Engouement pour Napoléon : "Les prix s’envolent par sa personnalité et de nouveaux marchés, russe ou africain"
Par Maïwenn Bordron
Entretien. Un manuscrit dicté et annoté par Napoléon est en vente pour un million d'euros ! Les objets liés à l'empereur vont fleurir cette année dans les ventes aux enchères, à l'occasion du bicentenaire de sa mort. Comment expliquer cet engouement pour Napoléon ? Réponse avec l'historien David Chanteranne.
C'est un manuscrit de 74 pages qui relate les préparatifs et le déroulement de la bataille d'Austerlitz, la "bataille des Trois Empereurs" du 2 décembre 1805. Il est exposé par la galerie parisienne Arts et Autographes du 27 au 31 janvier puis sera vendu, avec un prix fixé à un million d'euros (ce n'est pas une vente aux enchères). Il s'agit d'un document dicté et annoté par Napoléon à son général Henri-Gatien Bertrand, alors qu'il se trouvait en exil sur l'île de Sainte-Hélène. La vente de ce manuscrit s'inscrit dans les célébrations du bicentenaire de la mort de Napoléon qui ont lieu cette année. De nombreux autres objets liés à l'Empereur seront sûrement vendus en 2021 : dès le 14 janvier, la clé de la chambre où est mort Napoléon sur l'île de Sainte-Hélène a été adjugée à 92 000 euros, par la maison d'enchères britannique Sotheby's, soit seize fois plus que son estimation initiale.
Régulièrement, la cote des objets vendus liés à Napoléon s'envole. En 2014, un bicorne de l'Empereur avait par exemple été adjugé à près d'1,9 million d'euros à un acheteur nord-coréen. En 2017, c'est une feuille d'or de la couronne impériale qui a été vendue à 625 000 euros puis en 2019, un trône de représentation de Napoléon 1er, estimé entre 60 000 et 80 000 euros, a été acheté par le collectionneur Pierre-Jean Chalençon à 500 000 euros. Comment expliquer que Napoléon Bonaparte attire toujours autant, près de 200 ans après sa mort ?
Éléments de réponse avec David Chanteranne, historien, auteur de Les douze morts de Napoléon, et conservateur du Musée Napoléon de Brienne-le-Château.

Est-il possible de dater cet engouement pour Napoléon lors des ventes aux enchères ?
L'engouement est lié à la fois au bicentenaire, qui rythme un peu les intérêts du public, et puis des visiteurs dans les musées, des expositions, des livres et de l'autre. Cet engouement a été lancé à différentes reprises au moment du bicentenaire de la naissance de Napoléon, en 1969. Cela s'est entretenu tout au long des années 70-80, mais cela s'est complètement accéléré à partir de 2004, pour le bicentenaire de l'Empire. À partir de là, des personnes intéressées pour vendre sont arrivées sur le marché, les descendants des familles d'Empire, des barons d'Empire, des comtes et d'autre part, du côté des acquéreurs, deux publics assez nouveaux : le public russe, qui se passionne énormément pour Napoléon - même s'il avait tenté une campagne de Russie qui n'a pas abouti - et le public asiatique, parce que Napoléon a cette dimension qui est importante pour eux, c'est un self-made man. C'est un homme qui s'est fait quasiment de lui-même. Il est né à Ajaccio à une période, où la Corse était une île assez petite, dans le sens où les habitants étaient peu nombreux. Par exemple, Ajaccio à l'époque, ce sont 3 000 habitants seulement.
Il faut imaginer qu'il va à l'âge de 35 ans, ce qui est quand même assez incroyable, devenir empereur de quasiment toute l'Europe, et cela, à l'époque, c'est inconcevable. Vous n'êtes roi que de père en fils et vous ne pouvez devenir empereur que parce que vous avez été vous-même héritier d'un empereur. Donc, lui, il donne cette idée qu’avec le travail, avec la chance, la stratégie et le génie militaire, il est possible d'acquérir quelque chose. C'est pour cette raison que les Russes et aussi les Asiatiques se passionnent pour Napoléon.
Il existe plein d'autres personnages historiques qui peuvent avoir un intérêt pour le public. Napoléon a vraiment quelque chose en plus qui explique que cet engouement se maintienne au fil des années ?
Napoléon n'est pas très éloigné de nous parce que deux siècles, finalement, ce n'est pas si loin que cela. Il y a une fascination parce que c'est le dernier personnage, quasiment de l'Histoire qui n'ait pas connu la photographie. Donc, cela reste encore de l'imaginaire. Quand vous avez la photo face à vous ou ensuite au cinéma ou à la télévision, cela perd peut-être un peu d'intérêt ou de passion.
Et puis, surtout, le dernier élément, qui n'est pas des moindres, c'est que Napoléon a à la fois modernisé la France et l'Europe de son époque avec le Code civil, des réformes, les institutions, la légion d'honneur, le baccalauréat, c'est-à-dire les éléments sur lesquels nous nous appuyons aujourd'hui.
Il a aussi une trajectoire incroyable : il a tout gagné et tout perdu. Et ce côté-là, je pense, fascine aussi bien ses détracteurs que ses thuriféraires. Donc, je pense que la proximité du temps, le côté imaginaire et le fait qu'il soit aussi aimé et détesté, en font un personnage central : il a tellement compté à son époque et qu'il a énormément influencé ce qui était autour de lui.
