"En France, on n'adapte pas encore le discours politique en fonction des réseaux sociaux"

Publicité

"En France, on n'adapte pas encore le discours politique en fonction des réseaux sociaux"

Par
Google et Twitter publient en temps réel les thèmes les plus recherchés et les plus abordés par les internautes (ici, Google Trends)
Google et Twitter publient en temps réel les thèmes les plus recherchés et les plus abordés par les internautes (ici, Google Trends)
- Google Trends

Facebook, Twitter et Google offrent une quantité astronomique d'informations sur les préoccupations de l'électorat. Mais les candidats sont encore réticents à en utiliser toutes les possibilités. Enquête dans les équipes web de François Fillon et d'Alain Juppé pendant la primaire.

Il est toujours possible en 2016 de suivre une élection comme dans les années 80 : interview radio le matin et émission télé le soir (Jean-Pierre Elkabbach est toujours là). Mais du côté des candidats, Internet a changé la donne : les équipes de campagne sont mobilisées en permanence pour diffuser le message de leur champion :"lorsqu'il tient un meeting, qu'il est invité par un média et le reste du temps aussi, on a une équipe dédiée à ça", explique Gautier Guignard, qui dirige la campagne digitale de François Fillon (quatre personnes à temps plein).

Même discours dans l'autre camp avec Eve Zuckerman, en charge de la stratégie numérique d'Alain Juppé. Mais cette franco-américaine voit une grande différence avec les États-Unis : "j'ai travaillé comme bénévole dans la campagne de réélection d'Obama et comme consultante dans celle de Rahm Emanuel à la mairie de Chicago : là bas, Internet sert aussi à adapter le discours aux thèmes les plus abordés ou les plus recherchés par les internautes. En France, Internet sert surtout à faire passer le message du candidat."

Publicité

Internet reste avant tout un canal de diffusion

"Il y a encore une utilisation des réseaux sociaux très "top-down" (du haut vers le bas, NDLR) au sein des partis politiques français", résume Leendert de Voogd, PDG de Vigiglobe, entreprise française d'analyse des réseaux sociaux en temps réel.

"On utilise Facebook et Twitter comme un autre canal d'expression et de communication en plus des médias traditionnels. C'est d'ailleurs un moyen très efficace, sans filtre, qui permet de toucher un très grand nombre de personnes à un coût relativement faible."

Pour afficher ce contenu Twitter, vous devez accepter les cookies Réseaux Sociaux.

Ces cookies permettent de partager ou réagir directement sur les réseaux sociaux auxquels vous êtes connectés ou d'intégrer du contenu initialement posté sur ces réseaux sociaux. Ils permettent aussi aux réseaux sociaux d'utiliser vos visites sur nos sites et applications à des fins de personnalisation et de ciblage publicitaire.

Gautier Guignard confirme, au lendemain du débat d'entre deux tours de la primaire : "sur les sept derniers jours, nous avons mis en ligne 47 publications sur Facebook et avons atteint 9 millions de personnes uniques. Les posts les plus puissants atteignent 500.000 à 600.000 personnes". Des chiffres précis et actualisés en direct que le réseau social met à disposition de tous ceux qui veulent optimiser la diffusion de leur message, via son outil Facebook Analytics, et dont on peut voir un aperçu public en consultant le nombre de "j'aime" sur la page de François Fillon.

"L'impact du digital est essentiel", ajoute Gautier Guignard. "Si vous n'êtes pas sur les réseaux sociaux, vous privez votre candidat d'une visibilité supplémentaire très forte. Sur le débat d'entre deux tours regardé par 5 millions de téléspectateurs sur TF1 et France 2, nous avons touché 3 à 4 millions de personnes en plus via Facebook : des internautes qui n'avaient peut-être pas vu l'émission et qui en ont retenu les principaux passages grâce aux extraits que nous avons choisis et mis en avant."

Le maître ès digital de François Fillon suit également avec attention le nombre d'engagements, une statistique qui additionne les nombres de "j'aime", de commentaires et de partages sur Facebook : "autour de 250.000 par semaine, c'est le nombre de personnes qui interagissent avec les contenus que nous publions et qui amplifient notre message".

