet, exilé aux Etats-Unis en 1940, Rosenberg avait dû abandonner à Paris, Bordeaux et Libourne, plusieurs de ses toiles. Aucune n’échappera aux mains des nazis. En 1942, il écrit à l'éditeur Walter Feilchenfeldt :

Je sais qu’à Paris l’on vend mes biens et que probablement ils trouveront asile en Suisse afin qu’ils puissent mieux disparaître. Tout cela se solutionnera à la fin de la guerre et j’espère bien les retrouver.

"Collectionneur depuis les années 1930, [Bührle] profite d’une formidable opportunité commerciale : le pillage par l’unité spéciale chargée de rapatrier en Allemagne les objets qui avaient un intérêt pour les nazis, l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg ou ERR, des collections juives françaises, et les trafics entre le Jeu de paume, quartier général de l’ERR, et les marchands suisses", écrivait encore Philippe Dagen dans ce même article du Monde. 

Dans son ouvrage Le Marché de l’art sous l’Occupation (éditions Tallandier) qui vient de paraître, l’historienne de l’art Emmanuelle Polack fait elle aussi la lumière sur la manière dont Emil Bührle a acquis de multiples tableaux de collection, notamment par l’intermédiaire de son ami Hans Wendland ainsi que du marchand d’art émigré, Fritz Nathan. Qui était ce Wendland ? Un marchand d'art à la tête de "l'un des plus importants groupes de malfaiteurs intervenant sur le marché de l’art français", ainsi que “l’un des plus fidèles intermédiaires de la galerie Fischer”, dénonce Emmanuelle Polack dans son ouvrage. L'historienne y révèle également les petits arrangements d’Emil Bührle avec Hermann Göring, second personnage politique du IIIe Reich, immédiatement à la droite d’Hitler :

Au cours des interrogatoires qu’il subit au lendemain de la guerre, Wendland reconnut être un proche du marchand d’armes suisse et amateur d’art Emil Bührle. Wendland était son conseiller artistique et se chargeait du transport en Suisse des tableaux que Bührle achetait à Paris, via l’état-major de Göring. Bührle de son côté approvisionnait Göring en devises suisses. Autre intermédiaire à la solde du marchand d’armes Bührle, l’affairiste allemand Rudolf Ruschewey, muni d’un laissez-passer diplomatique et qui pouvait à ce titre aisément se déplacer entre Paris, l’Allemagne, la Suisse et la principauté du Liechtenstein. L’intermédiaire faisait lui aussi transiter en Suisse un certain nombre d’oeuvres volées en France en général et à Paris en particulier.

Des visiteurs du musée Maillol admirent le "Champ de coquelicots près de Vétheuil", de Claude Monet, pièce de la collection E.G. Bührle, le 2 avril 2019
Des visiteurs du musée Maillol admirent le "Champ de coquelicots près de Vétheuil", de Claude Monet, pièce de la collection E.G. Bührle, le 2 avril 2019
- Hélène Combis

Et pourquoi ne pas simplement plaider l’innocence et la bonne foi ?

Après la guerre, les Alliés missionnent le lieutenant-colonel britannique Douglas Cooper, historien de l'art, pour récupérer les œuvres spoliées par les nazis. Appartenant au corps des "Monuments men", il est notamment chargé de mener l'enquête concernant le marché de l'art suisse sous l'Occupation. Douglas Cooper retrouvera soixante-dix-sept œuvres “confisquées”, dont treize figurent en bonne place... dans la splendide collection d'Emil Bührle. 

Et lorsque Paul Rosenberg, qui n'avait pas attendu pour faire le tour des galeries d’art suisses à la recherche de ses œuvres, interroge Bührle sur ses acquisitions, celui-ci plaide l’innocence et la bonne foi... En atteste cette lettre qu’il écrit à Rosenberg en octobre 1945, relayée par Emmanuelle Polack dans son ouvrage : 

Je ne suis pas le seul qui ait acheté de tels tableaux chez la galerie Fischer à Lucerne bien que mes achats soient quant au volume les plus importants. (...) Vu que la galerie Fischer à Lucerne est une importante maison suisse jouissant d’une bonne réputation, je n’avais aucun motif de me méfier de ces tableaux offerts (à la vente). Je dois ajouter qu’au moment où j’ai effectué les achats de tableaux en question chez Fischer, les avertissements des Alliés n’avaient pas encore paru.

Pourtant, comme le rappelait encore Philippe Dagen dans Le Monde, la galerie Fischer, à la réputation vantée par Bührle, avait procédé en 1939 à une vente aux enchères de 125 lots d'art spoliés et considérés comme "dégénérés", le vendeur étant le IIIe Reich : "_108 peintures et 17 sculptures saisies dans des collections privées ou publiques, toutes considérées comme relevant de l’_entartete Kunst".

En savoir plus : Le pillage organisé
LSD, La série documentaire
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Notons enfin que Bührle a le culot de proposer à Rosenberg de lui restituer 80% de ses tableaux, si ce dernier accepte de sacrifier 20% de sa collection. C'est ce que relate encore Emmanuelle Polack dans son livre : 

Il essuie un refus catégorique. Rosenberg souhaite dorénavant que les négociations soient traitées par la voie officielle de gouvernement à gouvernement, et déclare vouloir “ne pas être mêlé à aucune combinaison qui ne soit pas légale ni en France ni en Suisse".

Il faut attendre 1948 pour que Bührle soit condamné par le Tribunal Fédéral suisse, ainsi que tout détenteur d’œuvres spoliées, à restituer les toiles. Il continue de jouer les innocents et va jusqu'à intenter un procès à la galerie Fischer, qu’il gagne en 1951, se faisant ainsi rembourser chacune des œuvres spoliées achetées par leur entremise.

Parmi les œuvres restituées par Bührle à Rosenberg, après la guerre, et présentées comme telles par le Musée Maillol, on trouve Deux nus, d’Edgar Degas, et Harmonie bleue, d’Henri Matisse. Le collectionneur a également dû rendre une oeuvre à Alexandrine Rothschild (La Maison avec tournesols, de Vincent Van Gogh), et une autre à Alfred Lindon (Les Courses d’Auteuil, de Pablo Picasso).

Mais Emil Bührle ne se résignait pas à se séparer de ces toiles spoliées. Grâce à sa colossale fortune de marchand d'armes, il rachètera à leurs propriétaires initiaux neuf de ces œuvres spoliées ; et notamment, à Paul Rosenberg, La Liseuse, de Camille Corot, Le Port de Rouen de Pissarro, Avant le départ, d’Edgar Degas, et Roses et tulipes dans un vase, d’Edouard Manet.

Lettre "par avion" d'Emil Bührle à Paul Rosenberg, datée du 6 juillet 1948
Lettre "par avion" d'Emil Bührle à Paul Rosenberg, datée du 6 juillet 1948

Aujourd'hui, ce somptueux patrimoine est géré par la fondation Bührle, créée à Zurich en 1960 par les deux enfants du collectionneur, Dietrich et Hortense, après la mort par crise cardiaque de celui-ci. En 2006, cette fondation s'est rapprochée du Kunsthaus (maison de l'art) de Zürich, qui abritera la collection dès 2020, après des travaux d'agrandissement. Le directeur de la fondation ? L'historien de l'art Lukas Gloor, un fervent défenseur de la "bonne foi" de Bührle.