Tout cela contribue à ce que les objets qui l’ont touché de près ou de loin portent un tel engouement. Je pense que c'est loin de se terminer parce que autant nous, nous vivons avec cet héritage. Mais cela fascine aussi à l'extérieur parce qu'il y a un côté assez inimaginable quand nous connaissons le poids de ce que c'est que de faire une réforme ou de faire une loi aujourd'hui : Napoléon fait le Code civil en trois ans. Il y a donc ce côté assez incroyable d'une période qui n’a pas été si longue que cela puisqu'il prend le pouvoir en 1799 et qu'il va partir en exil en 1815. C'est l'équivalent de trois quinquennats et en trois quinquennats, imaginez tout ce qui s'est passé.
Et sur cette période, il y a eu beaucoup de pièces, objets et manuscrits qui le concernent ?
Oui, et pour plein de raisons. La première est qu’on écrit encore beaucoup à l'époque. Il existe donc beaucoup de manuscrits. C'est une époque où Napoléon a par exemple écrit 40 000 lettres, décrets et autres. Imaginez, 40 000 sur quinze ans, c'est considérable !
Pour ce qui concerne les objets qui l'ont entouré, aussi bien les arts de l'époque que les objets du quotidien et surtout sa tenue : il faut imaginer qu’il a gagné la bataille de l'image. Si vous voyez quelqu'un apparaître dans la rue avec un bicorne sur la tête et en train de se promener la main dans le gilet, vous dites qu'il se prend pour Napoléon. Il n'y a vraiment pas d'autres personnages dans l'Histoire portant une identification avec cette image du bicorne et de la main dans le gilet. Napoléon le disait d'ailleurs quand il était sur champ de bataille. Il disait : avec moi présent, ce ne sont pas 100 000 soldats, ce sont 150 000. Ce petit bicorne, il était le seul à le porter de cette manière très sobre. Cela rendait les adversaires un peu peureux parce qu'ils se disaient qu'il était présent et il avait gagné cette bataille de l'image. Cette silhouette de Napoléon, elle est marquée. En fait Napoléon, c'est à la fois un culte de la personnalité mais c'est aussi une silhouette quasiment publicitaire, reconnaissable entre mille.

Vous parliez des manuscrits, mais y a-t-il aussi beaucoup d'autres petits objets qui sont liés à lui par rapport à d'autres personnages historiques ?
Les objets des gens qui l'ont entouré, que ce soit Joséphine, son épouse, ou Marie-Louise, la seconde épouse, les membres de sa famille, son entourage, ses soldats, tout cela a un certain engouement. Mais pour ce qui est de Napoléon lui-même, cela prend des proportions considérables.
Une lettre de l'époque peut valoir à peu près entre 4 000 et 5 000 euros. Avec Napoléon, une lettre seule peut valoir quasiment 100 à 200 fois plus. Un manuscrit comme celui qui est en vente en ce moment, cela montre bien qu'il y a une sorte de frénésie à la fois d'une période qui fascine, intrigue, est parfois détestée, et qui contribue à expliquer ce que nous sommes aujourd'hui, c'est-à-dire à travers nos institutions et notre parcours européen. L'Europe d'aujourd'hui s'est construite sur les ruines de l'empire napoléonien : c'est aussi une explication à la fascination.
Comment expliquer que les prix des objets liés à Napoléon s'envolent à ce point ? Cela donne l'impression que, peu importe le prix de départ de mise en vente, il sera forcément acheté à ce prix-là voire plus ?
Les prix s’envolent parce que cela tient à sa personnalité et au fait qu'il y ait de nouveaux marchés qui sont ouverts, comme les Russes, entrés dans le marché depuis les années 90. Il y a d'autres marchés qui s'ouvrent, comme le marché africain. Les Africains sont passionnés de Napoléon. Je vous rappelle que, par exemple, que Bokassa s'est fait couronner empereur en Centrafrique avec des objets qui ressemblaient à Napoléon, avec la marche qui avait été jouée au temps de Napoléon. Il y a vraiment identification. Et puis, maintenant l'Amérique du Sud, comme au Brésil, cela montre bien que maintenant, Napoléon n’est plus uniquement européen, qu’il a dépassé ce cadre-là et que cette passion s'ouvre à un marché plus large.
Ces pièces liées à Napoléon ne vont pas finir par se tarir et être moins présentes dans les ventes aux enchères ?
Il y aura toujours des ventes aux enchères puisque lors de la disparition de grands collectionneurs, les objets sont souvent dispersés - lorsqu'ils ne sont pas offerts aux musées. Des œuvres reviennent sur le marché sous cette forme-là. Et puis surtout, des familles anciennes possèdent encore des trésors, qui sont dans leur cercle familial et qui, parce qu'il y a le bicentenaire, parce qu'il y aussi des acheteurs qui les titillent un peu en leur disant que c'est peut-être le moment de vendre, cela fait en sorte qu'il y ait des objets ou des manuscrits comme celui-ci qui reviennent sur le marché. Il y a à la fois une opportunité proposée et un renouvellement parce qu'il y a encore des trésors méconnus : nous espérons que ce bicentenaire de 2021 va le favoriser.
Il y aura toujours cet engouement parce que c'est un moment charnière de notre Histoire. C'est à la fois le passage de l'Ancien Régime au nouveau, c'est le moment des héritages de la Révolution. C'est aussi le fait que les conflits, mais aussi les actes diplomatiques, soient devenus non pas européens, mais mondiaux. Et tout cela est né à ce moment-là, donc c'est vraiment un moment charnière de l'histoire. Et je pense que Napoléon le symbolise parfaitement.