En souffrance, l'industrie musicale française s'adapte à la crise sanitaire
Par Maïwenn BordronL’industrie musicale tente de se réinventer face aux confinements successifs : privés de concerts et de festivals, les acteurs du secteur ont dû être créatifs pour trouver une nouvelle manière de faire vivre la musique. Certains ont privilégié la création ou ont profité de l’essor du streaming.
Tournées et sorties d'album reportées, festivals et concerts annulés : l'industrie musicale française n'échappe pas à la crise sanitaire. Mais contrairement à d'autres domaines d'activités, le secteur de la musique a pu trouver des échappatoires face aux confinements successifs pour continuer à exister. Certains acteurs de l'industrie musicale, comme les ingénieurs du son qui gèrent l'acoustique des salles de spectacles, se retrouvent sans travail. Mais d'autres, comme les artistes ou les labels, ont pu se réinventer pour poursuivre une activité. Certains ont par exemple profité du confinement et de l'annulation de concerts pour se lancer dans la création d'un nouvel album. La situation financière globale de l'industrie musicale française n'est pas catastrophique pour 2020 : 19 millions d'albums vendus au total sur l'année, une baisse tendancielle qui n'est pas spécifiquement liée à la crise sanitaire et il y a eu 85 milliards d'écoutes en streaming en France en 2020, soit 19% de plus qu'en 2019, selon le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP). Certains acteurs du secteur ont davantage de mal à faire face à la crise sanitaire et économique, mais les conséquences ne se sont pas encore fait sentir pour tous : elles sont attendues pour 2021. Grâce aux aides de l'État ou aux versements des droits d'auteur de la Sacem, les artistes font pour l'instant face. Mais jusqu'à quand ? Tous les acteurs de l'industrie musicale s'accordent à dire qu'il est temps que les concerts et les tournées reprennent, sans quoi la situation deviendrait effectivement catastrophique.
Retour à la création musicale et embouteillage des sorties d'albums
Certains artistes, qui ont dû annuler leurs dates de tournée ou leur sortie d'album, ont réorienté leur travail depuis le premier confinement. Le cabinet d'experts-comptables Wired gère 300 clients liés à l'industrie musicale. Aucun dépôt de bilan n'a jusqu'ici été constaté car les acteurs s'attendent à ce que le marché reprenne. "Pour l'instant, ils sont en stand-by en espérant que cela reparte. En attendant, les auteurs compositeurs composent, ils créent, ils préparent des choses pour l'avenir", souligne Vincent Béguin, un des experts-comptables de cette société. Objectif : trouver des échappatoires pour se maintenir à flot, "vivoter en attendant que cela reparte". "Certains artistes en ont profité pour concrétiser des projets qu'ils avaient précédemment, pour monter leur label, travailler sur des EP*. Néanmoins, l'activité a été extrêmement réduite, quasiment à zéro", détaille l'expert-comptable de Wired. Le label indépendant Yotanka, basé à Nantes, a par exemple maintenu "tous les tournages de clips de production d'albums". "Nous, nous n'avons pas annulé de production d'albums, nous sommes allés au bout de tous nos engagements", insiste Vivien Gouery, co-directeur du label Yotanka.
L'artiste français s'est recentré sur la création. Donc, de ce côté-là, cela a été bénéfique. Mais cela a un inconvénient : aujourd'hui, nous avons une explosion de l'offre au niveau créatif.
Didier Zerath, manager d'artistes
Autre conséquence de la crise sanitaire : la sortie de certains albums a été décalée à plusieurs reprises. Le label Yotanka a fait ce choix pour certains de ses artistes. En février devait par exemple sortir le deuxième album du groupe Temple, que gère le label. La sortie a finalement été décalée au mois d'avril à cause d'un embouteillage de nouveaux albums auprès des médias qui en assurent la promotion. "C'est un jeune groupe et on a des supers retours concernant la promotion de l'album. Sauf que dès le mois de décembre, des éditorialistes des médias nous ont dit qu'ils étaient complets jusqu'à fin mars. Donc, c'est pour cela que l'on se retrouve à devoir décaler beaucoup de choses. Les mastodontes, les gros succès de la variété française, auront leur visibilité puisqu'ils sont toujours là. Mais pour nous qui arrivons derrière, c'est beaucoup plus compliqué", regrette Vivien Gouery, le co-directeur de Yotanka. La sortie de l'album de la chanteuse Mesparrow, elle, doit avoir lieu le 15 janvier après avoir été décalée à deux reprises : elle était prévue initialement au mois de septembre puis au mois de novembre. À force de reporter des sorties d'album, les labels se retrouvent dans une sorte d'impasse : "On a déjà sorti des premiers singles donc si on décale trop, on va aussi perdre le public", ajoute-t-il.
