Évolutions de notre alimentation : "Les mangeurs se mentent à eux-mêmes"

Publicité

Évolutions de notre alimentation : "Les mangeurs se mentent à eux-mêmes"

Par
"Le kebab est absolument fascinant pour bien comprendre le processus de culinarisation. C'est désormais un plat globalisé." explique notamment le géographe spécialiste d'alimentation et de gastronomie Pierre Raffard.
"Le kebab est absolument fascinant pour bien comprendre le processus de culinarisation. C'est désormais un plat globalisé." explique notamment le géographe spécialiste d'alimentation et de gastronomie Pierre Raffard.
© Getty - Alexander Nolting / EyeEm

Entretien. Où en sommes-nous de notre goût ? Tour d'horizon de nos nouvelles pratiques et de la géopolitique gastronomique mondiale avec le géographe Pierre Raffard. À l'occasion de la journée de l'alimentation en octobre 2021 et à la veille du guide Michelin 2022.

L'agueusie. Beaucoup ont découvert ce mot avec la pandémie. La perte de goût s'est en effet révélée l'un des symptômes marquants du Covid-19. Le goût dont la 32e semaine a eu lieu en octobre dernier, avec pour thème le goût du voyage. Au même moment avait lieu la journée mondiale de l’alimentation. Sous l'égide de l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture des Nations unies, car la FAO a été créée le 16 octobre 1945. 

Avec les confinements, beaucoup se sont (re)mis à cuisiner, à s'interroger sur (les origines de) leur alimentation, les circuits courts, le bio, le gaspillage alimentaire ou certaines consommations, de viande ou de produits d'élevage par exemple. Co directeur du Food 2.0 LAB, laboratoire transdisciplinaire indépendant lancé en 2017, Pierre Raffard a publié en 2021 une Géopolitique de l’alimentation et de la gastronomie, de la fourche à la FoodTech. Un ouvrage né d'une rencontre avec l'éditeur, Le Cavalier bleu, avant le début de la pandémie. Et dans lequel il écrit notamment : "Comprendre le fonctionnement de la planète alimentaire, les logiques qui la structurent et les rationalités qui animent ses acteurs ne relève désormais plus de la simple curiosité, mais bien de l’acte citoyen". 

Publicité

Nous l'avons longuement interrogé en octobre (à lire ci-dessous) mais aussi ce 21 mars 2022, à la veille de la publication du nouveau guide Michelin :

L'évolution de la gastronomie avec le Covid mais aussi avec la guerre en Ukraine, la guerre des guides et la transformation du Michelin ou encore nos nouvelles habitudes alimentaires. Entretien avec Pierre Raffard le 21 mars 2022.

9 min

Octobre 2021 > En quoi la pandémie de Covid-19 a-t-elle bouleversé, fait évoluer la géopolitique de l'alimentation et de la gastronomie ?

Il est trop tôt pour le dire. En revanche, elle a mis en lumière des problèmes, des enjeux connus, mais en y ajoutant vraiment une lumière assez crue. Et cette pandémie, il est toujours très difficile d'en parler à l'échelle globale.

En France, avec seulement quelques mois de recul, ses conséquences n'ont pas tant fait évoluer les choses. Certes, nous avons vécu des expressions peut-être paroxystiques lors de ces ruées dans les commerces de bouche, ces files d'attentes. C'était un super exemple de géopolitique micro locale, une véritable lutte des places quand vous attendiez chez le boucher ou pour entrer dans le supermarché. Pour certains, cela a permis d'accélérer des processus déjà à l'oeuvre, comme une plus grande réflexion autour de la traçabilité de ce que l'on mange, de la production locale, des circuits courts. J'ignore si tout cela a vraiment mis un coup d'accélérateur mais cela a consacré des évolutions profondes qui remontent quand même à une quinzaine d'années. 

Et pour les pays en voie de développement, la pandémie a mis en lumière des problèmes structurels touchant les systèmes alimentaires et les a décuplé. Je pense notamment aux pays africains, aux pays du Sud-Est asiatique, à certains pays d'Amérique latine déjà confrontés à certains problèmes. À tel point que la FAO, par exemple, a parlé d'une pandémie cachée, presque plus dangereuse que celle de Covid. [ L'organisation onusienne vient de révéler que "la pandémie a porté le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde à 811 millions, soit une augmentation de 161 millions en un an. Une personne sur neuf sur la planète souffre de malnutrition ou d'insécurité alimentaire et la situation s'aggrave". Ndlr]

Cultures Monde
57 min

Le Covid-19 qui a été, est, synonyme de privation du goût. Une remise en question de l'un de nos cinq sens. 

