Esclavage : le rôle actif des Noirs, ce point aveugle du récit de l'abolition
Par Chloé LeprinceLe déboulonnage des statues de Victor Schoelcher a généré une forme d'effroi. Notamment parce qu'il déconstruit un récit très partiel de l'abolition de l'esclavage, qui évacue de l'histoire ceux, parmi les premiers concernés, qui se sont organisés et ont lutté contre l'esclavage jusqu'à gagner.
Avec la destruction à Fort-de-France, en Martinique, de deux statues de Victor Schœlcher le 22 mai 2020, et le débat qui s’en est suivi, l’histoire de l’abolition de l’esclavage (et ses angles morts) se sont retrouvés sous le projecteur de l’actualité. Mais souvent dans une version tronquée de l’histoire de l’esclavage, et de son abolition. C’est-à-dire, ce que Frantz Fanon appelait “un ordre des choses falsifié”, lui qui avait grandi en Martinique dans les années 1920, étudié au lycée Victor-Schœlcher, et qui avait confié à la psychanalyste Alice Cherki toute l’ambivalence du culte de Schœlcher sur l’île, dans une rare confidence sur son enfance (elle en parle dans le livre-portrait qu’elle lui consacrait, en 2000, aujourd’hui en Points-Seuil). Mémoire courte, raccourci traître ou simplification paresseuse, c’est massivement ce récit-là qui demeure, dominant, et c’est parce qu’il a longtemps voyagé sans jamais être interrogé (sauf par les historiens) que le déboulonnage des statues en a pris beaucoup de court.
Ambivalence du souvenir-monument
Or l’histoire de l’abolition au prisme du culte de Schœlcher, celui “qui avait donné le branle de la liberté” avait dit Aimé Césaire qui enseignait dans ce même lycée, est un raccourci à plusieurs titres. Parce que 1848 n’est pas la date de la toute première abolition : à la Révolution française, un décret du 4 février 1794 (16 pluviôse an II) stipulait ainsi, dans un texte bref, qui renvoie pour l’essentiel à l’application par le Comité de salut public :
La Convention déclare que l'esclavage des Nègres dans toutes les colonies est aboli, en conséquence elle décrète que tous les hommes sans distinction de couleur, domiciliés dans les Colonies, sont citoyens français et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution.
Des historiens travaillent depuis plusieurs décennies pourtant à montrer le rôle des Noirs dans leur propre émancipation ; mais le récit ordinaire et commun qui continue de voyager est plutôt celui de 1848, et celui d’une liberation par des Blancs généreux. Ainsi, l’histoire, telle qu’elle circule majoritairement hors des sphères académiques, est aussi tronquée, parce qu’en célébrant par exemple Schœlcher, donc un Blanc, on a également largement occulté le rôle des Noirs dans l’histoire de leur émancipation, et plus massivement encore, enseveli leurs noms. Laissant cristalliser, au passage, un récit vertical : pour le dire vite, l’histoire généreuse d’un Blanc, éclairé et opiniâtre, volant au secours d’une population dominée, et alertant l’opinion. L’Alsacien publiera ainsi, coup sur coup, De l'esclavage des Noirs et de la législation coloniale (en 1833), Des colonies françaises, abolition immédiate de l'esclavage (en 1842) et enfin Colonies étrangères et Haïti, résultat de l'émancipation anglaise (un an plus tard, en 1843).
Nommé en mars 1848 sous-secrétaire d'état aux colonies durant le gouvernement provisoire de la IIe République, le rôle de Schœlcher sera décisif dans l’abolition de 1848. Et c’est pour ça qu’en 1904, c’est à son effigie, et pour le centenaire de sa naissance, que la collectivité avait financé la commande de cette statue, à Fort-de-France, montrant Victor Schœlcher entourant un jeune esclave. Mais si l’on veut saisir la complexité de son déboulonnage devant l’ancien Palais de justice devenu centre culturel, il faut aussi prendre la mesure de ce que ça peut changer à l’histoire de l’esclavage que de prendre le récit de son abolition depuis une autre date : 1794. En effet, le mouvement abolitionniste n’est pas né davantage de l’esprit généreux de Victor Schœlcher qu’il ne s’éveille dans les consciences sous la Monarchie de Juillet. Il leur est antérieur, et met en jeu d’autres protagonistes, dans une histoire plus horizontale.
En choisissant comme borne temporelle la date de 1794, pendant la séquence de la Révolution française, on éclaire ainsi en particulier la part prise par les afro-descendants dans le combat pour l’affranchissement et l’égalité des droits. Et c’est alors un récit moins européano-centré qui s’installe. Ce premier épisode abolitionniste aura certes la vie courte : dès 1802, l’Empire supprimera les dispositions de 1794, et rétablira l’esclavage en droit. Mais raconter cet épisode est fondamental pour sortir de l’oubli des noms aujourd’hui inconnus, qui pourtant sont ceux de figures centrales dans le combat abolitionniste pour peu qu’on soit décidé à le saisir dans l’épaisseur d’un mouvement au temps long, et qui se déploie de part et d’autre de l’Atlantique.