In fine, ces statistiques peuvent même devenir un élément de communication, "à quelques jours du premier tour de la primaire, j'ai contacté des journalistes pour leur dire que François Fillon avait doublé Alain Juppé en nombre de "j'aime" sur Facebook : on a vu sur les réseaux sociaux avant tout le monde que nous étions sur une bonne dynamique". Leendert de Voogd évoque aussi l'exemple du référendum sur le Brexit au Royaume-Uni : "les réseaux sociaux ont permis de savoir avant les sondages que le camp du "leave" pouvait l'emporter. Nous avons annoncé le Brexit vers 19h, avant les résultats officiels (voir tweet ci-dessous).

Pour afficher ce contenu Twitter, vous devez accepter les cookies Réseaux Sociaux.

Ces cookies permettent de partager ou réagir directement sur les réseaux sociaux auxquels vous êtes connectés ou d'intégrer du contenu initialement posté sur ces réseaux sociaux. Ils permettent aussi aux réseaux sociaux d'utiliser vos visites sur nos sites et applications à des fins de personnalisation et de ciblage publicitaire.

Sur Twitter aussi, la stratégie des équipes de campagne est rodée : "nous avons environ 1.500 relais actifs", lance Gautier Guignard, "des personnes que nous avons contactées parce que nous avons avons vu qu'elles étaient fillonistes ou qui nous ont rejoints quand nous avons lancé des campagnes "rejoignez-nous, engagez-vous" à destination des internautes : on appelle ça notre "e-force", ils tweetent et retweetent nos messages, tout est déterminé par échange de mails... Enfin nous sommes aussi présents sur LinkedIn et Youtube".

Sur Twitter, Eve Zuckerman se sert de Synthesio, un outil qui permet de relever les thèmes et les éléments de langage les plus utilisés : "avec les statistiques mis à jour par Facebook et Twitter, cela nous permet de mesurer la diffusion d'un message que nous voulons faire passer. Enfin, nous avons aussi utilisé Google pour faire la promotion du livre d'Alain Juppé "De vous à moi", exclusivement disponible sur le web. Nous avons acheté des publicités qui apparaissaient quand l'internaute tapait "livre alain juppé" ou "de vous à moi" dans le moteur de recherche. Google Trends (l'outil d'analyse de Google) nous a aidé à trouver les mots clefs les plus adaptés."

Espace militant du site de François Fillon réservé à ceux qui veulent aider le candidat sur les réseaux sociaux
Espace militant du site de François Fillon réservé à ceux qui veulent aider le candidat sur les réseaux sociaux
- fillon2017.fr

Le discours politique s'inspire très peu de l'avis des internautes

"Mais globalement, tous ces outils servent à améliorer la diffusion du message du candidat, pas à l'adapter à ce que disent les internautes", observe Leendert de Voogd, "pourtant, dans cette masse d'informations spontanément partagée sur les réseaux sociaux, il peut y avoir des éléments très importants pour cerner les points faibles de son adversaire. Exemple : lorsque Alain Juppé était le grandissime favori des sondages, des événements de sa campagne avaient été moqués ou mal reçus sur les réseaux sociaux, sa mention du magasin Prisunic, sa position vis à vis de François Bayrou ou le ralliement de Valérie Pécresse à sa campagne... Ces informations sont intéressantes car elles sont reprises de manière spontanée par les internautes, ils y réagissent sans qu'on le leur demande. Dans une campagne, faire remonter ces choses là peut permettre d'alimenter une stratégie de communication. Cela ressemble beaucoup à ce qu'on peut trouver dans un sondage qualitatif."

Au delà des grands thèmes de préoccupation des électeurs bien connus par les responsables politiques (Islam, chômage, économie, agriculture, Union européenne étaient les thèmes les plus recherchés sur Google pendant le débat de la primaire de l'entre deux tours, voir la photo en haut de l'article), Internet et les réseaux sociaux permettent de mesurer l'humeur des internautes à un instant t, les "trending topics" de Twitter par exemple (les sujets tendances) : des sujets parfois absent du discours politique ou du traitement médiatique traditionnel et pourtant présents dans les discussions en ligne des internautes. "Les réseaux sociaux peuvent parfois être annonciateurs d'un mouvement de fond de l'opinion qu'on peut ensuite observer dans les sondages et dans la réalité", explique Leendert de Voogd, "mais en France, on reste encore trop dans un modèle de communication à la papa, on n'est pas suffisamment à l'écoute, on reste trop distant par rapport à ce contenu qu'on pourrait utiliser de manière opérationnelle et dynamique. On y arrivera, mais pour l'instant, c'est quelque chose qui est beaucoup plus intégré par les entreprises pour leur marketing."