Vous avez tout à fait raison. Cette question du goût était centrale. Et une autre question m'a vraiment fasciné, surtout dans les premières semaines de la pandémie, quand on a eu vraiment ces comportements presque hystériques et hystérisés. C'est que finalement, vu des pays les plus développés, où manger n'est absolument pas un événement exceptionnel, des peurs que je qualifierais presque d'ataviques sont réapparues : la peur du manque, la peur de la contagion. Certains ou certaines d'entre nous étaient avec leur petite bouteille pour désinfecter les emballages qu'ils rapportaient du supermarché, de l'épicier ou de chez le boucher. On a vu réapparaître et revenir avec une puissance incroyable des peurs profondément enfouies en nous, qui s'étaient invisibilisées grâce aux évolutions depuis soixante-dix, quatre-vingts ans.  

Sur les milliards d'habitants qui peuplent notre planète, avec de très forts enjeux démographiques, vous soulignez aussi une ambivalence saisissante. Ce sont à la fois ces menaces ou déjà ces débuts de famines et l'obésité croissante qui touchent des millions de personnes. 

C'est une nouvelle variable. Et traditionnellement, on avait tendance un peu par souci de facilité, d'intelligibilité, à séparer des pays du Nord obèses des pays du Sud mal nourris. C'est vraiment faire de la géographie à la petite semaine parce qu'on se rend compte que le tableau est beaucoup plus nuancé. Vous avez de la malnutrition ou de la sous nutrition dans les pays du Nord. Il suffit de voir tous les ans en France les appels des Restos du cœur, par exemple, ou les collectes alimentaires chez les commerçants. Mais à l'inverse, dans des pays émergents, on constate des taux d'obésité absolument phénoménaux. Je pense à des pays. On donne très souvent comme exemple les pays de la péninsule arabique, l'Arabie saoudite, le Bahreïn, le Qatar, les Émirats arabes unis, etc. Certes, vous avez des taux d'obésité très élevés qui sont parfois de plus de 40 % de la population. Mais vous le voyez aussi dans d'autres pays : le Brésil, la Chine, la Corée, le Japon, la Turquie, l'Argentine, le Mexique. Le Mexique est confronté à une vraie pandémie d'obésité, ce qui pose de véritables questions de santé publique. 

Mais en même temps, ne soyons pas totalement naïfs, un des concepts de la géopolitique, c'est la realpolitik. Je vais être très cynique mais l'obésité est aussi un marché et se sont développés des produits de substitution, des régimes à suivre, des opérations, des cliniques, des commanditaires, des centres et des programmes de remise en forme.

Affaires étrangères
58 min

Un autre changement peut paraître assez anecdotique mais s'est installé dans nos mœurs en France : la livraison. Avec des marques internationales entrées désormais complètement dans nos habitudes, portées par le phénomène des applications. 

Moi qui partage ma vie entre la France et la Turquie, les Turcs sont accrocs à ces plateformes de livraison depuis des années. Avec des parts de marché gigantesques pour certaines enseignes. On voit d'ailleurs maintenant apparaître les véhicules de Getir et ses livreurs bariolés dans les rues de Paris. Et sur ces questions de livraison, la pandémie a effectivement accéléré des dynamiques déjà à l'oeuvre. Ces plateformes se sont déployées de manière incroyable.  

C'est même désormais un phénomène fort de la géographie. Les livreurs sont de plus en plus visibles dans l'espace urbain, puisque l'on parle surtout des centres urbains, et ils marquent même de leur empreinte le fonctionnement des villes, des quartiers, des rues. Nous sommes tous confrontés en nous promenant à des attroupements de livreurs qui attendent devant tel ou tel restaurant, telle ou telle enseigne de fast food pour avoir leur commande. Et il est profondément fascinant de voir comment ces livreurs créent des réseaux sociaux entre eux, pas du tout digitaux ni numériques. Par exemple dans le quartier de Bastille, à Paris, vous vous rendez compte que, finalement, ces livreurs s'organisent par origine géographique. Vous avez les Camerounais d'un côté, les Ivoiriens de l'autre, ou encore les Tunisiens, et donc, finalement, une sorte de recréation de réseaux préexistants dans un nouvel espace. Et cet espace modifie aussi le fonctionnement de la ville.

