Et si Napoléon avait gagné ? L'empereur, héros de la première uchronie littéraire
Par Pierre Ropert
En 1836, un livre imagine Napoléon Bonaparte vainqueur des armées russes et partant dans la foulée à l'assaut du monde entier. "Napoléon et la conquête du monde" crée un nouveau genre littéraire : l'uchronie. Comment l'empereur français, dans la fiction, peut enfin l'emporter à Waterloo...
“Soldats, voilà Moscou” ! Le 14 septembre 1812, Napoléon et ses armées entrent, triomphants, dans la ville russe, désertée par ses habitants. Dans leur stratégie de repli, qui a fait maintes fois ses preuves au cours de l’avancée inexorable des troupes de l’empereur, les Russes incendient leur ville. Moscou, construite essentiellement en bois, partira en fumée malgré les efforts des Français pour sauver les bâtiments. Privés d’abris, les armées napoléoniennes seront contraintes de faire demi-tour et d’affronter le terrible hiver russe… et l’échec de cette campagne marquera le début de la chute de Napoléon Bonaparte. A moins que… Et si Napoléon et ses armées, plutôt que de rebrousser chemin à la mi-octobre, s’étaient mis en marche plus tôt pour prendre Saint-Pétersbourg ? La face du monde en aurait-elle été changée ?
Avant son départ, [l’armée] assista aux derniers soupirs de Moscou ; cette mer de feu s’était dévorée elle-même, et la ville palpitante ne rejetait plus que çà et là des tourbillons de fumée sur des cendres. L’empereur, la montrant avec dédain et pour la dernière fois à l’armée, dit : "Il n’y a plus qu’une capitale à la Russie, marchons-y."
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En 1836, dans son roman Napoléon apocryphe, ou Napoléon et la conquête du monde, le romancier Louis Geoffroy allait faire prendre à l’histoire un autre tournant. Dans cet ouvrage étonnant, le romancier fait de Napoléon un stratège victorieux, partant à la conquête de l’Asie, de l’Afrique et de l’Océanie, avant que les Amériques ne se plient à son joug, forcément bienfaisant, et qu’il ne soit couronné monarque universel… La première uchronie était née.
Napoléon, à l’origine des uchronies
Sous prétexte de s’amuser avec l’histoire, Louis Geoffroy va en effet être le premier à créer un genre littéraire qui consiste à réécrire le passé pour imaginer un futur différent. “Et si tel détail de l’histoire avait été changé, où en serait-on aujourd’hui ?”, s’interroge le romancier uchroniste. En poussant l'exercice de pensée jusqu'au bout, l'écrivain Louis-Napoléon Geoffroy-Château, dit Louis Geoffroy, devenu filleul de Napoléon après que son père, chef de bataillon lors des campagnes d’Égypte, ne meurt lors de son retour en Europe, va poser les bases de ce qui fera le succès d'un nouveau genre littéraire.
Le premier, il met en place un procédé narratif qui n'avait encore jamais été utilisé pour écrire un roman : le “point de divergence”, une technique qui consiste à montrer précisément au lecteur le moment où l’histoire va basculer vers un embranchement différent de celui qui nous a mené à notre présent. Dans Napoléon et la conquête du monde, il s’agit ainsi de la décision de l’empereur de poursuivre son avancée après l’incendie de Moscou, plutôt que de rebrousser chemin. “A partir de là, Geoffroy va imaginer la suite, mais sans jamais se donner de trop grandes libertés par rapport aux conditions de l'époque, précise Eric B. Henriet, auteur de L'Uchronie (éditions Klincksieck, 2009) et spécialiste de ce format. Autrement dit, Napoléon ne va pas se doter de chars d'assaut en deux semaines : l'uchronie reste crédible, au moins technologiquement.”
Louis Geoffroy, dans Napoléon et la conquête du monde, use également de deux autres procédés littéraires qui vont devenir constitutifs des uchronies : la mise en abyme et le clin d'œil.
La mise en abîme consiste à décrire une uchronie au sein même de l’uchronie, précise Eric B. Henriet : “Geoffroy, sur la fin du livre, raconte ainsi qu’il circulerait dans Paris, sous le manteau, un petit roman interdit qui décrirait que l'Empereur aurait pu chuter à Moscou, et surtout dans une sombre bourgade du nom de Waterloo, en Belgique ! On se demande bien comment un si grand homme aurait pu aller se perdre dans un village sans aucun intérêt ? C’est une mise en abyme humoristique, uniquement à destination du lecteur.”
