Et de Gaulle créa les Compagnons de la Libération : une histoire de l'honneur
Par Chloé Leprince
Hubert Germain, le dernier Compagnon de la Libération, vient de mourir. C'est au plus fort de la guerre que de Gaulle, dès 1940, avait créé l'ordre de la Libération, pour "encourager et stimuler" ces pionniers qu'il voyait comme "une chevalerie", et même des "croisés".
André Malraux se serait-il fourvoyé ? Hubert Germain, le tout dernier Compagnon décoré de l’ordre de la Libération, vient de mourir. Et depuis que la ministre de la Défense l’a annoncé, le 12 octobre 2021, son nom circule en boucle dans tous les médias : il est le tout dernier Compagnon de la Libération. Celui dont Charles de Gaulle avait d’emblée prévu, en créant cette décoration ex nihilo, en 1940, qu’il serait inhumé dans la crypte du Mont-Valérien.
Pour lui, une place était restée vacante dans ce mausolée, qui l'accueillera le 11 novembre - comme prévu. Et visiblement pas en catimini comme semblait le redouter Malraux qui, un jour de juin 1971, concluait une émission télévisée en déclamant à Catherine Anglade, son intervieweuse :
Comme les gisants de la Chevalerie morte écoutaient crépiter le bûcher de Rouen, tous ceux qui se sont réfugiés dans l’âme de la France écouteront le marteau sur les clous funèbres. Des archers d’Agnadel aux clochards d’Arcole, de la Garde impériale jusqu’aux trois cent mille morts du Chemin des Dames, des cavaliers de Reims et de Patay aux francs-tireurs de 70 montera le silence séculaire de l’acharnement. Avec la phosphorescence des yeux des morts, ceux qu’on ne verra plus jamais veilleront notre dernier Compagnon [...]. Alors, la Croix de Lorraine de Colombey, l’avion écrasé de Leclerc, la grand-mère corse qui cachait tranquillement le revolver de Maillot dans la poche de son tablier, le dernier cheminot fusillé comme otage, la dernière dactylo morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres confondront leur ombre avec celle de notre dernier Compagnon. Et avant que l’éternelle histoire se mêle à l’éternel oubli, l’ombre étroite qui s’allongera lentement sur la France aura encore la forme d’une épée.
320 Compagnons en deuil à Colombey
Cette oraison à l’ORTF dit beaucoup de l’oubli qui guettait, il y a cinquante ans. Et sans doute encore davantage de la crainte d'une certaine amnésie, que partageaient les proches du Général de Gaulle et bon nombre de ceux qui avaient contribué à la Résistance. Beaucoup, parmi les Compagnons survivants, avaient pourtant eu des postes à responsabilité dans les mailles du pouvoir : dans les rangs des Compagnons, on recense rien moins que
- trois Présidents du Conseil (Georges Bidault, Maurice Bourgès-Maunoury, René Pleven)
- deux Premiers ministres (Jacques Chaban-Delmas et Pierre Messmer)
- trente-six ministres
- soixante-et-onze députés
- treize sénateurs
- et trente-quatre maires.
Hubert Germain, le dernier Compagnon, n'aura pas fait exception : déjà député, il fut, entre 1972 et 1974, ministre des PTT puis ministre chargé des relations avec le Parlement.
L’empreinte d’un vrai réseau gaullien dans les sphères de pouvoir - en même temps qu'une reconnaissance de la nation qui passait aussi par l’honneur des nominations ? Quelques mois avant le passage de Malraux à l’ORTF, De Gaulle avait été inhumé à Colombey-les-deux-Eglises. C'était au mois de décembre 1970 et, conformément à ses vœux, les Compagnons de la Libération avaient aux funérailles une place réservée. A part, et au plus près du grand mort auquel ils avaient, depuis la Seconde Guerre mondiale, toujours conservé un accès privilégié. Ce jour d’enterrement, ils étaient ainsi 320 à assister à ses obsèques sur quelque 540 Compagnons toujours vivants alors. Cinquante ans plus tard, seul Hubert Germain, parmi eux, était resté en vie.
1 038 Compagnons, dont 6 femmes et 25% de décorations posthumes
Mort à 101 ans, celui qui, au printemps 1940, s'apprêtait à passer le concours de l’Ecole navale en pleine débâcle lorsqu’il avait planté là les examinateurs pour leur annoncer qu’il partait faire la guerre, aura donc été le dernier. Parce qu’il faut dire que le registre avait été clos dans la précipitation. A l’origine en effet, Charles de Gaulle envisageait de consacrer entre deux et trois mille Compagnons de la Libération. Si on lui adressait des listes, lui seul en dernier ressort validait le choix des valeureux élus : il restera pour toujours le seul et l’unique maître à la tête de cet Ordre qu’il avait façonné à sa main. Il ne décorera pour finir que 1 038 personnes (et seulement six femmes). Parmi tous les Compagnons, l’historien Guillaume Piketty a recensé un quart de décorations à titre posthume : ils étaient déjà morts au début de la guerre lorsque De Gaulle a célébré leurs mérites. Pas loin de 10% encore trouveront la mort avant la Libération, tout juste décorés mais pas immortels.