Pierre Raffard.
Pierre Raffard.

Mais le Covid a-t-il renforcé notre prise de conscience individuelle du goût ?

J'aimerais vous répondre oui. Le problème est que je mène actuellement une enquête un peu nouvelle dans la méthodologie utilisée. Je demande à des familles françaises de prendre des photos de leurs placards et de leur réfrigérateur. Sans aucun commentaire. Et ensuite, une fois que les photos sont récupérées, je réalise un petit entretien avec elles pour savoir comment elles mangent. Il est assez intéressant de voir le paradoxe entre ce qui est dit, donc le déclaratif, et la réalité des pratiques. 

Quand j'écoute les gens, absolument tout, jusqu'au sel, au poivre, est signifiant. Derrière chaque denrée alimentaire, on me raconte une histoire : ça c'est bio, ça c'est local, ça c'est fait par ma grand-mère, ça je l'ai acheté sur un petit marché. Mais quand vous avez devant vous le contenu des placards ou du réfrigérateur, vous avez beaucoup de produits très transformés, voire hyper transformés. Nous nous sommes amusés avec des collègues à faire une sorte de proportion de produits industriels, on arrive à peu près aux alentours de 85%. Donc très loin de cette idée que, finalement, le Covid aurait permis une meilleure prise de conscience. C'est vrai pour certains mangeurs. À l'échelle globale, permettez-moi d'en douter encore un peu. Et j'irai encore plus loin parce que le goût et ce que l'on pourrait appeler le "bien manger", une expression discutable, ne sont pas simplement une question ni économique, ni d'éducation. Cela brosse un spectre très, très large de rationalité. Et finalement, il ne suffit pas de décréter des ateliers du goût de décréter une attention portée à la qualité de ce que l'on mange pour que, en fin de course ou en début de course, dans nos assiettes, on assiste à des évolutions notables.  

Les Idées claires
9 min

Y compris chez les jeunes ou par leur pression à ce sujet ?

On assisté à cela, mais là encore, on touche aux limites du déclaratif. Oui, les jeunes vont vous dire qu'ils sont très impliqués dans la transformation de la société et ils y croient véritablement. À aucun moment, ils ne racontent des mensonges quand on les interroge. Mais j'aurais tendance à dire que les mangeurs se mentent à eux-mêmes. Moi le premier, vous le premier. On va insister sur des pratiques que l'on juge justes, bonnes, de qualité, etc. Et on va avoir tendance à mettre de côté les pratiques qui ne rentrent pas dans le modèle que l'on veut promouvoir à l'extérieur. La personne vous dit faire ses courses dans le magasin bio en bas de chez elle, mais sans dire qu'elle ira manger un kebab à côté si elle rentre tard du travail ou commandera un hamburger par une application.   

Le kebab que vous considérez comme un nouveau plat globalisé.

J'ai énormément travaillé sur le kebab. Le kebab est absolument fascinant pour bien comprendre le processus de culinarisation. C'est désormais un plat globalisé, même si moins que le hamburger. Et vous avez presque autant de déclinaisons du kebab que de pays ou de régions dans lesquels il s'est implanté. Quand il s'implante en Allemagne, sa garniture prend la forme de chou fermenté, un produit de base dans la cuisine allemande. Si vous allez au Japon, il sera servi avec une sauce au curry, épice très commune dans la cuisine japonaise. Si vous allez au Mexique, il va être préparé avec une purée d'avocat dans une tortilla. 

Un concept culinaire donne lieu à une multitude de déclinaisons locales et on a jamais eu autant de diversité qu'avec la mondialisation alimentaire. Ce qui infirme un petit peu les craintes exprimées du temps de José Bové et du démontage du McDonald's de Millau. 

En revanche, ce qui donne une certaine forme de vertige, c'est que les diffusions de produits, de saveurs, de pratiques qui autrefois prenaient des siècles se produisent aujourd'hui en quelques mois. Quand la tomate est découverte à la fin du XVe siècle par les voyageurs européens, il faut attendre le XIXe siècle pour qu'elle pénètre vraiment les pratiques alimentaires des populations européennes. Aujourd'hui, le bubble tea, cette boisson originaire de Taïpei très sucrée, avec des petites billes de tapioca dedans, il lui a fallu dix-huit mois pour être à ce point mondialisé. Ce qui donne aussi l'impression de cette fuite en avant totale et de perte de repères pour les mangeurs.  