Le clin d’œil, quant à lui, consiste à faire un rappel à la réalité, qui crée une connivence entre le lecteur et l’auteur du livre, en jouant sur leurs connaissances de la réalité au détriment des personnages du roman :
C’est la deuxième grande figure classique. Quand Napoléon finit de conquérir l'Australie, il retourne en Europe et franchit le Cap de Bonne-Espérance. Lorsqu’il remonte par la côte ouest, il passe au large de l’île de Sainte-Hélène. Dans cet univers-là, Sainte-Hélène n'a évidemment aucun intérêt pour les personnages, (puisque Napoléon n’y a jamais été exilé pour y finir ses jours, ndlr)... Pourtant, l'Empereur est épris de nostalgie et de mélancolie, d'une forme de folie. Il fait arrêter le navire, s'enferme dans sa cabine. Il en ressort au bout de deux ou trois jours et donne l'ordre que l'on rase Sainte-Hélène jusqu'à ce qu'il n'y ait plus un seul rocher qui dépasse de la mer. Là, c’est un clin d'œil au lecteur. Nous lecteurs, jouissons d'être dans cette connivence avec l'auteur, au détriment des personnages de l'uchronie.
Si Geoffroy pose les jalons du genre, le terme “uchronie” lui ne sera inventé qu’en 1857 par le philosophe Charles Renouvier, comme le rappelait Karine Gobled, autrice spécialisée dans la science-fiction et l'uchronie, dans l’émission La Méthode scientifique :
Charles Renouvier forme le mot sur la base de l'”Utopia” de Thomas More. "Utopie", le lieu qui n'existe pas et "uchronie" pour U-chronos, le temps qui n'existe pas. C'est de l'utopie dans l'histoire.
Dans Voyage en uchronie, l'écrivain Régis Messac définit lui, en 1936, le genre uchronique comme une “terre inconnue située à côté ou en dehors du temps, découverte par le philosophe Renouvier, et où sont relégués, comme des vieilles lunes, les événements qui auraient pu arriver, mais ne sont pas arrivés”.
Aux grands hommes, l’uchronie reconnaissante
Pour réinventer l’histoire, pour s’en défaire, le genre uchronique aborde les choses de deux façons différentes : elle considère souvent que l'on doit l’histoire dans ses grandes lignes à des hommes ou femmes providentielles, ou bien au contraire qu’il existe des courants historiques invariables, indépendamment des grandes figures qui les ont portés.
“Il y a une approche marxiste de l'histoire, précise le spécialiste des uchronies Eric B. Henriet. C’est l’idée que quand les conditions d'un évènement sont là, il va arriver. Autrement dit, l'histoire ne tient pas aux hommes qui la font, mais à un certain nombre de conditions. L'uchronie en général donne quand même la part belle, il faut le reconnaître, aux hommes providentiels.”
Les uchronistes favorisent bien souvent en effet -et sans forcément y adhérer- une vision carlylienne de l’histoire, qui veut qu’un grand homme soit à l’origine des grandes avancées historiques. “Si on raye Napoléon ou de Gaulle de l’histoire, elle sera forcément un peu différente”, juge Eric B. Henriet. L’uchronie permet d’imaginer des scénarios. C’est l’exemple, très simple, de quelqu’un qui marche sur un trottoir et qui esquive un pot de fleur tombé de trois étages à quelques secondes près. Vous pouvez vous interroger : qu’est-ce qui, dans les deux heures qui ont précédé, lui a permis de gagner ces quelques secondes ? Et bien vous pouvez également vous demander comment, en 1931, lorsque Hitler a un accident de voiture et s’en sort, gagne-t-il la demi-seconde qui lui permet de survivre ? Bien évidemment, on va regarder les grands hommes par rapport à leurs grandes histoires, mais au fond, dans les grandes histoires de ces grands hommes, il y a aussi une vie normale, avec des moments qui paraissent peu importants, mais qui sont critiques. Et tout le reste de l’histoire tient aussi à cela…”
Et si Napoléon avait gagné ?
Napoléon n’échappe évidemment pas à cette réappropriation de l’histoire, lui qui sera au centre de nombreuses uchronies françaises. Elles le verront, souvent, sortir vainqueur de la bataille de Waterloo, autre tâche indélébile, avec sa retraite de Russie, sur son palmarès de grand stratège. En 1937, l’académicien Robert Aron publie ainsi Victoire à Waterloo, qui voit Napoléon triompher, avant que ce dernier, las, ne s’exile de lui-même.