Car dans la foulée de la création de l’ordre de la Libération dans une ordonnance promulguée depuis Brazzaville, le 16 novembre 1940, un bon nombre de décorations seront attribuées au plus chaud de l’événement. C’est même dans ce sens que le Général avait créé cet ordre destiné, explicitement, à "récompenser les personnes ou les collectivités militaires et civiles qui se seront signalées dans l’œuvre de la libération de la France et de son Empire": en même temps qu'une hiérarchie dans les honneurs, il s’agissait d’abord de galvaniser - “encourager et stimuler face à l’imprévisible conjoncture”, dira De Gaulle.
Une breloque comme un baume pour donner du cœur à l’ouvrage ? De Gaulle a plusieurs fois expliqué ses intentions, derrière la création de cette récompense qu'il veillera à placer juste derrière la Légion d'honneur dans l'ordre des mérites reconnus par la République. En fait, un véritable système symbolique organisé autour d’une reconnaissance dont lui seul aura eu la clef - et le barème. De fait, l’histoire de l’ordre de la Libération reste indissociable de sa personne : guère plus de trois jours s’écouleront entre sa démission du Gouvernement provisoire de la République française, le 20 janvier 1946, et la clôture définitive de la liste des Compagnons.
Des chevaliers en croisade
Comparativement, la médaille de la Résistance (autre insigne créé par le Général de Gaulle), aura la vie un peu plus longue. Elle sera attribuée une année de plus (jusqu'en 1947), même si, elle aussi, restera fondamentalement ancrée dans le temps de la guerre et de la Libération - et attachée au sillage de son instigateur. Les proportions sont sans rapport : quelque 64 000 médailles de la Résistance seront attribuées, là où l’ordre de la Libération ambitionnait de consacrer avec les Compagnons une véritable élite : en 1947, De Gaulle vantait encore cette “chevalerie exceptionnelle, créée au moment le plus grave de l’histoire de la France, fidèle à elle-même, solidaire dans le sacrifice et dans la lutte”. La toute dernière mouture du texte paru au Journal officiel de la France libre, le 10 février 1941, ne retiendra pour finir que le terme de “Compagnon”... mais les brouillons de Charles de Gaulle montrent qu’à l’origine, il voulait plutôt les appeler “les croisés”.
Outre l’esprit de sacrifice, l’ordre de la Libération est aussi un mausolée symbolique qui honore un instinct pionnier. D’emblée en effet, il s’est agi de récompenser une certaine idée de la clairvoyance, en même temps que l'audace de vrais premiers de cordée : celle de ceux qui, les tout premiers, rallieront De Gaulle. Et même si, toute sa vie durant, Hubert Germain ne cessera de dire que personne en vérité n'a guère entendu l’appel du 18 juin de ses oreilles.
C’est d’abord à eux, qui l’avaient rejoint aux premières heures, que le Général de Gaulle voudra rendre hommage. Parmi ces Compagnons, beaucoup de très jeunes combattants de la France libre : toujours selon les calculs de l’historien Guillaume Piketty, plus de 10% des Compagnons n’avaient pas 20 ans en 1939 (pour un âge moyen de 34 ans). Ils étaient prompts à la décision en revanche : les trois quarts de ceux qui seront faits Compagnons s’étaient engagés dès l’année 1940 - soit dans la France libre, soit dans la Résistance. Cet ordre symbolique créé de toutes pièces, dans le fracas de la guerre, entendait les auréoler parce qu’il fallait continuer à motiver les troupes de l’ombre, mais aussi parce que Philippe Pétain, de son côté, continuait à distribuer la Légion d’honneur au nom de la France. Derrière la figure du Compagnon niche non seulement la bravoure et une hiérarchie des mérites façonnée à la main du Général de Gaulle… mais aussi une concurrence entre deux France, et leurs symboles dans le tumulte de l’événement.