A LIRE AUSSI : quand le discours d'un candidat correspond quasi exactement à celui de son électorat "Les mots de Donald Trump"

Le contre exemple américain

Un constat partagé par Benoît Thieulin. L'ex président du Conseil national du numérique répondait à Libération en avril : "on est encore loin des campagnes ultraciblées à l’américaine. Les partis français se sont rapprochés de ce que faisait Obama en 2008, mais la campagne de 2012, on en est à des années-lumière", juge-t-il. "La question aujourd’hui, c’est celle de la mobilisation. Obama, lui, a fait du profilage. En France, ni le droit ni la culture n’y prédisposent, ça créerait d’énormes problèmes de perception par l’opinion." Eve Zuckerman confirme : "Alain Juppé n'adapte pas son message en fonction des réseaux sociaux. C'est une pratique extrêmement courante dans ce que j'ai vu aux États-Unis mais beaucoup moins en France, par pratique et par valeurs, la conception du discours politique est différente. Là-bas, on est dans l'analyse statistique continue, dans l'optimisation permanente de chaque mot et pas seulement en utilisant les réseaux sociaux, il y a même des discours analysés à l'applaudimètre et ensuite on modifie les mots ou certains passage en fonction."

Les consignes de l'équipe web d'Alain Juppé à ses soutiens sur Twitter
Les consignes de l'équipe web d'Alain Juppé à ses soutiens sur Twitter
- alainjuppe2017.fr

Dans la campagne de la primaire, Eve Zuckerman cite en fait un seul exemple où Alain Juppé a réagi aux tendances majoritaires sur Twitter : "lorsqu'il a été attaqué de façon totalement mensongère sur sa supposée proximité avec le salafisme, "Ali Juppé" pouvait-on lire, là il a répliqué." Mais sur le reste, le discours ne varie pas : "François Fillon a une ligne et une vision", commente Gautier Guignard, "il n'en change pas en fonction des actus du jour sur Twitter. On ne se soumet pas aux aléas de ce qu'il faudrait raconter pour faire le buzz." Une conception de la politique qui transparaît aussi dans une déclaration du candidat à la fin du débat d'entre deux tours : Interrogé sur ce qu'il regrettait et ce dont il était fier, il répondait : "la fierté d’avoir imposé une certaine partie des thèmes de campagne et d’avoir gagné une bataille idéologique ; il n’y a pas de victoire électorale sans victoire idéologique, le regret d’avoir mis autant de temps à convaincre".

Eve Zuckerman ajoute enfin qu'elle se serait opposée à adapter le discours en fonction d'Internet si la question avait été envisagée : "ce ne serait pas forcément le plus efficace car beaucoup de Français ne sont pas sur les réseaux sociaux, spécialement dans cette campagne des primaires". Mais dans un autre contexte, une élection avec des candidats qui ne s'apprécient pas et qui seraient prêts à rendre coup pour coup ou "une campagne au coude à coude, dans ce cas là, les réseaux sociaux pourraient faire la différence", conclut Leendert de Voogd.

Le sujet ne va pas sans poser des problèmes éthiques ou légaux

Extrait du communiqué de la CNIL du 8 nov 2016 sur les règles pour l'utilisation des données issues des réseaux sociaux dans le cadre de la communication politique
Extrait du communiqué de la CNIL du 8 nov 2016 sur les règles pour l'utilisation des données issues des réseaux sociaux dans le cadre de la communication politique

Les partis et les candidats finissent par détenir des bases de données très fournies de leur électorat - des entreprises fournissent d'ailleurs des logiciels très courus pour agréger toutes ces informations (Nation builder, 50+1, Corto, Digitale Box pour ne citer que les plus connus). Le 8 novembre, la Cnil (Commission nationale informatique et liberté) a publié un guide sur les règles à respecter pour l'utilisation des données issues des réseaux sociaux. Et depuis, la Commission a ouvert une enquête concernant l'application "Knockin" proposée par l'équipe de campagne de Nicolas Sarkozy et qui aurait prélevé des informations sur des sympathisants sans leur accord.