Faire marcher la ville. Avec Paul Lecroart, Yankel Fijalkow, Lise Bourdeau-Lepage...
Par Didier Pinaud, Matthieu Garrigou-LagrangeLa Revue de presse des idées. Alors que les villes risquent de reprendre leur visage d’avant le confinement, urbanistes, sociologues et géographes appellent à garder les acquis d’une ville vraiment vivable.
Avec les élections municipales, les propositions des candidats pour une ville plus piétonne se multiplient. Depuis le début du confinement, l’usage du vélo a augmenté de 44%, peut-on lire dans Reporterre. "Auparavant, la marche n’était pas très valorisée, ajoute Anne Faure, urbaniste et présidente de l’association Rue de l’avenir. Pendant le confinement, les gens ont redécouvert que marcher était pratique, efficace, et surtout agréable".
Avec le retour en zone verte de l’Ile-de-France, on peut désormais entrer dans les restaurants librement, sauf à Mayotte et en Guyane, qui souffrent encore du confinement. Les terrasses gardent jusqu’à nouvel ordre les plantureux territoires nouvellement autorisés et sont très prisées. Mais leur extension pose des difficultés aux personnes à mobilité réduite, qui se voient entravées dans leurs déplacements.
Les trottoirs ont pourtant été élargis dans beaucoup d’endroits afin de rendre la ville plus agréable aux piétons. Cela va-t-il perdurer ? Pour éviter que la rue ne soit rendue aux voitures, il faut que le plus de choses possibles puissent se faire à pied, que ce soit dans les grandes villes comme dans les banlieues : "Il y a beaucoup à faire sur la "marchabilité" des périphéries. Les zones commerciales ou résidentielles sont souvent des zones monofonctionnelles, coupées par des routes. Les espaces situés entre elles sont souvent froids, hostiles à toute vie humaine, où la marche est impossible. La priorité est de travailler sur ces discontinuités", explique dans Reporterre l’urbaniste Paul Lecroart, qui appelle à une stratégie piétonne au niveau national.
Masqué dans le métro
Mais la ville du quart d’heure n’est pas pour tout de suite, et il faudra encore longtemps prendre les transports en commun pour se rendre au travail sur des durées bien supérieures. Or le métro du déconfinement est peut-être devenu plus anxiogène pour certains, du fait que la communication non-verbale qui régit habituellement les interactions entre les usagers se trouve entravée par le port du masque. Dans un espace comme celui-ci, on a en effet besoin de faire confiance aux inconnus qui nous entourent, et de communiquer cette confiance par les expressions du visage. C’est ce qu’explique Stéphane Tonnelat, dans Le Monde : "si le métro fait si peur, c’est parce que c’est l’espace qui offre le moins de garanties de contrôle individuel de la situation. Dans le métro, l’ordre social dépend du collectif".
Le chercheur va jusqu’à s’interroger sur l’avenir de ce mode de transport : "cette crise, qui s’est accompagnée d’un développement du télétravail, nous fait prendre conscience du fait que le métro en tant que transport de masse est peut-être dépassé. Il s’agit d’une question importante alors que beaucoup de pays investissent des sommes faramineuses dans des métros souterrains. Certains devraient se demander s’il ne vaudrait pas mieux se concentrer sur des moyens plus légers comme le tramway. C’est le cas aussi dans le Grand Paris. La construction sur des terres agricoles des lignes 17 et 18 du métro, dans le triangle de Gonesse (Val-d’Oise), à côté de l’aéroport Charles-de-Gaulle et du plateau de Saclay, est à juste titre très contestée par les écologistes". Pas sûr, cependant, qu’il y ait moins de monde dans le tram…
Nouvelle ségrégation spatiale
Pour le sociologue Yankel Fijalkow, qui s’exprime dans Le Monde, une nouvelle ségrégation spatiale est venue s’ajouter aux autres :
"Dès le début du confinement, certains espaces ont été dénoncés comme des sources et des vecteurs de la maladie. Plus de deux cents ans après le choléra parisien, les notions de contagion, d’infection et de conduites pathogènes sont revenues. La désignation des espaces et des personnes coupables fait partie du jeu des épidémies, subies par tous les groupes marginalisés de l’histoire".