De “Libres de couleur” à libres acteurs
La date de 1794 a au fond une antichambre : les années qui suivent immédiatement 1789, durant lesquelles il est moins question d’abolition que d’égalité des droits. A l’époque, des afro-descendants qu’on dit alors “libres de couleur” militent en métropole pour cette égalité. On sait en effet, notamment grâce aux travaux de l’historien Erick Noël, qu’on comptait au moins quatre à cinq mille Noirs en France métropolitaine en 1789 (sur un total de 28 millions d’habitants). Tous n’étaient pas dans la capitale, mais quand même environ les trois-quarts : les chercheurs Erick Noël et Pierre Boulle, qui ont décortiqué le recensement de 1777, tablent sur 3 000 à 3 500 Noirs dans le Paris des années 1770, les autres étant répartis d’abord dans les villes de la traite négrière… et par poignées, dans des terres rurales plus reculées des ports (six noms répertoriés dans le Poitou par exemple, dans ce recensement de 1777).
Et ce sont eux, les afro-descendants actifs dans la capitale, qui feront un intense travail de mobilisation, et de sensibilisation, notamment auprès des sphères blanches et libérales. On l’a souvent complètement oublié, mais certains, comme Jean-Baptiste Belley, Joseph Boisson ou Étienne Mentor, seront élus à l’Assemblée nationale. Au catalogue de la BNF, on peut retrouver la retranscription de certaines de leurs interventions. Ceux qui s’inscrivent le mieux dans les cadres les plus orthodoxes de la citoyenneté à Paris sont souvent les mieux dotés, qui souvent sont nés libres même si des exceptions existent. Certains, au moins une centaine, militent par exemple auprès de cet ancien esclave affranchi natif de Basse-Terre, en Guadeloupe, et qu’on appelle “le chevalier de Saint-Georges”. Parfois, les cercles se croisent et c’est la franc-maçonnerie qui abrite l’élaboration de ces revendications pour l’égalité, tandis que des délégations se forment pour aller plaider la cause des libres de couleur auprès de l’Assemblée nationale : une citoyenneté de plein droit pour tous les Noirs et métisses libres, qu’ils soient nés libres (on dit “ingénus”) ou affranchis. La quête d’émancipation implique aussi des femmes puisqu’une ancienne esclave, née à Port-au-Prince (sur l’île de Saint-Domingue à l’époque), intervient devant le club des Jacobins un beau jour de juin 1793. Née esclave, elle s’appelait Jeanne Odo et est aujourd’hui largement sortie des radars de l’histoire. Gravures ou estampes, dans un billet publié sur le site de la BNF, l’historienne archiviste Julie Duprat, autrice du carnet Noire Métropole, exhume les nombreuses traces visuelles qu’on trouve pourtant encore dans les soutes des collections de la BNF, qui racontent la mobilisation des Noirs en France dans ce dernier quart du XVIIIe siècle, et par exemple la démarche de Jeanne Odo.
Un mouvement se stratifie ainsi dans le Paris de la Révolution française, qui voit aussi des Noirs de milieux plus modestes militer pour l’égalité : la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont les derniers articles sont adoptés le 26 août 1789, est un bon point de départ pour prendre au pied de la lettre les révolutionnaires et exiger une authentique universalité. Les années 1791 et 1792 seront décisives pour leur sort : un décret du 15 mai 1791 commence par accorder la citoyenneté à tous ceux qui sont nés libres. Moins d’un an plus tard, les affranchis deviennent eux aussi citoyens. Et le débat bifurque alors vers la question de l’esclavage, et son abolition. Le réseau militant qui a sédimenté en métropole, et noué des alliances du côté parlementaire, se révélera très utile pour mobiliser la classe politique en ce sens. Mais le combat n’est pas seulement parisien : sur place, dans ces colonies françaises et notamment aux Antilles, on milite aussi pour réclamer la fin de l’esclavage.
Lorsque cette histoire-là de la lutte pour l’abolition n’est pas tout bonnement évacuée, on lit parfois dans un raccourci un peu rapide que c’est la révolte des esclaves à Saint-Domingue qui a permis la fin de l’esclavage en 1794. Et c’est vrai que cette insurrection, en août 1791, dans ce qui est encore une colonie française (et ne s’appelle pas encore Haïti), aura un effet de détonateur. Mais Saint-Domingue n’est pas un bunker isolé, et sur d’autres colonies insulaires aussi, la population s’organise, et se révolte, dans un mouvement infiniment plus horizontal, et ramifié, qu’on ne se le figure souvent. Avant d’être député sous le Directoire à 26 ans, Etienne Mentor s’était d’ailleurs fait connaître à Saint-Domingue, où il deviendra officier et d’où il luttera pour l’abolition… mais il était natif de Saint-Pierre, en Martinique. En 1794, le terrain est prêt pour arracher aux députés la toute première abolition de l’esclavage. Celle-là qui échappera très largement à la mémoire, au profit de l'érection de 1848 en date-sarcophage. Mais dont on oublie souvent les racines profondes, et qui pourtant ne peut-être disjointe d'un mouvement plus vaste, et plus long.