Enseignement : les conséquences de la distance. Avec Thomas Schauder, Thibault Poirot, Julien Boudon…
Par Matthieu Garrigou-Lagrange, Laurence JennepinLa Revue de presse des idées. Alors que l’université française ne rouvrira pas ses portes avant septembre (et dans des conditions très contraintes de distanciation physique), il s’agit de penser dès aujourd’hui les conséquences du confinement dans le milieu scolaire et universitaire.
Durant des mois, les professeurs se sont astreints à donner des cours à distance. L’un d’entre eux, Thomas Schauder, enseignant de philosophie en lycée, a raconté dans un journal de confinement les étapes de ce moment si épuisant. Le journal Le Monde en retranscrit certains passages : "je n’ai jamais passé autant de temps au téléphone je crois. Peut-être que c’est de ça dont mes élèves ont besoin : simplement qu’on se parle. […] Ils n’ont pas trop de questions sur le cours, ils font ce que je leur demande. Mais il leur faut le son de la voix. L’humanité n’a jamais autant bavardé à l’écrit qu’à l’ère de Facebook et Twitter. Et pourtant un texte, voire même un cours de philo, s’il n’est pas humanisé par la voix, il est comme mort pour eux. Il faut dire que la grammaire, la syntaxe, la forme d’un texte leur échappent en grande partie !".
L’importance de la présence dans la transmission lui a ainsi sauté aux yeux : "parler sans les voir, sans mesurer leurs réactions, c’est très difficile et stressant. Impossible de savoir s’ils écoutent, s’ils suivent, s’ils comprennent".
Pérenniser l’exception ? "3 juin. On ne reprendra pas. Priorité aux lycées professionnels, aux classes prépa. Peut-être qu’on donnera quelques cours aux élèves qui devront passer l’oral de rattrapage, mais pas certain. […] Je vais boire un verre avec un collègue. "Comment on fera en septembre ?", demande-t-il. Il faudrait créer des classes, embaucher du personnel, construire de nouveaux lycées même, si on veut appliquer le protocole sanitaire. Mais comment les financer ? Le risque, c’est que ces PDF, ces Moodle, toute cette agitation passe de l’exception à la norme. "Après tout, ça s’est bien passé, non ?" Non !".
Faillites d’organisation
Le professeur en lycée Thibault Poirot, qui s’exprime dans Le Monde, déplore ce qu’il considère comme un manque de cadre : "les déclarations d’un ministre ne remplaceront jamais une circulaire et, plus généralement, le cadre réglementaire. Seul celui-ci permet aux enseignants d’anticiper, de préparer pour éviter de faire, défaire, refaire. Comment préparer sereinement l’oral de rattrapage du bac, la rédaction des bulletins quand fausses annonces et signaux contradictoires se sont succédés ? S’il y a bien un « monde d’après » à inventer, cette réinvention devra peut-être commencer modestement par la Rue de Grenelle".
À noter également, un petit article qui paraît dans le journal papier de Télérama du 10 juin, qu’on ne trouve pas en ligne, sur la réouverture des écoles. L’auteur revient sur l’exception italienne, pays où on compte de nombreux établissements vétustes, non dotés en connexion internet et qui n’a pas rouvert les portes de ses écoles. "Moins de 1,5 milliards a été alloué à l’école dans un plan d’aide à plusieurs centaines de milliards : des miettes…" déclare un syndicaliste de la CGIL. Trois cent vingt mille postes, ainsi que des fonds pour des travaux ont été promis pour la rentrée de septembre. L’avenir des 8,5 millions d’écoliers demeure flou : classe divisée en 2, cours à ciel ouvert, dans des musées ou à distance pour les plus âgés. L’anthropologue Maurizio Bettini s’en inquiète : "ce modèle ne doit pas devenir la norme : un tiers des élèves italiens n’a pas accès à un ordinateur, et l’école, c’est la socialité ! La maturation d’une conscience civique et politique ne peut se faire au bout d’un clavier et à travers l’assujettissement à des moteurs de recherche".
Les dégâts de la déscolarisation
Le sociologue Camille Peugny et le directeur de recherche au CNRS Philippe Coulangeon reviennent dans les colonnes de Libération sur la dangerosité, pour les élèves et pour l’enseignement, de la fermeture prolongée des établissements scolaires.
"L’impact des périodes de déscolarisation est bien connu des spécialistes de sciences de l’éducation, qui se sont penchés sur l’effet des vacances d’été. En gros, les périodes d’interruption scolaire estivales s’accompagnent chez les enfants d’une perte de compétences cognitives (summer learning loss), variable selon les domaines, mais d’autant plus prononcée que l’interruption est prolongée".
