
Des lampadaires arrachés, des manifestants incontrôlables, des immeubles bourgeois pris d'assaut... Non, il ne s'agit pas de Paris en cette fin d'année 2018, mais de Paris en octobre 1909.
Des grilles d'arbres arrachées, des conduites de gaz percées, des commerces pillés, des jets de pierres, un déploiement inédit des forces policières... non, il ne s'agit pas de scènes vues dans l'Hexagone ces derniers jours, suite à l'ampleur prise par le mouvement des "gilets jaunes". Ces émeutes se sont déroulées à Paris il y a 110 ans, en 1909, et elles n'avaient pas pour cible le gouvernement français, mais l'Eglise et la monarchie espagnoles. L'émission La Fabrique de l'histoire revenait sur ces événements le 18 décembre 2018, en compagnie de la maître de conférences en sociologie Anne Steiner.
L'embrasement spontané d'une "émeute révolutionnaire"
Autrice de l'ouvrage Le Goût de l'émeute : manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la Belle Epoque (2012), elle y raconte cette grande colère spontanée que les journaux de l'époque avaient qualifiée d'"émeute révolutionnaire" - sous la IIIe République on parlait d'"émeute" et non pas de "manifestation" -, et qui avait été très durement réprimée par les forces de l'ordre. C'était le 13 octobre 1909, dans Paris. Et voici un extrait du livre dépeignant les faits, qui était lu dans l'émission :
Bientôt s’élevèrent des barricades construites avec des matériaux hétéroclites : bancs brisés, tables et chaises prises aux terrasses des cafés, brouettes abandonnées par les balayeurs, matériaux pris dans des chantiers, arbres sectionnés. Des pierres furent lancées sur les vitres des immeubles bourgeois. On avait voulu laisser les manifestants dans l’obscurité la plus totale en n’allumant pas les becs de gaz. Ils s’éclairèrent en crevant les tuyaux de plomb des réverbères pour en faire jaillir le gaz, aussitôt enflammé. Puis ce fut au tour des kiosques à journaux de brûler. Le feu appelant le feu, les barricades elles-mêmes se transformèrent en gigantesques bûchers, alimentés par l’apport continuel d’objets divers provenant des commerces et des cafés pillés, des voitures saccagées, et des débris de mobilier urbain. Armés de pioches et de pelles prises dans les chantiers ou apportées par des terrassiers participant au rassemblement, les manifestants entreprirent de dépaver les rues pour disposer de projectiles à lancer contre les forces de l’ordre.
Les motifs de cet embrasement ? L'exécution d'un intellectuel espagnol anarchiste, Francisco Ferrer
La différence est quand même de taille : contrairement à celles de "gilets jaunes", cette manifestation de grande ampleur, improvisée, n'avait pas pour cible la politique gouvernementale, mais... l'Eglise catholique et la monarchie espagnoles. Pour bien reconstituer les faits, il s'agit de remonter encore un peu le temps : en juillet 1909, des émeutes avaient éclaté à Barcelone durant ce qui avait été appelé "la Semaine tragique", liées à la protestation contre l’envoi de réservistes au Maroc pour participer à la Guerre de Mélilla, comme l'expliquait encore Anne Steiner : "Il y avait eu une journée le 26 juillet où quatre-vingt bâtiments, essentiellement religieux, avaient brûlé ; trois jours d’émeutes avec soixante-quinze morts, des milliers de blessés, énormément d’arrestations..."

Parmi ces personnes arrêtées, Francisco Ferrer, une grande figure intellectuelle (fils de paysans et autodidacte) mondialement connue : pédagogue, libertaire, franc-maçon, néto-malthusien, Ferrer est accusé, par le clergé notamment, d'être l'instigateur de la Semaine tragique. Il faut dire qu'il était aussi le fondateur, à Barcelone, de l’École moderne, devenue rapidement un symbole de résistance à la monarchie et à l’Église.
Après un procès expéditif et parodique, il est condamné par un tribunal militaire à être fusillé dans les fossés de Montjuïc à Barcelone, comme le racontait Télérama en avril 2016 :
Dès l’annonce de sa mort, la colère est spontanée parmi ceux que "Le Matin" appelle alors, en ces temps de non politiquement correct, « le public boulevardier ». Les menaces verbales sont d’une rare violence : le roi d’Espagne Alphonse XIII est traité de « jeune crétin royal » et il est prophétisé que « quand il crèvera, il n’y aura pas dans le monde entier un homme de cœur pour verser un pleur sur sa royale charogne ». Les camelots des rues distribuent des ballots entiers d’éditions spéciales de La Guerre Sociale et de L’Humanité.

La colère gagne Paris, et des manifestations-émeutes éclatent aussi en Italie, à Prague, à New York... et jusqu’en en Amérique latine, comme en témoigne encore Anne Steiner dans La Fabrique de l'histoire. Dans la capitale française, le mouvement s'organise sous la houlette de la CGT, du Parti socialiste-SFIO et de la mouvance anarchiste. Sitôt l'annonce de la mort de Ferrer faite, 20 000 personnes se retrouvent le soir du 13 octobre 1909 dans l'idée de manifester devant l'ambassade d'Espagne aux cris de "Vive Ferrer !" et "A bas la calotte !" Mais comme l'accès en est bloqué, l'événement populaire devient incontrôlable. Anne Steiner :
[Ferrer] a été exécuté dans les heures qui ont suivi le verdict et on ne s’attendait pas à ce que ce soit si précipité, donc même les forces de l’ordre n’ont pas pu s’organiser : la garde républicaine est mobilisée au dernier moment, c’est un peu la cohue des deux côtés. Les manifestants se retrouvent face à un barrage policier, ils veulent absolument accéder à l’ambassade, et c’est le début des violences.

Comment Paris a orchestré son retour vers l'ordre social
Le Monde illustré publiera des photos de cette journée montrant les manifestants précédés de cuirassiers à cheval. Les manifestants répondent aux coups de sabre des policiers par des jets de poivre dans les yeux. Parmi les 500 membres des forces de police, on comptera un mort : l'agent Dufresne, dont les funérailles seront célébrées en grande pompe à Notre-Dame. L'histoire, par la voix d'Arnaud Houte également invité à La Fabrique de l'histoire du 18 décembre, rapporte même qu'il s'en est fallu d'un cheveu pour que le célèbre préfet de police de l’époque Louis Jean-Baptiste Lépine (qui créera plus tard le concours Lépine) y passe aussi : "Le jour de la manif du 13 octobre 1909, un coup de feu touche la barbichette du préfet."

Cette manifestation nocturne sera immortalisée un an plus tard sous le pinceau du naturaliste Jules Adler, surnommé "le peintre des humbles". "On n'avait jamais vu ça [...] comme ça gueulait" réagit quant à lui l'écrivain Louis Guilloux.
Au lendemain de cette émeute, la presse réagit avec ferveur : "Bravo Paris ! On te croyait mort : tu n’étais qu’endormi […] tu as besoin de t’aguerrir", peut-on ainsi lire dans les colonnes de l'hebdomadaire des socialistes insurrectionnels, La Guerre Sociale.
Face aux risques de nouvelles mobilisations, un cadre juridique et institutionnel est posé pour la première fois concernant les manifestations : alors qu'une nouvelle mobilisation est prévue le 17 octobre, on met en place un Comité d'organisation chargé de veiller à ce qu'elle se déroule paisiblement, et le parcours est négocié avec les forces de l'ordre.