« Entre ciel et chair », d’après « Une passion. Entre ciel et chair », de Christiane Singer
Par Trois Coups
Très chair Abélard ** « Entre ciel et chair », adapté du roman éponyme de Christiane Singer, met en scène la célèbre Héloïse vingt ans après la mort de son amant, le philosophe Pierre Abélard, alors qu’elle est abbesse du Paraclet. Dans une langue splendide, servie par une actrice et une musicienne inspirées, s’exprime une belle vision du monde où se réconcilient érotisme et mystique.**

Entre ciel et chair © Stéphane Journoux
Nous sommes dans une cellule monacale. En ce lieu de dépouillement, dans cet instant de vérité où l’abbesse du Paraclet se retourne sur sa vie, il n’y a pas de place pour la superficialité et les effets vains. Il n’y a que deux chaises. Il n’y aura presque pas de mouvements. L’alternance du captivant violoncelle celtique de Brigit Yew et du texte de Christiane Singer, figurant le dialogue de l’âme d’Héloïse avec elle-même, est seulement modulé par des jeux de lumière. Cette forme de dépouillement permet à la présence de Christel Willemez – cheveux bruns coupés courts, robe blanche assez stricte – de remplir tout l’espace de la scène et de centrer l’attention du spectateur sur ce qui est l’essentiel : la puissance de son texte.
Entre ciel et chair , à travers l’histoire bien connue d’Héloïse et Abélard, entend en effet démontrer qu’il n’y a pas d’antinomie nécessaire entre éros et agapè , amour charnel et amour divin, sexualité et mystique. Et il entend le démontrer non à travers le déploiement logique d’une argumentation, mais à travers un témoignage qui réalise dans sa lettre même cette synthèse. Le risque, on le devine, était de donner lieu à un spectacle où l’écriture se serait trop donnée à voir, un spectacle où le texte aurait supplanté l’interprétation, et donc la théâtralité.
Si Christel Willemez a pu brillamment relever ce défi, c’est d’abord parce que l’Héloïse de Christiane Singer n’est pas réductible à cette amoureuse éthérée issue d’un romantisme frelaté. Si elle est bien une femme de passion, elle est aussi une femme de tête, dans la double acception de ce mot. Brillante, éduquée, maîtrisant parfaitement son discours, elle nous donne l’impression d’être solidement arrimée au réel. Lorsque, donc, elle décrit, et avec quelle force, son désir pour Pierre Abélard, ses paroles semblent véritablement émaner de quelqu’un . Cette Héloïse n’est pas une incarnation littéraire de l’amour, une abstraction que l’on aurait fait parler. Elle est femme d’abord, même si elle est foudroyée.
Les mots de Christiane Singer sont donc des mots vivants, déjà charnels avant même d’être énoncés. Sans doute est-ce pour cela qu’ils ne nécessitaient pas de grands artifices. Sans doute est-ce pour cela également qu’ils étaient si propices à être incarnés. Puissamment évocateurs, ils font émerger à leur simple audition le trouble, l’élan, le plaisir, la brûlure. Pour l’actrice qui s’ouvre à eux comme au corps d’un amant, a fortiori quels tumultes, quels bonheurs, quels abîmes !…
Christel Willemez s’est offerte à ce texte. Elle s’est faite translucide à ses mots, avec une générosité que l’on ne peut qu’admirer. Jusqu’à un effacement presque complet de son corps, cette grande page blanche où s’inscrivent les paroles d’une autre. Jusqu’à en pleurer. Mais cet effacement physique, paradoxalement, n’est pas antithétique avec l’érotisme puissant de son texte : il le sert. Après avoir, immobile, évoqué ses étreintes avec Pierre Abélard, après avoir dépeint le désir féminin en des termes splendides, elle porte sa main au visage, elle effleure sa bouche, elle caresse son cou… Un instant. Ça suffit. L’absolu existe. Et la chair en témoigne.
Vincent Morch
Les Trois Coups
**Entre ciel et chair , ** **d’après Une passion. Entre ciel et chair , de Christiane Singer **
Adaptation : Christel Willemez
Mise en scène : Clara Belladone
Avec : Christel Willemez
Musique (en alternance) : Michel Thouseau (contrebasse), Birgit Yew (violoncelle)
Lumière : Franck Vidal
Costumes : François Siméon et Claude Taillandier / Clara Belladone
L’Aire Falguière • 55, rue de la Procession • 75015 Paris
Réservations : 01 56 58 02 32
Du jeudi 29 avril 2010 au dimanche 13 juin 2010, les jeudis à 20 h 45, les dimanches à 17 h 30
Durée : 1 h 5
20 € | 15 € | 10 €