"Avec la surproduction musicale, il va y avoir des dégâts"
L'année 2020 n'est pas catastrophique comme l'attestent les chiffres du Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP). "Le contexte atypique de l’année et la crise sanitaire n’ont pas affecté l’engouement du public pour la production musicale française, qui affiche cette année encore des performances toujours aussi remarquables", peut-on lire dans un communiqué publié ce lundi_._ Parmi les albums les plus vendus en 2020 en France, 19 albums sur 20 sont des productions françaises, pour la troisième année consécutive. Les difficultés financières pour l'industrie musicale sont plutôt attendues en 2021. Un rapport du SNEP, qui doit mettre en lumière la situation du marché musical, est attendu pour le mois de mars, "le temps de compiler les données de vente de fin d'année".
Certains artistes se retrouvent donc avec des albums prévus pour 2020 qui vont sortir en 2021 et un nouvel album composé pendant le confinement qui sort également cette année. "Je pense qu'avec la surproduction musicale, il va y avoir des dégâts", anticipe Didier Zerath, un manager d'artistes à la tête de la société DZ Factory et président de l'Alliance des Managers d'Artistes (AMA). "Dès que l'activité va reprendre, les moyens de promouvoir la musique seront là, il va forcément y avoir embouteillage. Puisqu’il y a des tonnes d’artistes qui n’ont pas pu sortir et promouvoir leur album, si vous avez une salle, vous allez recevoir beaucoup plus d'appels pour booker les artistes", confirme le journaliste indépendant Philippe Astor, spécialisé en industrie musicale.
On se réinvente toujours, on s'en remettra. On va repartir, mais la question, c’est plutôt : combien va-t-on en laisser sur la route ?
Vivien Gouery, co-directeur du label indépendant Yotanka
La chaîne de l'industrie musicale est toutefois brisée avec l'annulation des tournées. Si certains acteurs du secteur continuent à avoir de l'activité et donc des ressources financières, ils vont finir par avoir besoin de la reprise des concerts. "Nous, nous travaillons tous ensemble. Nous sommes une filière donc quand nous sortons un album et qu’il n’y a pas de tournée, c’est de la promotion en moins, c’est de la vente sur les concerts en moins, c'est tout un cycle qui est impacté par le fait qu’il n’y ait pas cette exposition sur scène", affirme Vivien Gouery du label Yotanka. Il se dit inquiet par rapport à des plannings qui "vont être complètement bouchés" : "Nous ne savons pas si nous allons pouvoir défendre certains albums".
Un goulot d'étranglement sur les dates de festivals en 2021
L'embouteillage des sorties d'albums en 2021 va également avoir des conséquences sur l'organisation des festivals, qui tirent la croissance de l'industrie musicale. La plupart des festivals ont dû annuler leur édition 2020 et ont reporté leur programmation à 2021. C'est le cas par exemple du festival Au foin de la rue organisé à Saint-Denis-en-Gastines, en Mayenne qui a été reporté au mois de juillet 2021 avec la même programmation, comme Philippe Katerine, Gaël Faye ou encore Fatoumata Diawara. Les artistes, qui ont sorti un album en 2020 et qui n'ont pas pu participer à un festival, vont vouloir donner une seconde vie à leur album en 2021, en même temps que les artistes qui vont sortir un album cette année.
"Les dates vont se bousculer parce que vous ne pouvez pas concentrer sur une année, deux ans ou deux ans et demi de festivals", pointe du doigt Vincent Beguin, expert-comptable au sein du cabinet Wired, spécialisé en industrie musicale. Les dates des festivals ne sont pas extensibles, il n'y a pas de place pour ajouter des artistes supplémentaires : le festival Solidays dure par exemple trois jours, Calvi on the Rocks cinq jours. "La période des festivals s’étale d'avril à septembre, il n'y aura peut-être pas de la place pour tout le monde", ajoute l'expert-comptable du cabinet spécialisé. L'offre pléthorique va donc favoriser la concurrence entre les artistes pour participer à tel ou tel festival.
Il va y avoir un goulot d'étranglement sur les dates sur les festivals : il n'y aura pas de place pour mettre sur une année deux années de programmation.
