Organiser une rencontre officielle entre Josep Borrell, Haut représentant de l’Union européenne et Vladimir Poutine – que les dirigeants de l’UE boycottent depuis 2017 – quelques jours après le retour à Moscou d'Alexei Navalny, principale figure de l’opposition russe, était-il une bonne idée ?
Dans une analyse, mise en ligne sur Project Syndicate, Ana Palacio n’a pas de mots assez sévères pour qualifier la récente visite de Josep Borrell, Haut représentant de l’Union européenne à Moscou. Plus globalement, l'ancienne ministre des Affaires étrangères espagnoles fait part de sa frustration, face à l'incapacité des Européens d'adopter une politique commune cohérente.
D’abord le timing. Organiser une telle rencontre au sommet avec Poutine – que les dirigeants de l’UE boycottent depuis 2017 – quelques jours après le retour dans son pays et l’emprisonnement immédiat de la principale figure de l’opposition, Alexei Navalny, était pour le moins incongru.
La police russe a arrêté et détient des milliers d’opposants. Que peuvent penser les Russes d’une puissance qui ne manque pas une occasion de rappeler son attachement indéfectible aux valeurs libérales et démocratiques, mais qui se précipite au Kremlin dans de telles circonstances ? Soutenir les sociétés civiles dans les pays victimes de dictature, ne fait-il pas partie du programme politique européen ?
Ensuite, les motifs invoqués par Josep Borrell. Ils sonnent faux. "Mettre de côté la rhétorique négative" et créer "un bon point de départ pour un dialogue franc et honnête". Certes, comme le préconise Angela Merkel, quel que soit l’état des tensions entre le régime impérialiste de Poutine et l’Union européenne, il est nécessaire de maintenir entre les deux blocs des canaux de communication, afin d’éviter les erreurs d’interprétation susceptibles de mener à des conflits.
Mais c’est mal connaître les Russes que de croire qu’on peut gagner quoi que ce soit en se mettant en position de faiblesse. Borrell s’est laissé insulter par Sergueï Lavrov, l’éternel ministre des Affaires étrangères de Poutine, qui lui a lancé en pleine conférence de presse que l’UE était "un partenaire peu fiable" et que les Européens avaient "menti" sur l’empoisonnement de Navalny. Un tel cynisme méritait mieux qu’un silence embarrassé. Surtout que "pour ajouter l’insulte à l’injure", le Kremlin faisait savoir sa décision d’expulser trois diplomates européens, accusés d’avoir soutenu les manifestations de soutien à Navalny. En réalité, Poutine se croit tout permis dès qu’il s’agit de l’Union européenne.
Josep Borell sous le feu des critiques
A son retour à Bruxelles, Borrell a été vivement critiqué au Parlement européen. Plus de 70 eurodéputés ont réclamé sa démission, en raison des "développements humiliants" auxquels il a exposé l’UE, à Moscou. Il s’est défendu en expliquant avoir tenté, de bonne foi, sur place, à "tester le sérieux des autorités russes, lorsqu’elles prétendent chercher à inverser le processus de détérioration avec l’Europe."
S’il s’agissait d’un test, nous savons à présent qu’il est négatif. Une telle volonté n’existe pas chez le partenaire russe. Le Haut représentant se dit décidé à en tenir compte. Il proposera, lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères des 27, lundi 22 février, de nouvelles sanctions contre la Russie.
UE/Russie : une absence de stratégie diplomatique ?
Mais cela ne suffira pas à doter l’Union européenne de ce qui lui manque : une vision stratégique des relations qu’il est possible d’entretenir avec la Russie de Poutine. Si elle fait défaut, c’est parce que les Européens ne comprennent pas la Russie. Churchill avait eu cette formule fameuse : "la Russie est un rébus, enveloppé d’un mystère au sein d’une énigme". L’image de la fameuse "poupée russe" vient immanquablement à l’esprit : on n’est jamais au bout de ses découvertes. La réalité se dérobe sans cesse à l’explorateur. La Russie serait une réalité trop compliquée pour l’Européen rationaliste… Mais, relève Ana Palacio, Churchill avait découvert la clef du mystère : ce qui motive la Russie, c’est l’intérêt national russe.
Or, ce qui explique la longévité au pouvoir de Vladimir Poutine – 22 ans de règne – c’est qu’il a su convaincre les Russes qu’il était le meilleur garant des intérêts de la Russie. Il leur a vendu l’idée que l’échec final de l’Union soviétique et sa dissolution étaient le fruit d’un "complot de l’Occident" contre la Russie. Il a bâti toute une légende de la "Russie humiliée", qui fait l’impasse sur les abominations commises par les dirigeants soviétiques, les gaspillages insensés de ressources, le retard technologique. Et il se présente comme "l’homme fort" qui, au prix d’un régime autoritaire, a rétabli le standing international de la Russie éternelle.
Ainsi a-t-il présenté l’annexion de la Crimée ukrainienne comme une mesure de rétorsion face aux tentations, prêtées à l’OTAN, d’accepter la candidature de l’Ukraine. Ce coup d’audace, risqué, a fait bondir de vingt points sa cote de popularité.
En outre, poursuit Ana Palacio, Poutine est parfaitement conscient des incertitudes et des contradictions qui minent la diplomatie européenne. Alors que l’on prend Joe Biden très au sérieux, au Kremlin, on s’y moque des Européens. Les médias russes sous contrôle ne cessent de discréditer le modèle européen. Et le gouvernement russe soutient ouvertement les mouvements populistes qui, en Europe, minent le consensus politique et social qui garantissait stabilité et influence aux petits Etats européens unis.
Les divergences entre Européens nuisent gravement à toute tentative de définir, envers Moscou, une politique cohérente. Le projet de pipeline Nord Stream 2, qui va mettre l’Allemagne dans la dépendance énergétique de la Russie, tout en manifestant son désintérêt pour la Pologne et les Baltes, symbolise l’incapacité des Européens à définir une telle politique.
Les appels de Joe Biden à "réagir enfin aux actions agressives de la Russie" sont destinés, en particulier, aux Européens. Avec le retour dans l’avion occidental d’un pilote connu pour sa fermeté envers Poutine, les choses pourraient peut-être changer aussi, à Bruxelles.