Exception aux côtés d’une poignée de quatre municipalités parmi lesquelles la ville de Nantes et Paris, la liste des Compagnons compte aussi l’île de Sein : l’île bretonne située au large de la Pointe du raz a été décorée en 1946. En un peu plus de quinze jours, ils étaient 128 Sénans, entre 14 et 54 ans, à avoir traversé la Manche pour se battre, et c’est toute l’île qui restera un symbole de la lutte contre l’occupant. A la fin août 1946, tandis qu’il décorait l’île de 1 400 habitants de cette insigne, De Gaulle prononcera ces mots :
Il y aura toujours, maintenant, en France des gens qui penseront à l'île de Sein. La France entière saura qu'il y avait sur l'océan une bonne et courageuse île bretonne dont l'exemple magnifique deviendra légendaire et les enfants apprendront dans leurs livres d'histoire l'action héroïque d'une bonne et courageuse île française.
Puis, à la foule insulaire :
La France, vous l'avez sauvée. Il ne faut pas qu'on l'oublie. La France se relève tout doucement. Elle est immortelle, elle nous enterrera tous.
Ainsi est-il d’emblée question de mémoire et de postérité dans l’histoire des Compagnons de la Libération. C'est même ce qui prendra le pas sur la question d’une échelle des mérites : après avoir un temps imaginé différents grades, De Gaulle fera marche arrière. On sera Compagnon, ou on n'en sera pas. Mais toujours en grande pompe, et au compte-gouttes. Une liturgie républicaine d’un autre âge ? Guillaume Piketty rappelle que, même parmi les très proches du général, il s’en trouvait plus d’un, en 1940, pour ironiser sur ce militaire qui se prenait pour un chef de tribu : l’historien exhume le journal intime d’un certain Claude Bouchinet-Serreulles, très proche collaborateur de De Gaulle, qui consignait, le 3 novembre 1940 :
Un télégramme nous annonce la création par décret d’un Ordre de la Libération. Consternation générale. Ne sommes-nous pas des volontaires et des rebelles ? Certains malveillants n’hésitent pas à dire que de Gaulle, si heureux en Afrique, joue les Malikoko, roi des nègres. Qu’il se prépare à distribuer des médailles, il ne manquait plus que cela ! Va-t-on sombrer dans le ridicule ?
Le plus grand moment d'une vie
De Gaulle ne renoncera pas, et l’ordre de la Libération verra le jour, tandis qu’il battait encore le rappel, et que la France allait bientôt s'enfoncer dans la Collaboration. Mais pas eux.
Longtemps pourtant, cette histoire s’est écrite sans eux pour l’essentiel : elle fut d’abord celle d’un chef d’Etat qui cherchait à imprimer dans le récit national l’empreinte de l’échelle de ses valeurs. Mais en 1976, les éditions Jean-Claude Lattès demanderont à Romain Gary d’y consacrer un livre. A charge pour lui de remédier à un manque drôlement étonnant : aucun livre n’avait encore été consacré à l’ordre de la Libération.
Si un tel projet avait été confié à l’écrivain né en 1914 dans la communauté juive de Vilnius (l’actuelle Lituanie) et réfugié en France, c’est parce qu’il avait, lui-même, combattu pour la France libre et été fait Compagnon. Lui qui disait carrément qu’être décoré de la Croix de la Libération restait “le plus grand moment de sa vie” aura une intuition géniale : dresser à l’intention des Compagnons survivants une liste de 46 questions.
L'écrivain qui, pour toujours et jusqu'à son suicide en 1980, conservera son pseudonyme de résistant, entreprendra là de fouiller dans les ressorts du courage, de l'honneur, et du risque. Dans ce questionnaire destiné à leur faire raconter cette histoire à la première personne, Gary demandait par exemple :
A quel moment avez-vous pris votre décision de continuer la lutte ? L’appel du Général de Gaulle a-t-il été déterminant ou simplement propice ?
Certains compagnons indiquent qu’ils n’acceptaient pas d’être vaincus. Pouvez-vous indiquer votre point de vue ?
Aviez-vous plutôt le sentiment d’être guidé par votre sens de l’honneur humain en général, de la dignité humaine, ou par des considérations strictement nationales ?
Pouvez-vous donner un aperçu des périls que vous avez courus, de ce que vous pouvez considérer comme "victoire personnelle" dans ces actions ?
Et puis encore, parce qu’il s’est bien toujours agi de mémoire :
Si vous écriviez un livre sur les Compagnons de la Libération, que souligneriez-vous plus que tout le reste ?
Au bout de dix-huit mois, pourtant, Romain Gary adressait une lettre à son éditeur. Il expliquait se fracasser sur un écueil : impossible de traiter des compagnons dans leur ensemble… et impossible, aussi, de “faire un choix de Compagnons” :
Tout choix serait arbitraire et une injustice.
Gary avait touché du doigt que les honneurs, même pour les plus héroïques, sont toujours une construction.