Si on se fie aux uchronistes, l’empereur des Français aurait en effet pu connaître une toute autre destinée. Dès 1854, Joseph Méry publie Histoire de ce qui n’est pas arrivé, ouvrage dans lequel Napoléon Bonaparte, au cours de la campagne d’Égypte, se lance à la conquête du Moyen-Orient jusqu’à l’Inde. Dans L’Histoire est un mensonge… que personne ne conteste de Nicolas Pilliet (2009), Napoléon, une fois encore victorieux, fait de la France le fer de lance de l’Europe. Un concept que l'on retrouve sous la plume de l’ancien président Valérie Giscard d’Estaing, qui se prête à l'exercice en 2010 avec La Victoire de la Grande Armée, où il imagine un Napoléon vainqueur de l’armée Russe et conquérant de l’Europe. La France devient alors la première superpuissance mondiale, garante de la paix, dans un rôle qui n’est pas sans rappeler celui que s’arrogent à l'heure actuelle les Etats-Unis.
Mais ces uchronies font aussi occasionnellement de l’empereur un observateur désabusé de notre monde, comme le racontait l’éditeur Xavier Delacroix, dans La Méthode scientifique :
Je trouve que l'une des plus belles uchronies qui soit est celle de Simon Leys qui s'appelle “La Mort de Napoléon”, qui est une petite nouvelle où l’auteur imagine que Napoléon quitte l'île d'Elbe discrètement, après avoir été remplacé par un sosie, et erre à travers l'Europe. Je laisse au lecteur le soin de lire la suite.
Napoléon exerce une fascination à part dans le monde de l’uchronie. Au même titre que Geoffroy, les premiers auteurs à réécrire l’histoire de Napoléon sont “des anciens napoléoniens, rappelle Eric B. Henriet. Il y a une culture familiale dans laquelle on regrette d’avoir perdu la guerre. On retrouve d’ailleurs un peu le même mouvement dans les uchronies sur la Guerre de sécession aux Etats-Unis.”
Mais plus encore que l’amertume d’une défaite, c’est la perspective de ce qui aurait pu être qui pousse tant d’écrivains à se pencher sur Napoléon. “Aujourd’hui, on parle anglais en Amérique, mais également à l’international, ce qui n’était pas si évident que cela si Napoléon ne vendait pas la Louisiane, précise l’auteur d’Uchronies. Il la vend pour des canons, ce qui est quelque part assez pathétique. En fait, Napoléon ne se projette pas dans le futur, il n’imagine pas qu’à partir de cet immense territoire américain, il puisse faire quelque chose de beaucoup plus grand de la France…”
En 1803, Napoléon cède en effet les territoires français aux Etats-Unis pour la somme de 80 millions de francs. L’équivalent, aujourd’hui, de plus de 250 millions de dollars. Une somme qui lui permettra de lever des troupes et d'imposer sa suprématie sur la majeure partie de l'Europe. Mais la Louisiane, à l’époque, n’est pas le l’Etat que l’on connaît aujourd’hui. Elle représente en réalité plus de 2 millions de km², soit 22 % du territoire américain et traverse pas moins de 14 des Etats actuels.

“Au fond, face à cette omniprésence de la langue anglaise, du recul de la culture française, qu’est-ce que l’on peut regretter qui nous ramènerait à Napoléon ? Interroge Eric B. Henriet. Il y a un échec commun, en Europe, avec la Première Guerre mondiale, et un échec particulier, pour les Français, avec Napoléon. Là on peut comprendre pourquoi cette nostalgie, cette fascination, perdure, au-delà de la figure de Napoléon lui-même qui, je pense, subjugue parce qu’il est le premier grand véritable conquérant depuis Alexandre.”
Son empreinte, surtout, marque encore notre culture. Sous la plume de Stendhal, il est le digne successeur de César ou d'Alexandre Le Grand, quand Victor Hugo le qualifie lui de “Prométhée moderne”. Le code civil, aujourd’hui encore, découle du code napoléonien, au même titre qu’une grande partie de nos institutions_._ Mais son influence ne se limite pas à la France, ce qui rend sa figure, quasi mythifiée, plus intéressante encore, juge Eric B. Henriet. “Napoléon dépasse les frontières. Il est certainement l'une des personnes les plus connues au monde avec Jésus, avec Bouddha ou encore avec Hitler. Il est connu aux quatre coins du monde, y compris dans des pays qu’il n'a jamais conquis. Même les Japonais ont écrit des mangas historiques sur le sujet…” Deux siècles après son règne, l'influence de Napoléon, de ce qu'il a crée, lui subsiste. Y compris, et malgré lui, un pan complet de la littérature.