Étrangers à nous-mêmes et aux autres. Avec Judith Butler, François Heran, Paul B. Preciado...
Par Hélaine Lefrançois, Caroline Broué, Stéphanie VilleneuveLa Revue de presse des idées. La Covid-19 et les mesures prises pour lutter contre cette pandémie bouleversent nos rapports humains, nous rendant à la fois étrangers à nous-mêmes et étrangers aux autres. Cette crise peut-elle profondément et durablement changer nos interactions sociales et le regard que nous posons sur autrui ?
« Serons nous à la hauteur de ce défi civilisationnel et des leçons fondamentales de cette crise sanitaire sans précédent ? » C’est la question que pose la journaliste Cécile Daumas dans son éditorial présentant le numéro 2 de Bulb, la revue numérique des idées de Libération.
L’homme n’est pas une île autosuffisante, et c’est dans la relation à l’autre qu’il trouve sa survie, son salut. Or, cette relation aujourd’hui se trouve altérée et assaillie de toutes parts.
Etrangers à nous-mêmes
Pour commencer, nul ne peut entretenir de rapports humains si ses propres facultés sont altérées. Dans une tribune parue dans Le Monde, le sociologue Didier Lapeyronnie compare le coronavirus à un Alien : en exacerbant nos émotions, la peur, la colère, le virus a pris possession de nos capacités d’analyse et d’interprétation des situations, comme si nous avions cédé à une panique. Seuls les médecins semblent échapper à ce phénomène, écrit Didier Lapeyronnie. « Pour lutter contre l’épidémie, peut-être est-il temps, en faisant vœu de silence, de cesser le vacarme ».
C’est peu ou prou ce à quoi nous invite le philosophe et sinologue Romain Graziani dans un entretien qui paraît simultanément dans Libération et dans la nouvelle édition de Bulb, très riche. « Dans certaines situations, l’action consiste à se retenir de s’agiter » car « on subit plus les événements en cédant à l’agitation ». C’est le concept taoïste intraduisible de « wuwei », que le professeur à l’ENS développe dans son livre L’Usage du vide. Essai sur l’intelligence de l’action, de l’Europe à la Chine (Gallimard, 2019), précise la journaliste Anne Diatkine, qui a réalisé cet entretien. Ce concept « désigne ce qui rend possible l’obtention d’états hautement désirables qu’on ne peut atteindre qu’à la condition expresse de ne pas les rechercher. » Romain Graziani prend comme exemple la gestion de l’épidémie en Chine : « La volonté obsessionnelle de maintenir la stabilité sociale a fini par produire un chaos sanitaire [...] Le mot « chauve-souris », bian fu en chinois, se prononce comme le mot « bonheur » (fu), ce qui contribue à en faire un aliment faste. Or la recherche frénétique des éléments qui favorisent la vitalité a fini par aboutir à une situation mortifère : voilà le type d’erreurs que démonte l’usage du vide… »
« Le wuwei », qu’on peut traduire littéralement par « non-agir », est-il lié à la culture de la distance sociale, plus forte dans les sociétés asiatiques que dans nos sociétés occidentales ?
« Allons-nous mondialement basculer dans une société de haute technologie sans contact physique dont le berceau est l’Asie ? » se demande la chercheuse Fabienne Martin-Juchat (Université Grenoble Alpes) sur le site The Conversation. Éviter le regard des autres, ne plus se saluer, s’affranchir des règles de politesse les plus élémentaires... La distanciation sociale, imposée depuis plusieurs semaines par l’épidémie, affecte notre comportement au quotidien et la façon dont nous agissons au sein du groupe. « La peur d’être contaminé et la règle "maintenir la distance" agissent sur les fondements non-conscients de la socialité. L’association des deux peut faire oublier très vite les règles apprises. » Or, c’est grâce à l’instauration de ces règles que l’espace urbain n’est pas une « arène de fauves » : « Les rites de politesse ont un rôle essentiel : afin de préserver l’interlocuteur, il s’agit d’éviter l’inquiétude d’être agressé, impliquée par la coprésence physique. Il a fallu des siècles d’éducation dans toutes les sociétés pour contenir cette pulsion animale de peur de l’autre qui mène à une réaction primitive : sauver sa peau. » Ces rites de politesse font partie du processus de civilisation cher à Norbert Elias. Ils ont donc un rôle essentiel.
