Depuis le début de la guerre en Ukraine c'est une question que se pose les institutions culturelles mais aussi les citoyens et citoyennes en Occident. Faut-il boycotter ? Et si oui, faut-il viser les individus, les artistes, ou l'art russe dans sa globalité en tant que soft power ?
Déjà certaines institutions culturelles sont critiquées pour leurs choix, comme l’Orchestre symphonique de Montréal qui a déprogrammé Alexander Malofeev, un jeune pianiste russe de 20 ans qui avait pourtant affiché son hostilité à la guerre. En Ukraine, un mouvement de cinéastes appelle au boycott total du cinéma russe, c'est ce que nous explique le producteur et cinéaste Philip Illienko, resté en Ukraine : "Nous ne nous battons pas seulement pour notre territoire, pour nos vies, nous nous battons pour notre identité. Et dans cette situation, la culture est aussi un champ de bataille." L'écrivaine et académicienne Danièle Sallenave insiste, elle, sur la distinction à faire en Russie entre "ceux qui soutiennent ouvertement le régime et ceux qui ne le soutiennent pas, et penser aussi qu’il y a peut-être beaucoup de gens qui ne le soutiennent pas, mais qui ne peuvent pas se faire entendre."
De la responsabilité des artistes
Dès les premiers jours de la guerre, en Occident, plusieurs artistes russes ont été déprogrammés des concerts, festivals, salles de spectacles.
En particulier ceux qui revendiquent leur soutien à Vladimir Poutine comme le chef d’orchestre Valery Gergiev. Mais pour le cinéaste ukrainien Philip Illienko, ce n’est pas suffisant, car il s'agit d'une responsabilité collective des artistes russes.
Philip Illienko : "Toutes les élites culturelles, ou artistiques de chaque société ont une responsabilité devant cette société parce que la classe créative est toujours une composante morale de l’indignation d’une société. Et l’élite culturelle russe, ou du moins les cinéastes russes, n’ont pas seulement échoué à être cette composante morale, mais en plus, c’est avec leur soutien que ce régime a été construit. Ceux qui ne l’ont pas fait ont approuvé par leur silence ce qui est en train de se passer. Cela peut être comparé à la responsabilité collective de l’élite culturelle allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Je ne dis pas qu’ils sont directement coupables de crimes contre l’humanité, mais ils ont une responsabilité dans ce que le pays fait."
Pour l’académicienne française Danièle Sallenave, s’il faut évidemment soutenir l’Ukraine, il est également nécessaire de parier sur "une autre Russie".
Danièle Sallenave : "Chaque fois qu’on interdira, à juste titre, une cantatrice qui s’est trop engagée auprès du régime actuel, alors en revanche accueillons, faisons chanter, voyons les films, lisons les livres des artistes qui se sont prononcés contre cette guerre. Et pas seulement contre cette guerre, mais qui se sont prononcés contre cette épouvantable dérive autocratique qui frappe la Russie depuis 20 ans."
Peut-on obliger les artistes à prendre parti ?
Beaucoup d’institutions occidentales boycottent les artistes ouvertement pro-Poutine, mais que faire de ceux qui ne se sont pas exprimés ?
Danièle Sallenave : "On ne peut pas demander à des gens qui sont dans un régime autoritaire, d’avoir une position franche et déclarée. Ce n’est pas possible, on ne peut pas se permettre de leur faire prendre de pareils risques. Qu’est-ce qu’on veut ? Qu’un artiste nous dise : 'Oui, entre nous, je suis franchement contre', et qu’on apprenne le lendemain qu’il a perdu son logement ou qu’il va être en procès et qu’il risque 15 ans de prison ? Non, on ne peut pas se permettre ça."
Si la question se pose des préjudices portés individuellement aux artistes russes, l’artiste ukrainien, lui, se bat aussi contre un soft power russe qu’il faut neutraliser.
Les personnages ukrainiens : "des collabos nazis"
Philip Illienko : "Une grande partie du cinéma russe, c’est de la propagande directe. Et ça a été aussi une falsification de l’histoire de l’Ukraine. Pendant des années, quand il y avait des personnages ukrainiens dans les films russes, dans la plupart des cas, ils étaient dépeints comme des lâches, des idiots ou des collabos de nazis. Et c’est exactement avec ça qu’ils justifient la guerre, en déclarant qu’ils veulent dénazifier l’Ukraine, ce qui est la chose la plus absurde que j’ai entendue de ma vie."
Comme pour les entreprises, le boycott d’artistes a aussi un effet économique, puisqu’il freine les rentrées d’argent en Russie, mais il peut avoir d’autres conséquences.
Danièle Sallenave : "Nous risquons un effet qui se produit forcément dans les régimes tyranniques, c’est que le peuple se sente attaqué puisqu’on attaque le régime. Donc ça peut déclencher un mouvement de solidarité avec l’autocrate alors qu’on voudrait le contraire."
Du point de vue du cinéaste ukrainien, le boycott reste une arme de plus dans une situation désespérée.
Philip Illienko : "Si on perd cette guerre, on perdra tout. On perdra toute chance d’avoir un État indépendant. Et dans cette situation, bien sûr, tout peut devenir une arme. Et l’art est probablement une arme plus puissante qu’un fusil, parce qu’avec l’art, on peut changer la façon de penser des gens. Et on peut gagner moralement avec cette arme."