L'odorat fait partie des sens affectés par le Covid-19. Face à la crise sanitaire, la parfumerie est donc amenée à repenser certaines tendances olfactives. Comment les parfums seront-ils élaborés ? Plutôt qu'une révolution, les parfumeurs envisagent l'intégration de nouvelles notes olfactives.
L'odorat est particulièrement affecté par la crise sanitaire. Tout d'abord, parce que le Covid-19 provoque une anosmie, c'est-à-dire une perte totale de l'odorat chez certains patients. Le virus attaque les muqueuses dans le nez ou le bulbe olfactif et empêche les patients de sentir tant qu'ils sont infectés par le virus. Ensuite, l'odorat doit s'adapter aux nouvelles mesures sanitaires. Avec le port du masque rendu obligatoire, les odeurs sont parfois moins perceptibles, plus dures à sentir. La distanciation sociale éloigne également certaines odeurs : nous sentons par exemple moins les parfums autour de nous. Dans ce contexte, où l'odorat perd une partie de ses repères, les parfumeurs sont amenés à repenser la façon dont ils élaborent le parfum. Après la crise sanitaire, comment les parfums vont-ils évoluer ? Vont-ils par exemple être plus puissants pour que l'on puisse les sentir à distance ? Vont-ils intégrer des notes plus "rassurantes" dans une société marquée par l'incertitude ? Tour d'horizon avec des parfumeurs et des historiennes du parfum.
Vers des parfums (encore) plus puissants ?
De nombreux patients, contaminés par le Covid-19, ont été confrontés à l'anosmie. Il existe encore trop peu d'études pour savoir si les séquelles de cette perte totale de l'odorat, provoquée par le virus, sont durables et/ou irréversibles. "On a des études qui montrent qu'entre un tiers et la moitié des gens qui ont une anosmie post-virale vont récupérer spontanément leur odorat. Les études montrent que si on leur fait faire un entraînement ce taux de récupération peut monter à 70% des patients", affirme Moustafa Bensafi, directeur de recherches au CNRS, au centre de recherches de neurosciences à Lyon. Stéphane Hans, chef du service d’ORL à l’hôpital Foch à Paris, considère de son côté que le temps de récupération peut varier en fonction des types d'anosmies : "Le temps de récupération peut être plus long quand c’est une atteinte neurologique" plutôt qu'une forme respiratoire de l'anosmie, souligne-t-il. "Dans les formes neurologiques, les patients peuvent passer pendant quelques semaines par des épisodes de parosmie, des troubles de l'olfaction où ils confondent les odeurs : ils boivent leur café et ils ont l'impression que la maison est en feu", explique le professeur en ORL. Mais selon lui, globalement, l'ensemble des patients récupèrent leur odorat.
Dans ce contexte d'incertitude liée à la pleine récupération de l'odorat, les parfumeurs vont-ils être tentés de pousser certaines notes pour rendre leur parfum plus puissants ? Au-delà des potentielles séquelles de l'anosmie, l'odorat, de façon globale, va être durablement marqué par cette crise sanitaire. "On pourrait s'imaginer que, comme on est masqué ou éloigné, les créateurs vont se dire qu'il va falloir être encore plus puissants. Qu'il va falloir travailler sur des sillages encore plus opulents pour dépasser la barrière des masques, pour faire que les gens arrivent à se ressentir à nouveau, ressentir l'autre", suggère Arnaud Guggenbuhl, directeur marketing parfumerie fine pour Givaudan, une maison de composition de parfum basée en Suisse mais qui rayonne à l'international. Avant d'écarter ce scénario :
Les gens quand ils se parfument, ils se parfument d'abord chez eux sans masque et donc, si on part dans une idée de course à la puissance, les gens vont finir par s'intoxiquer chez eux quand ils se parfumeront et on risque d'avoir un effet contraire.
L'élaboration de notes plus puissantes serait donc inutile car, selon lui, le parfum n'a pas vocation première à être senti par les autres, mais bien par soi-même. "Au lieu d'être une parfumerie un peu ostentatoire, qui va vouloir toucher les autres, elle va peut-être avoir tendance à se transformer en une parfumerie pour soi-même", suggère Jeanne Doré, la rédactrice en chef de la revue biannuelle Nez.
Pour contrer une absence d'odeur potentielle liée aux masques à l'extérieur, on risque de créer finalement des espèces de bombes olfactives pour les gens qui vont les porter eux-mêmes.