A l’avenir, la densité urbaine sera vue comme un point négatif dans la "valeur" d’un quartier : "si cette pandémie persiste ou si d’autres apparaissent, les récits sur la contamination et les positionnements des individus en matière de protection personnelle auront des effets sur les ségrégations urbaines. Aux variables déterminant la division sociale de l’espace urbain (le revenu, l’âge, la profession, le capital culturel…), nous ajouterons la capacité à s’espacer".
Pour le sociologue, les nouvelles inégalités viendront aussi du fait que l’on pourra, ou non, exercer son métier à distance : "alors que les plus modestes n’auront guère le choix de transports denses et contaminants pour rejoindre leur travail et leurs logements surpeuplés, d’autres dicteront leurs conditions de présence physique et s’éloigneront grâce au numérique. Aux uns on dira de « vivre avec le risque », aux autres de se protéger par mille précautions bureaucratiques et par le télétravail loin des métropoles. N’est-ce pas la nouvelle ségrégation qui advient ?".
Préserver les espaces non bâtis
Les quartiers auront donc d’autant plus de valeur (symbolique comme réel) qu’on pourra s’y espacer grâce à de nombreux espaces verts. On a vu durant le confinement combien les parcs nous ont manqués. En Île-de-France comme dans beaucoup de régions françaises, le besoin en logements est si important qu’on néglige souvent de garder du foncier non bâti. C’est ce que dénoncent dans Libération Julie Lefebvre et des membres de l’association Patrimoine et Environnement à Romainville, une commune de Seine-Saint-Denis.
"Au lieu de préserver les derniers espaces ouverts, de valoriser le patrimoine et les espaces verts de nos villes, certains services de l’État et collectivités bradent les derniers terrains disponibles et les derniers espaces naturels en Seine-Saint-Denis, au nom de la production de logements, l’arrêté du 20 décembre 2017 affirmant « l’urgence de répondre aux besoins en produisant au minimum 70 000 logements par an »".
Et elle poursuit : "aux abords du canal de l’Ourcq, à Romainville, Noisy-le-Sec et Bobigny, les dernières zones d’activités industrielles ou maraîchères sont en train d’être transformées en zones de logements toujours plus denses, au prix de déplacements longs et polluants pour ceux qui travaillent ailleurs, accentuant toujours plus les problèmes de pollution de notre département".
Et de citer des exemples internationaux à suivre : "on reste songeur en pensant à Berlin qui a laissé l’aéroport de Tempelhof à la disposition des habitants du quartier populaire de Neukölln, malgré le nombre de parcs que la ville compte déjà, et qui font sa réputation internationale”. D’autant qu’avec le réchauffement climatique, des pics de chaleurs sont à prévoir, et les parcs ne seront pas de trop pour y faire face.
Les villes autrement
Mais ce n’est pas la fin de la ville, explique la géographe Lise Bourdeau-Lepage dans les colonnes du Monde : "ce n’est pas la première fois qu’on annonce la mort des villes. On en parlait déjà à la fin des années 1990 avec la naissance d’Internet… Je n’y crois pas du tout. La crise sanitaire a peut-être contribué à générer des forces de dispersion, mais les forces d’agglomération restent extrêmement puissantes".
Même si les Français ont, selon une enquête qu’elle a menée, plutôt mal vécu le confinement, ils ont aussi redécouvert leur quartier : "la période s’est accompagnée d’une redécouverte du quartier, devenu l’eldorado des relations sociales. Près de la moitié des répondants ont exprimé leur soutien aux soignants, un tiers a aidé ses voisins, et une majorité a pris l’habitude de faire ses courses dans les commerces de proximité".
Certaines mesures peuvent être prises immédiatement par les pouvoirs publics pour rendre la ville plus agréable. Mais ce sont aussi les employeurs qui devront accepter de faire travailler autrement leurs salariés, en ouvrant des bureaux décentralisés, en favorisant le coworking et en permettant le télétravail.
Par Matthieu Garrigou-Lagrange, Didier Pinaud et l'équipe de la Compagnie des Œuvres