Cultures Monde
58 min

À propos de Turquie, dans votre livre, vous mentionnez de grands groupes de pays que l'on ne soupçonnerait pas forcément : Brésil, Turquie. Quand on a tendance à restreindre le panorama agroalimentaire mondial aux États-Unis, à l'Europe et à l'Asie (Chine, Japon, Corée).

De vraies puissances industrielles ou financières, ou les deux, se mettent en place dans certains pays émergents. En Turquie effectivement, le groupe Anadolu, par exemple, a dans son portefeuille notamment Anadolu Efes, qui est un producteur majeur de bière surtout, mais qui rachète aussi des marques, notamment une marque de chocolat anglais. Idem pour une compagnie coréenne que personne ne connaît ou presque en France qui s'appelle Lotte. Spécialisée dans les glaces et crèmes glacées, elle commence véritablement à se développer dans l'ensemble des pays asiatiques voisins, et ambitionne à terme de s'implanter en Amérique du Nord et en Europe. 

Les Brésiliens sont, eux, très en pointe depuis des décennies dans le domaine agricole. Une entreprise comme JBS est l'un des leaders sur le marché de la viande, des semences, etc. Mais on voit apparaître de nouveaux acteurs, des acteurs financiers. J'en parle assez longuement dans le livre car on a trop tendance à penser quand on parle d'alimentation, de cuisine, de gastronomie, qu'on a des chefs, des producteurs, des paysans, des distributeurs à travers la grande distribution, et finalement, après, c'est un peu nébuleux. Absolument pas. On assiste surtout à une véritable concentration des ressources : des ressources productives, mais aussi des ressources financières aux mains de nouveaux acteurs financiers qui, au départ, n'ont pas grand chose à voir avec l'agroalimentaire. On a beaucoup entendu parler par exemple de fonds d'investissement comme l'américain BlackRock, ou le brésilien 3G Capital. Ce qui est intéressant, c'est leurs prises de parts dans les grandes enseignes mondiales de type Nestlé ou Unilever qui redéfinissent en profondeur le fonctionnement du système agroalimentaire. Avec des logiques empruntées à la finance, donc du rendement rapide sur un, deux, maximum trois ans. Ce qui entre parfois en collision avec les temporalités alimentaires et agricoles qui se pensent beaucoup plus sur le temps long si vous voulez le temps de la récolte, le temps de la préparation et de l'élaboration de recettes.  

Le Temps du débat
36 min

Et des pays misent aussi beaucoup sur le soft power, l'influence, culinaire.

Le soft power a été inventé aux États-Unis et il s'appuie là-bas sur une puissance économique et militaire réelle. Dans le cas de la Gastrodiplomatie, il est assez intéressant de voir que les pays qui choisissent cette stratégie utilisant la cuisine, la gastronomie, la référence culinaire pour se promouvoir à l'international sont des pays que l'on pourrait qualifier de secondaires sur l'échiquier international. Je pense à des pays comme le Pérou, la Thaïlande, la Malaisie, voire la Corée, même si on pourrait discuter du rang de la Corée. Ces pays ne peuvent pas affirmer une réelle puissance économique sur le plan international et décident de biaiser. Ils essaient par ce biais de se singulariser dans le jeu des Nations et donc d'utiliser la référence gastronomique. 

Le cas vraiment magnifique à étudier est celui de la Thaïlande, qui a mis en place toute une myriade de stratégies pour justement permettre la promotion de sa cuisine hors des frontières thaïlandaises.  Les autorités ont par exemple élaboré des guides à destination d'entrepreneurs potentiels qui voudraient ouvrir un restaurant thaïlandais à Paris, à Melbourne, à New York ou à Buenos Aires. Vous entrez en contact avec le ministère du Tourisme thaïlandais et on vous donne une sorte de pavé qui regroupe des menus types, quelle décoration peut être mise en place, etc. Et toutes ces stratégie d'influence ou économique prennent aussi la forme de festivals, de bourses accordées à des gens qui voudraient venir étudier la cuisine thaïlandaise directement en Thaïlande, etc. Et pour la Thaïlande comme pour le Pérou ou la Corée, on constate dans les statistiques une augmentation du nombre de restaurants étiquetés thaïlandais, péruviens ou coréens hors des frontières des pays concernés.