Comment préserver la spontanéité de l'écriture manuscrite en créant un alphabet numérisé ? La graphiste et typographe Emilie Rigaud a la solution ! Son travail est présenté depuis samedi au festival "Viva Villa" à la Collection Lambert à Avignon.
Exposée à la Collection Lambert à Avignon jusqu'en janvier 2021 suite à sa résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto, Emilie Rigaud est en train d’inventer la typographie du futur.
La fabrique de lettres
Graphiste, calligraphe, diplômée de japonais, elle dirige l’une des rares fonderies de caractères françaises : “A is for...” Elle y fabrique des lettres : les dessine, les code, les sculpte.
Emilie Rigaud : "La lettre ne dit pas la même chose selon qu’elle est habillée d’une façon ou d’une autre façon. Par exemple, on a des caractères qui font tout de suite très littéraires, qui parlent avec une certaine autorité. Et on a des caractères qui sont plus sympathiques on va dire. Par rapport à ce 'a'-là, ce 'à'-ci, effectivement, il est différent, et je suis plus attirée vers l’un ou vers l’autre. Je fabrique moi-même des typos donc selon ce que j’ai à dire, je vais fabriquer le matériau dont j’ai envie. Ce qui me plaît moi, c’est l’imperfection. Le fait qu’on ne peut pas prévoir à l’avance là où les lignes vont tomber. Si on fait une typo tout de suite numérique, ce qui est possible aussi, on aura beaucoup moins de surprise. Ce que j’aimerais faire, c’est que l’ordinateur ne prenne pas le pas sur l’humain et qu’on retrouve un peu d’imperfections, de choses organiques, plus que si on était dans du vectoriel froid et numérique de suite. On peut faire à l’infini des variations. La mode évolue, les contraintes techniques évoluent, ce qu’on peut faire avec les technologies aujourd’hui n’a rien à voir même avec ce qu’on faisait il y a quinze ans."
Répondre à de nouveaux besoins
En 2009, c’est en observant une lacune dans l’édition qu’elle crée le caractère “coline” : "J’avais remarqué que dans les livres de poche qu’on trouve en France, c’était toujours les mêmes deux, trois caractères qui étaient utilisés, et qui n’étaient pas forcément adaptés aux contraintes du livre de poche. Parce que le livre de poche, c’est un petit objet, on veut mettre pas mal de texte dans peu d’espace pour que ça ne coûte pas trop cher à produire. Et donc il faut faire un caractère adapté, qui ne prend pas trop d’espace."
Après le succès de “coline”, largement utilisé au Québec, puis la création de plusieurs caractères inspirés de la culture japonaise, Emilie part en résidence à Kyoto pour creuser une piste inédite : inventer une typographie nouvelle pour plus de 2 000 signes du système d'écriture japonais, dans un caractère mécanique, numérisé, mais qui intègre l’émotion du geste de la main.
Geste libre et compression mécanique
Emilie a donc travaillé des mois avec un maître calligraphe de Kyoto. "Ça me fascine d’autant plus cette façon de faire rentrer des grandes calligraphies qui ont été tracées avec un pinceau, avec de l’encre, et de les faire rentrer dans des petites cases qui sont carrées, parce que la typographie au départ c’est des morceaux de plomb, donc il faut bien que les signes restent au cœur de leur carré. Et cette tension entre le geste libre de l’écriture et la typographie qui vient compresser de façon mécanique un signe dans une petite forme, c’est vraiment fascinant. A force d’écrire, d’écrire les lettres, on trouve des formes qui viennent du signe lui-même. Plus on trace vite, plus le signe est déformé. C’est ce qu’on appelle la cursivité du signe. Moi j’ai figé ce processus de transformation en quatre étapes, qui vont vraiment de la calligraphie la plus libre, du style le plus cursif, jusqu’à la typographie, qui elle est beaucoup plus carrée et méthodique. Donc par exemple le signe 'voler', 'tobu', on voit les traits qui se connectent, et on arrive à des traits qui sont beaucoup plus soit verticaux, soit horizontaux que ce qu’on avait au départ, qui était beaucoup plus souple et beaucoup plus rond. Alors pour moi, la version la plus intéressante, sur ces quatre étapes, du plus cursif au plus typographique, c’est celle qui est juste avant la typographie. On lit tout à fait le signe, il est tout à fait lisible, mais il apporte déjà un peu de mouvement et de déformation de la main." C’est donc sur cette 3e étape qu’Emilie se concentre pour fabriquer sa nouvelle famille de caractères, qu’elle doit décliner pour les centaines de signes japonais.
Allers-retours cursifs
Historienne de la typographie nipponne, Emilie se nourrit de ses recherches pour apporter au japonais, marqué par la gravure et l’estampe, l’expérience de siècles d’expérimentations sur la cursivité dans la typographie latine. Ce voyage entre typographie latine et japonaise lui permet en retour de pousser ses réflexions sur le dessin dans le caractère latin : "Le prochain défi, c’est des typos qui font comme si elles avaient été écrites d’un seul trait, mais qui en fait sont monochasses, c’est-à-dire que chaque lettre est enfermée dans sa petite boîte de lettre. C’est vraiment le summum de la tension entre l’écrit et la mécanique. J’ai toujours dans mes tiroirs des tas de caractères qui attendent d’être finis. Pour le coup, des caractères d’alphabet latin. Le japonais, c’est que le début, ça m’a donné des nouvelles idées pour essayer d’autres choses sur la typographie japonaise. Donc déjà avec la typographie latine et japonaise, je pense qu’il n’y a pas de quoi s’ennuyer pour les 100 prochaines années."
A voir
Exposition Viva Villa ! Collection Lambert, Avignon, du 24 octobre au 10 janvier 2021