Arnaud Guggenbuhl, directeur marketing parfumerie fine pour Givaudan
Cette course à la puissance des parfums est ancienne et semble avoir d'ores et déjà atteint son paroxysme. "Je trouve qu'à l’heure actuelle, les parfums sont déjà relativement puissants", pointe François Demachy, le "nez" des parfums Dior. Arnaud Guggenbuhl avance une explication à cette tendance, cette quête de puissance : "La distribution moderne des parfums en magasins, type Sephora, Nocibé ou Marionnaud en libre service, a entraîné le fait que, quand vous rentrez dans un de ces magasins pour essayer un produit, vous êtes entouré d'une sorte de bruit de fond olfactif, une cacophonie olfactive. Vous ne rentrez pas du tout dans un univers neutre en olfaction. Ce qui fait que tous les parfums créés depuis ces dix dernières années ont été obligés d'aller intensifier ces notes de tête, ces notes d'accroche, des choses que vous êtes capables de sentir au milieu d’un bruit fond, de plus en plus fort, de plus en plus direct, de plus en plus coups de poing", explique le directeur marketing parfumerie fine.
Plutôt que de travailler la puissance des parfums, François Demachy pense revoir "les sillages", "l’image olfactive qui reste lorsqu’une personne qui porte un parfum est partie". "C’est un peu comme en électricité, il y a l’intensité, la puissance et le voltage. Je pense qu'on va, et on a déjà commencé d'ailleurs, travailler un peu plus sur les produits de fond des parfums, en termes esthétiques. Je pense que la crise a un peu précipité cela dans la mesure où c’est difficile de sentir un parfum avec un masque. Plus vous laissez de signaux mieux c’est", assure le parfumeur-créateur de Dior.
Moins de notes "gourmandes", plus de notes naturelles
Le futur du parfum, après la crise sanitaire, pourrait se situer dans une "naturalité plus affirmée", selon François Demachy. "Je pense qu’on va de plus en plus demander des parfums dans lesquels il y aura plus de naturel, c'est-à-dire des notes florales par exemple. Et les notes florales, on peut les sublimer remarquablement avec des notes de synthèse", précise l'homme à l'origine du parfum Sauvage. François Demachy évoque des "_notes qui fassent rêver et voyager, des notes salées qui rappellent la plage et la mer__, des notes aquatiques sûrement. Toutes ces notes qui nous permettent de nous transporter ailleurs_". Cette tendance à se rapprocher vers des notes de parfum plus naturelles "existait déjà avant la crise sanitaire", selon Annick Le Guérer, anthropologue et historienne du parfum et de l'odeur. "Elle peut s'accentuer encore dans un moment de crise sanitaire où l'on cherche à porter des parfums et à respirer des parfums qui sont bénéfiques pour le corps", développe-t-elle.
Cette envie de parfums naturels des clients est également mise en avant par des études, comme celle de Givaudan lancée après le confinement. "Nous avons interrogé 1 000 femmes sur le type d'odeurs qu'elles avaient envie de sentir en ce moment et elles nous ont toutes dit : j'ai envie de fraîcheur, j’ai envie de grandes envolées, de pureté ou j'ai envie de brassées de pétales, d’impression de nature. Toutes ces facettes olfactives autour de ces notions de pureté, de nature, d’aspects pétalés, ce sont des choses qu'on traduit olfactivement par beaucoup de respirations, beaucoup de fluidité", retranscrit Arnaud Guggenbuhl, directeur marketing du fabricant suisse d’arômes et de parfums.
Il y a aussi une demande de parfum de bien-être, de parfum sain dans une crise sanitaire : des parfums faits avec des produits naturels bio.
Annick Le Guérer, historienne du parfum et de l’odeur
Certaines maisons ont déjà pris en compte cette tendance dans la conception de leurs parfums. Arnaud Guggenbuhl cite par exemple Idôle, le dernier opus de Lancôme, élaboré par Givaudan. "Quand vous sentez Idôle, c'est vraiment cet accord qu'on a qualifié de Clean and Glow : cette notion de propreté, quelque chose de beaucoup plus floral. On était vraiment dans un moment de tournant où la vague des gourmands, très sucrés, très opulents, presque collant, étaient déjà en train d'entamer une désescalade", affirme le responsable marketing. Selon lui, le passage des notes "gourmandes, très volumineuses, qui étaient beaucoup travaillées avec un impact très fort en tête" à des notes naturelles est un "changement assez important". "Ce sont des choses qui commençaient à émerger, mais qui étaient encore assez limitées. En termes olfactifs, c’est plus qu'une accélération, c'est presque un mini bouleversement : c'était vraiment très ténu et là, cela devient en plus flagrant", souligne Arnaud Guggenbuhl.
"Un désir de changement va arriver et, d'un point de vue olfactif, le changement le plus évident dans les tendances de parfum, c’est ce côté gourmand : on va arriver vers moins de gourmand, mais sans l’éliminer totalement", confirme François Demachy, le nez qui a oeuvré aussi auparavant près de trente ans pour Chanel.