Vincent Béguin, expert-comptable spécialisé en industrie musicale
Des craintes sur les droits d'auteur et droits voisins
Si les artistes arrivent à maintenir la tête hors de l'eau malgré le contexte, c'est en partie grâce à la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) notamment. Le versement des droits d'auteur a lieu en décalage, un trimestre après, donc les difficultés financières ne se sont pas encore fait pleinement sentir. "La Sacem verse par exemple en janvier les droits d'auteurs sur le trimestre précédent. Donc, les droits d'auteurs ont commencé à se tarir sérieusement à partir du troisième trimestre 2020 et se tarissent encore", décrypte Vincent Béguin du cabinet d'experts-comptables Wired. La Sacem a également activé un plan d'urgence pour venir en aide aux artistes en difficultés. Des avances exceptionnelles de droits d'auteur ont par exemple été annoncées dès le début de la crise et vont être reconduites en 2021. Enfin, la Sacem s'est adapté aux nouveaux modes de consommation dans un contexte d'annulation des tournées : une rémunération exceptionnelle a été instaurée pour les concerts diffusés en livestream. "C’est très compliqué pour être bénéficiaire. Il faut que les œuvres aient été déclarées. Cela ne concerne que les auteurs, les artistes-interprètes ne touchent rien", affirme le journaliste indépendant spécialisé en industrie musicale, Philippe Astor.
Nous ne sommes pas en difficulté financière pour le moment. Par contre, j’ai vraiment peur de l'avenir sur les droits. Nous allons commencer à le voir dès le mois de janvier avec les premiers relevés de la Sacem.
Vincent Gouery, co-directeur du label Yotanka
Les artistes, qui sont également interprètes, perçoivent des droits voisins. "_Ce sont des droits d'issues d’interprétation qui sont diffusés en radio, en télévision, dans les boîtes de nuit. Sur les spots télé, il n'y a pas de problème puisqu'il continuait à y avoir de la publicité mais sur les activités d'interprétation, de diffusion, de festival, il n'y avait quasiment plus de droits voisins. Donc les droits voisins se sont aussi écroulé_s", précise Vincent Béguin. La Société civile des producteurs de phonogrammes en France (SPPF) et la Société civile des producteurs phonographiques (SCPP), ont également "versé des avances sur les droits voisins", selon Vincent Béguin. "Ce sont des avances selon les revenus de l'artiste. Il n'y a pas de montant forfaitaire, donc cela permet aussi de survivre", ajoute l'expert-comptable spécialisé en industrie musicale. Ces subventions pourraient toutefois être supprimées à l'avenir : "Elles ont été retoquées en date du 8 septembre 2020 par un arrêt de la Cour de justice européenne qui dit que la France subventionne trop la musique, donc ces aides sont interdites. Depuis il y a eu appel, mais cela tombe mal", pointe du doigt Vincent Béguin.
Essor du streaming, quelles conséquences ?
La crise sanitaire a bouleversé les modes de consommation de musique en 2020, avec notamment la fermeture des disquaires. Selon le SNEP, les écoutes de musique en streaming en France ont augmenté de 19% en 2020 par rapport à l'année antérieure, soit 85 milliards d'écoutes au total. Ce résultat était attendu pour Alexandre Lasch directeur général du Syndicat national de l'édition phonographique : "Il n'y a pas eu d'effet boom lié au confinement, comme cela a pu être le cas notamment pour les plateformes de streaming audiovisuel. C'est une progression qui est constante depuis plusieurs années et qui correspond évidemment au développement de l'usage et de l'écoute de musique en ligne".
Le streaming a donc la cote mais tous les artistes n'ont toutefois pas bénéficié de cet essor. Le label Yotanka pointe le cercle vicieux ou vertueux, "en fonction d'où nous nous plaçons", du streaming : "Si vous avez un titre qui commence à bien marcher, il va monter dans toutes les playlists, toutes les mises en avant, dans tous les algorithmes et donc ce sera de mieux en mieux. Mais cela concerne quelques titres", affirme Vivien Gouery, le co-directeur du label. "Je ne veux pas citer de noms car c’est confidentiel mais j’ai des artistes qui marchent très bien et d’autres qui sont pas du tout pour le streaming", précise-t-il. Certains des artistes que ce label indépendant produit génèrent seulement "150 ou 200 euros de revenus streaming par an cumulés". À l'inverse, Vivien Gouery affirme avoir "un ou deux artistes" qui vivent "simplement" grâce à leurs revenus du streaming.
Le streaming rémunère très mal. Il faut énormément vendre pour avoir des rémunérations significatives.
Vincent Béguin, expert-comptable spécialisé en industrie musicale
Alexandre Lasch, de son côté, insiste sur le fait que le streaming permette à l'industrie musicale de "repartir de l'avant et de renouer avec la croissance" depuis 2015. "Nous verrons, en fonction des résultats de 2020, ce qu'il en est dans ce contexte si particulier. Mais en tout cas, l'industrie récrée de la valeur là où elle avait disparu", affirme le directeur général du SNEP.
*EP : disque d'une durée plus longue que celle d'un single et plus courte que celle d'un album