Alors certes, on peut se réjouir de la disparition du « bisou à tout bout de champ » comme le disait ce matin à Guillaume Erner la psychologue Marie de Hennezel. Mais pour Fabienne Martin-Juchat, la disparition des contacts physiques est une triste nouvelle : « ce virus annonce-t-il l’avènement d’une culture de la socialité sans corps ? » Sachant que l’on sait « depuis les travaux de John Bowlby, que le contact physique ritualisé crée une sécurité relationnelle essentielle », il est probable que « la distance étant imposée, le sentiment de menace de notre liberté par interdiction de nous rapprocher sera exacerbé. » Et il n’est pas certain que nos sociétés s’en accommodent aussi bien que celles qui sont déjà habituées à marquer une distance physique entre les personnes.
Au fond, c’est comme si l’on ne se reconnaissait plus. « Tous les jours nous devenons des étrangers de nous-mêmes », affirme la directrice de recherche au CNRS Pérola Milman dans Lundi matin.
Comment ça sera quand on sera tous masqués dans le métro ? Comment va-t-on se regarder ? [...] Comment faire avec ceux qui nous ont été si intimes, maintenant éloignés ? Quels gestes pourrons-nous encore avoir avec ces amis que nous avons auparavant tant touchés ? Pourra-t-on encore embrasser ces visages autrefois tellement proches que c’était comme s’ils nous appartenaient ? Comment regagner ce qui autrefois était naturel ? Comment sera notre monde ?
Peut-être que nous finirons par nous y habituer, écrit la chercheuse en physique quantique, et que « finalement, tout ça deviendra normal. » Ou peut-être que « nous serons tous un peu tristes, humiliés d’avoir subi. D’être muselés. De nous être laissés mettre en captivité. De ne pas avoir su faire autrement. » Car nous avons perdu le contrôle de nos vies, jusque dans nos maisons, si bien qu’après le 11 mai, à moins de refuser cette normalisation imposée et dictée par d’autres paroles que les nôtres, conclut Pérola Milman, « même si nous avons pu sortir, nous ne serons toujours pas dehors. »
Pour ne pas rester étrangers à nous-mêmes et surtout ne pas renforcer ce sentiment d’être étrangers aux autres, « nous avons besoin de renforcer les liens sociaux et de concevoir notre appartenance à la société comme une forme d’interdépendance », affirme la philosophe Judith Butler dans un entretien exclusif accordé à Bulb, qui revient en longueur sur l’apport de la pensée de la chercheuse états-unienne, pionnière des études sur le genre. Un entretien qui va bien au-delà de la seule réflexion sur le coronavirus, et que pour cette raison nous ne restituons pas ici.
Étrangers aux autres
Malgré tout, « concevoir notre appartenance à la société comme une forme d’interdépendance » est une vision partagée par plusieurs signataires de tribunes dans la presse du jour.
À commencer par l’anthropologue et démographe François Héran dans Le Monde, qui conspue « l’idéologie du « confinement national ». « Le rêve d’un monde fermant ses frontières à tous les étrangers n’est qu’un ruineux cauchemar. [...] Un monde sans migrants ni visiteurs étrangers est un monde à l’arrêt ou sévèrement amputé. C’est un monde où les citoyens des pays du Nord – cuisante ironie – peuvent devenir à leur tour des étrangers indésirables dans les pays du Sud, voire dans leur propre pays, comme l’ont vécu ces Français en croisière interdits de débarquer à Marseille, pris au même piège que les passagers de l’Aquarius en 2018. »
Que ces citoyens du Nord puissent devenir des individus indésirables au Sud, c’est ce que d’aucuns commenceraient à appeler « la Peste blanche », comme l’indique dans sa chronique aux Echos le géopolitologue Dominique Moïsi. Une dénomination provocatrice, qui intègre - si elle correspond vraiment à la réalité - une dimension de revanche : « Vous ne voulez pas de moi comme réfugié politique ou migrant économique : eh bien je ne veux pas de vous, qui êtes devenus porteurs de l'infection, sur mon continent ».