Cette perte de compétence est d’autant plus prononcée que la famille de l’élève est socialement défavorisée. "_Après cinq mois d’interruption scolaire, un méga-_summer learning loss effect est devant nous, qui frappera en priorité les territoires et les populations les plus démunis, où la réouverture des écoles publiques s’avère de surcroît la plus chaotique".
En ce qui concerne l’université, les auteurs notent que les universités restent fermées, "tandis que le sort des élèves des classes préparatoires préparant les concours des grandes écoles a immédiatement été pris en compte, les pouvoirs publics rivalisant d’ingéniosité pour organiser «quoi qu’il en coûte» les concours de fin d’année, les étudiants des universités sont une nouvelle fois sacrifiés, alors même qu’ils paient chèrement, à bien des égards, le coût de leurs études".
Et puis, si rouvrir les bars est sans doute une bonne chose, ironisent les auteurs "les lieux où se transmettent les connaissances sont également ceux où se construisent les «jours heureux» si chers au président de la République, que l’on connut jadis davantage inspiré par Paul Ricœur que par Paul Ricard".
Faire école du réel
Si rentrer en classe n’est pas possible pour tous, deux professeurs d’histoire-géographie de Seine-Saint-Denis, Laurent Clavier et Camille Taillefer, proposent, toujours dans Le Monde, de repenser ce que l’on considère comme une compétence scolaire.
En effet, certains de leurs élèves ont eu à déployer des compétences spécifiques pour travailler confinés, ce qui leur a appris des choses : "pour suivre leurs cours à distance et faire les exercices, Salma (et sa famille avec elle) doit arbitrer entre ses intérêts et ceux de ses sœurs, prévoir des compensations, ranger la table, obtenir le calme dans l’appartement ; anticiper et prioriser ses actions. Ces opérations appartiennent au travail « scolaire » qu’elle effectue : « travailler consiste à juger des situations ainsi que de ses capacités à y agir », souligne la sociologue Marie-Anne Dujarier. C’est pour Salma une réalité habituelle. Le confinement en a accentué les traits. En nous faisant affronter des difficultés analogues, il nous a rendu lisible une part essentielle de son travail scolaire, que nos procédures d’évaluation écartent de leur champ".
Vers l’université virtuelle
Pour Julien Boudon, professeur de droit public à Reims et doyen de la faculté, le fait que les écoles, collèges et lycées aient en partie rouvert démontre qu’il est possible de revenir au présentiel. Pourquoi ne pas l’avoir permis pour les universités ? se demande-t-il : "de façon cynique, le ministère de l’enseignement supérieur trouve dans l’épidémie de Covid-19 le moyen commode d’installer ce qu’il promeut depuis des années : une université virtuelle, baptisée « Université numérique », qui permettrait enfin de gérer les flux énormes d’étudiants inscrits dans les établissements du supérieur. On tiendrait là la martingale rêvée par nos gouvernants depuis 1968 et la massification de l’enseignement supérieur!".
Si Julien Boudon admet qu’il est possible de retransmettre en vidéo un cours magistral, selon lui, "il serait illogique et incompréhensible d’imposer des normes de distance sociale dans les salles des travaux dirigés au moment où les élèves de la maternelle, du primaire et du secondaire reprendraient l’année à peu près normalement. Il est tout bonnement impossible d’imposer 4m2 par étudiant dans la plupart des Universités : nous n’avons pas les locaux en nombre et en volume suffisants pour ce faire".
Et de conclure : "si le ministère de l’enseignement supérieur refuse la comparaison et l’égalité de traitement,alors le pot aux roses sera dévoilé: la question sanitaire est secondaire, seule compte la marche forcée vers un enseignement «tout numérique»".
Fin de la vie étudiante
Pour le philosophe italien Giorgio Agamben, qui s’exprime dans Lundi Matin, c’est aussi la vie étudiante qui risque de se dissoudre : "quiconque a enseigné dans une salle à l’université sait bien comment, pour ainsi dire sous ses yeux, se tissaient des amitiés et se constituaient, selon les intérêts culturels et politiques, de petits groupes d’étude et de recherche, qui continuaient à se réunir même après la fin du cours".
Et il poursuit : "tout cela, qui a duré près de dix siècles, à présent finit pour toujours. Les étudiants ne vivront plus dans la ville où se trouve l’université, mais chacun écoutera les cours enfermé dans sa chambre, séparé parfois par des centaines de kilomètres de ceux qui étaient autrefois ses camarades d’étude. Les petites villes, sièges d’universités autrefois prestigieuses, verront disparaître de leurs rues ces communautés d’étudiants qui constituaient souvent la partie la plus vivante du lieu".
Rendez-vous à la rentrée
Par Matthieu Garrigou-Lagrange, Laurence Jennepin et l'équipe de la Compagnie des Œuvres