
Ces dernières décennies, les anciennes élites régionales américaines ont fusionné en une classe dirigeante plus monolithique que par le passé, unifiée par un diplôme universitaire devenu l'unique voie d'accès à la réussite, et qu'homogénéise encore davantage l'adoption collective de la culture woke.
Dans un article publié sur le site intello juif Tablet, Michael Lind, professeur de science politique à l'Université du Texas, analyse un phénomène peu commenté jusqu’à présent : le fait que l’élite sociale, aux Etats-Unis, a récemment convergé dans un modèle unique.
En effet, non seulement, comme l’avait notamment relevé Raymond Aron, le modèle social américain distinguait clairement les élites du pouvoir, de l’argent, du savoir et de l’influence, mais en outre, rappelle Lind chaque Etat de l’Union avait son patriciat local, composé de vieilles familles puissantes et installées. C’est tout récemment que, pour cet universitaire spécialiste de la démocratie américaine, on a vu ces différentes élites se fondre en "une seule oligarchie nationale, incroyablement homogène, avec le même accent, les mêmes manières, les mêmes valeurs et la même formation universitaire, de Boston à Austin et de San Francisco à New York et Atlanta"
Comment une telle révolution a-t-elle pu se produire ? Et quelles en sont les conséquences ?
Une société stratifiée et inégalitaire qui stigmatisait les "Américains-à-trait-d'union"
D’abord, il faut se déprendre d’un mythe, largement façonné par des observateurs étrangers, comme notre Tocqueville, ou la journaliste britannique Harriet Martineau. Venus visiter les Etats-Unis, au XIXe siècle, ils étaient citoyens de nations où dominaient des systèmes de classe formidablement égalitaire. Ne rencontrant guère sur place, aux Etats-Unis, que des membres des classes supérieures éduquées, ils ont donné, dans leurs écrits, une fausse image du pays : la nation qu’ils ont visitée "en touriste" n’était nullement aussi égalitaire qu’ils l’ont dépeint.
Certes, en comparaison avec les standards formels des sociétés européennes – encore largement aristocratiques de leur temps – l’Amérique a pu leur apparaître comme plus décontractée. Mais les différences de classe et de rang y étaient cependant très importantes.
En réalité, la société américaine était, d’entrée, socialement stratifiée à partir de facteurs ethniques et religieux. Et elle était profondément inégalitaire.
Au sommet, trônaient les Blancs, protestants, d’origine anglo-saxonne ou hollandaise. Ils étaient de préférence épiscopaliens ou presbytériens. Appartenir aux cultes méthodiste et baptiste trahissait un rang social légèrement inférieur.
Les Américains d’origine allemande ou scandinave étaient considérés comme des "Américains honoraires" et tenus dans une relative suspicion. Mais en-dessous, les Italo-Américains, les Irlandais, les Polono-Américains et les Juifs occupaient la strate la plus basse parmi les Blancs. On parlait de façon méprisante à leur propos d’Américains à traits d’union.
Les Mexicains-Américains occupaient "une position ambiguë" : dans certains endroits, ils étaient discriminés de la même manière que les Noirs, dans d’autres, ils étaient traités comme des Blancs de niveau inférieur. Quant aux Africains-Américains, ainsi que les Asiatiques, ils étaient victimes d’une exclusion de fait.
Quand les patriciats locaux fabriquaient des élites forcément hétérogènes...
Mais les élites sociales n’étaient nullement homogènes. Chaque grande ville avait sa "bonne société", dont les grandes familles s’efforçaient de marier leurs enfants entre eux. Le bal des débutantes jouait, à cet égard, un rôle déterminant. D’où l’importance qu’il joue dans de nombreux récits et romans d’avant-guerre…
Il y avait bien une culture anglo-américaine et transatlantique partagées, mais pas véritablement de culture nationale propre aux Etats-Unis. Car ces élites locales encourageaient, y compris financièrement, les écrivains et créateurs locaux. Il y eut longtemps, aux Etats-Unis, des écrivains du Sud (Mark Twain, William Faulkner, Tennessee Williams, Eudora Welty, Carson McCullers…) des New Englanders de la côte atlantique (Nathaniel Hawthorne, Edith Warton, Herman Melville, Lovecraft, John Cheever…), des Midwesterners (Ernest Hemingway, Jim Harrison…) et des auteurs "côte Ouest" (John Steinbeck, Joan Didion, James Ellroy…).
Les jeunes gens bien nés n’allaient pas faire leurs études à tout prix à Harvard, Yale, ou au MIT : ils les faisaient dans un des colleges ou des universités de leur Etat. Et ils restaient généralement dans leur Etat pour y faire carrière.
L'avènement de la première classe dirigeante nationale
C’est cela qui a changé. Les anciens patriciats urbains ont été absorbés dans "la première classe dirigeante véritablement nationale de l’histoire des Etats-Unis" selon Michael Lind. Cela a un bon côté : cette nouvelle classe est ouverte, parce qu’elle est méritocratique. Y accéder dépend de la cote de l’université qu’on a fréquentée dans sa jeunesse, indépendamment de la couleur de peau ou de la provenance géographique.
L’appartenance à l’overclass nationale, multiraciale et post-ethnique, dépend principalement de l’obtention d’un diplôme d’une université de la Ivy League.
Michael Lind
Mais cela a aussi de mauvais côtés. Les Blancs pauvres, en particulier les Appalachiens originaires d’Irlande du Nord (Scots Irish) sont complètement négligés par les politiques pro-diversité : en tant que Blancs, ils sont considérés comme "privilégiés". En outre, ce sont souvent des immigrés d’Afrique, appartenant à de bonnes familles, qui aident à remplir les "quotas informels" de Noirs dans les bonnes universités, au détriment des Noirs américains.
Le "woke", dialecte unificateur des nouvelles élites
Et surtout, cette nouvelle élite éduquée partage les mêmes valeurs, celles de la wokeness.
De plus en plus d’Américains ont compris que la wokeness fonctionne dans la nouvelle élite centralisée comme un dispositif destiné à exclure les Américains de la classe ouvrière, quelle que soit leur race, parallèlement à celle des vieilles élites régionales arriérées. En effet, la nouvelle oligarchie change ses codes et ses mots de passe tous les six mois ou presque.
Michael Lind
Il faut suivre. A l’époque de Barack Obama, il fallait soutenir l’union civile entre gays et lesbiennes, mais non pas prôner le mariage pour les homosexuels. A présent, il est convenu d’affirmer nettement son soutien aux droits des trans – quitte à abandonner certaines féministes en chemin… Michael Lind analyse ainsi ce phénomène : "Remplacer constamment les anciens termes par de nouveaux, connus seulement des oligarques, est une brillante stratégie d’exclusion sociale." Car ceux qui n’y appartiennent pas refusent de suivre.
Ainsi, les Américains d’origine sud et centre-américaine refusent obstinément le label Latinx que leur suggère le Bureau national de recensement, afin de ne pas heurter la susceptibilité des "non-binaires" qui ne se reconnaissent pas dans le terme "Latino"…. "Le parler woke est simplement un dialecte de la classe dirigeante", conclut Michael Lind.