Dominique Moïsi s’interroge sur l’« effet de rééquilibrage entre continents » que pourrait provoquer le coronavirus. Quelle capacité a-t-il à réduire les inégalités mondiales ? Certes, le virus tue plus les personnes âgées. Or, « sur le continent africain, 60 % de la population a moins de 25 ans contre 17 % en Europe ». Et le nombre de cas d’obésité, facteur aggravant, est plus faible en Afrique. Certes, estime-t-il, « l'expérience de la gestion de crises sanitaires majeures, comme Ebola ou le VIH, a sans doute mieux préparé les dirigeants africains à faire face à la nouvelle épidémie. »
Mais dans le contexte de la crise économique majeure qui s'annonce, Dominique Moïsi craint que ces populations, en Afrique ou dans le sous continent indien, ne meurent de faim avant de mourir de la maladie : « Lorsqu'un virus est nouveau et encore peu compris, il frappe indifféremment riches et pauvres. Avec le temps, cet « égalitarisme » disparaît très vite. Les plus vulnérables économiquement finissent toujours par être les principales victimes. La solidarité éclairée des « riches » (qui le seront moins) est plus nécessaire que jamais. »
Un point de vue qui rejoint celui du médecin et président d'Action contre la faim Pierre Micheletti dans la revue Esprit. Pour lui, « les restrictions pour contenir la pandémie pourraient faire plus de victimes que le virus lui-même » car les mesures de confinement des pays riches ne sont pas applicables dans les pays où les économies sont encore fragiles, particulièrement en Afrique.
Ce constat laisse Pierre Micheletti, comme Dominique Moïsi, assez anxieux pour l'avenir de l'Afrique :
Alors que l’épidémie de Covid-19 vient soudain réaffirmer la nécessité d’un État-providence, attentif au bien-être du plus grand nombre, et à une répartition la plus harmonieuse possible des richesses, on ne peut qu’être inquiet pour bon nombre de pays du continent africain, qui mérite, dans le contexte actuel, toute notre attention.
La nécessité d’un Etat-providence et d’une meilleure organisation du système de soin en Afrique, c’est aussi ce que confirment Valéry Ridde et Mame-Penda Ba, respectivement chercheur en santé publique et politiste, dans AOC : « Simultanément, se mettent en place presque partout des mesures fortes d’accompagnement économique et social avec des annonces de budgets très importants. Les gouvernements et les collectivités territoriales sont en effet en train de concevoir et d’exécuter des plans de résilience économique et sociale par le biais de divers mécanismes de protection des entreprises, des travailleurs et des ménages. En Afrique, où la majorité de la population évolue dans le secteur informel, la capacité des États à assurer les besoins essentiels des populations vulnérables sera la principale condition de mise en œuvre de politiques de confinement partiel ou total. »
Pour ces chercheurs, il est difficile de savoir exactement ce qu’il en sera pour l’Afrique à l’heure actuelle. Dans leur article très documenté, ils montrent comment le SARS-CoV-2 est « le double révélateur d’un déjà-vu mais aussi de certaines nouveautés concernant la santé publique, les États et la mobilisation sociale. » De nombreuses initiatives originales ont vu le jour, « des plus technologiques avec des numéros Whatsapp et des réponses automatiques à des questions sur le virus, jusqu’au plus classiques avec des volontaires circulant dans les quartiers pour sensibiliser la population aux gestes barrières ou des couturières préparant des masques en Wax ».