Concrètement, ces parfums naturels pourraient intégrer "des accords floraux, comme l'évocation de pétales de roses, par exemple, des odeurs aromatiques comme des odeurs de lavande, de sauge ou de romarin, des notes herbales médicinales et aromatiques, _tout cet univers olfactif un peu médicinal qui évoque ce côté un peu herboristerie__",_ envisage Jeanne Doré, la rédactrice en chef de Nez, la revue olfactive. Au-delà d'un mouvement plus global dans la société en faveur de l'environnement, cette demande croissante de notes naturelles peut aussi s'expliquer par leur côté "rassurant", "dans un monde où on a peur des virus", selon Jeanne Doré. "Ce genre d'odeurs peuvent être très rassurantes parce qu'elles renvoient à parfumerie thérapeutique, ce qui a été le cas dans l'histoire des parfums pendant toute une période", analyse-t-elle.
L'adaptation des parfums face aux crises
Ce n'est pas la première fois que la parfumerie repense certaines notes olfactives à la suite d'une crise. L'épidémie de sida dans les années 1980 est souvent citée en exemple des ajustements effectués par l'industrie du parfum. "Très souvent, les crises profondes ont fait évoluer, de façon radicale, la parfumerie. Elles ont été réellement l'occasion de redessiner les goûts du consommateur et de faire évoluer les tendances de façon très nette et finalement assez soudaine", rappelle Eugénie Briot, docteur en histoire et spécialiste de l'histoire du parfum.
Dans les années 90, un basculement s'opère dans les notes des parfums par rapport aux années 80 car l'humanité prend "conscience de l'épidémie de sida", retrace-t-elle. "L'épidémie avait commencé bien avant et dans les années 90, elle devient vraiment visible et tue de façon plus massive et tue des personnalités qui ont beaucoup d'impact et un public nombreux. Si on pense à Freddie Mercury, par exemple, il annonce la veille de sa mort les raisons pour lesquelles il va mourir. Et cela change beaucoup la perception qu'ont les gens de cette maladie et la façon dont ils en perçoivent le danger", décrit Eugénie Briot, également responsable des programmes de l’école de parfumerie Givaudan.
Avec cette épidémie, les créateurs repensent l'élaboration des parfums. "Les années 80 avaient été des années extrêmement dans l'opulence du point de vue du parfum, avec beaucoup de volume, beaucoup de sillage, des notes avec beaucoup de personnalité. Les années 90, au contraire, sont très vite entrées dans une ère de très forte discrétion", décrypte Eugénie Briot. "L'épidémie de sida ancre les besoins des consommateurs dans quelque chose qui allait beaucoup plus vers l'hygiène et un désir de pureté", ajoute-t-elle. En 1994, Calvin Klein lance ainsi son parfum CK one, en réponse aux nouvelles aspirations des clients. "C'est une sorte d'eau de Cologne moderne, mais qui est très musquée. C'est une note qui vous évoque la transparence, qui vous évoque le frais, le propre, mais en rien la séduction et le sexe. On est dans une note presque thérapeutique", analyse Élisabeth de Feydeau, historienne du parfum, à la tête d'Arty Fragrance, une société de conseil en parfumerie.
Avec l'épidémie de sida, il y a une sorte de repli vers un désir de propreté et d'hygiène, qui va jusqu'à presque l'asepsie dans certains cas.
Eugénie Briot, docteur en histoire, spécialiste de l'histoire du parfum
"Le parfum est toujours en adéquation avec les besoins et les aspirations des époques. Il répond aux peurs des sociétés", souligne Annick Le Guérer, historienne du parfum et de l'odeur qui a écrit notamment Le parfum : Des origines à nos jours. La parfumerie s'adapte à tout type de crise : "Au moment de la grande crise économique de 2008 sont apparus beaucoup de parfums dits gourmands, avec des odeurs sucrées car les odeurs sucrées rassurent", resitue-t-elle.
Au XIVe siècle, le parfum était déjà utilisé face à une épidémie. "La peste bubonique était combattue par un certain nombre de parfums, dont l’eau de la reine de Hongrie qui apparaît en 1370, qui est à base de romarin, de souches de marjolaine, des notes agrestes qui sont propices à justement combattre l'épidémie, qui ont des vertus purificatrices", explique Élisabeth de Feydeau. "Le parfumeur, c’était avant tout le pourfendeur des miasmes pendant des siècles. Donc je pense que le parfum a encore aujourd'hui, un rôle à jouer par rapport à l'épidémie", rappelle cette historienne du parfum.