Valéry Ridde et Mame-Penda Ba pensent quand même, à rebours des points de vue pessimistes et alarmistes, que la solidarité à toutes les échelles du continent dessine l’espoir d’un moindre mal. Car du côté de la société civile, la créativité le dispute à l’innovation : « même si le « haut » semble plus opérationnel dans la prise en charge du SARS-CoV-2 que lors des précédentes épidémies, les choses les plus décisives, mais les plus difficiles à saisir, se passent « en bas », au niveau des communautés, des groupements, des associations, des individus. La société civile n’attend pas l’État en Afrique, elle le précède presque toujours. »
Eloge du vulnérable
Le philosophe Paul B. Preciado propose aussi de voir dans cet « arrêt du monde » une « chance » de métamorphose politique et sociale, car « c_’est précisément dans des moments comme celui-ci qu’il faut [...] activer la pensée utopique, comme énergie et comme force de soulèvement, comme rêve émancipateur et comme geste de rupture_ », écrit-il dans Bulb.
Même si le coronavirus peut doucher les espoirs de la révolution « transféministe décoloniale » en cours, il rappelle que les processus à l’oeuvre pour « arrêter le monde », comme nous le montre le chamanisme amérindien, peuvent aussi ouvrir la voie à une métamorphose en trois étapes :
Dans la première, le sujet est confronté à sa condition mortelle ; dans la seconde, il voit sa position dans la chaîne trophique et perçoit les liens énergétiques qui unissent tout ce qui vit et dont il fait lui-même partie ; dans la troisième et dernière, avant la métamorphose, il modifie radicalement son désir, ce qui lui permettra peut-être de devenir un autre. [...] Il serait possible de comprendre les changements sociaux et politiques que la crise du Covid-19 a générés comme une sorte de gigantesque rituel technochamanique pour «arrêter le monde», capable d’introduire des modifications significatives dans nos technologies de la conscience.
Cette révolution à venir pourrait marquer l’avènement d’une société dans laquelle la vulnérabilité est centrale : « La révolution qui vient place l’émancipation du corps vivant vulnérable au centre du processus de production et de reproduction politique. »
Mais pour que cette métamorphose de nos vies et de nos sociétés, de nos relations intimes et collectives, ait lieu, nous dit le philosophe, il est nécessaire que s’opère « une mutation du désir politique ».
Un Alien a pris possession de nos corps et de nos esprits ? Nous sommes étrangers de/à nous-mêmes, écrivions-nous au début de cette revue de presse ? Pour Paul B. Preciado, « l’activiste noire américaine Angela Davis disait que, pendant les années de ségrégation raciale aux Etats-Unis, le plus difficile était d’imaginer que les choses pouvaient être différentes de ce qu’elles étaient. Le problème fondamental auquel nous sommes confrontés est que le régime capitaliste patriarco-colonial a colonisé la fonction désirante en la recouvrant de valeurs monétaires, d’une sémiotique de la violence, de modes d’objectivation consumériste et de soumission dépressive. [...] La violence opère en fabriquant une subjectivité normative qui prend possession du corps et de la conscience jusqu’à ce que ceux-ci acceptent de «s’identifier» au processus même d’extraction de leur propre vie. [...] Jusqu’à présent, tout l’édifice capitaliste patriarco-colonial reposait sur une esthétique hégémonique qui limitait le champ de la perception, coupait la sensibilité et capturait le désir. Et c’est ce désir-là qui est entré en crise avec l’« arrêt du monde » que la gestion du virus a généré. »
Et c’est avec une référence à la culture populaire que le philosophe conclut, remontant aux années 1970 quand « Mafalda, encore une fille enragée, a popularisé le mot d’ordre «arrêtez le monde, je veux descendre». Maintenant, le monde s’est arrêté. La question est de savoir si cette fois-ci nous voulons vraiment descendre. »