La violence est-elle plus efficace que la non-violence pour obtenir gain de cause ? C'est la question au cœur des Idées Claires, notre programme hebdomadaire produit par France Culture et Franceinfo destiné à lutter contre les désordres de l'information, des fake news aux idées reçues.
Des manifestations à Hong Kong à celles des Gilets jaunes en passant par les marches pour le climat, on voit dans les cortèges deux modes d'actions différents : les partisans d'actions non-violentes et ceux qui, au contraire, veulent jouer le coup de force.
Cette dichotomie, aussi vieille que l'histoire des mouvements sociaux, semble reposer à l'infini cette question : qu'est-ce qui est le plus efficace, entre l'action pacifique et l'action violente ? Quel est le meilleur mode d’action pour parvenir à ses fins ?
Le sociologue Manuel Cervera-Marzal, chercheur à l'Université d'Aix-Marseille, répond aux questions de Nicolas Martin.
Faut-il lancer des pavés pour se faire entendre ?
Manuel Cervera-Marzal : "Cette idée est en grande partie contredite par les études en sciences sociales qui montrent que la non-violence est, dans le contexte de régimes autoritaires, deux fois plus efficace que la violence."
Est-ce que c’est prouvé ?
**Manuel Cervera-Marzal : "En 2011, deux chercheuses américaines ont comparé 316 mouvements de résistance, violents et non-violents entre 1900 et 2006. Leur étude* montre que les mouvements non-violents sont en général deux fois plus efficaces que les mouvements violents. Mais cela ne veut pas dire non plus que la non-violence réussit à chaque fois : seulement 40% des mouvements non-violents atteignent leur objectif."
Pourquoi la non-violence est-elle parfois plus efficace ?
Manuel Cervera-Marzal : "Pour deux raisons. La première, c'est que la non-violence permet de faire masse. Quand vous êtes un mouvement non-violent, vous pouvez réunir de larges pans de la population notamment des personnes qu’on pourrait dire vulnérables : des personnes âgées, des jeunes, des personnes handicapées, des personnes précaires économiquement qui ne peuvent pas participer à un mouvement violent car la violence a des coûts personnels, psychologiques, physiques beaucoup plus élevés, et donc les mouvements violents réunissent souvent moins de monde que les mouvements non-violents. Or le nombre fait la force."
Et la deuxième raison ?
Manuel Cervera-Marzal : "La non-violence crée des divisions chez l’adversaire : prenons l'exemple d'un mouvement qui revendique de baisser l'âge de la retraite, vous allez avoir dans le gouvernement des divisions. Et ces divisions chez l’adversaire font votre force. Contrairement à la violence qui, elle, polarise et va souder votre adversaire. C’est un point qui a souvent été remarqué dans l’histoire : les moyens violents détournent l’attention de la cause que vous poursuivez pour focaliser les débats sur le fait que vous avez recours à la violence."
Pourtant, les Gilets jaunes ont utilisé la violence et ont eu en partie gain de cause...
Manuel Cervera-Marzal : "Il ne faudrait pas réduire ce mouvements aux actions violentes de type destruction de vitrines de banques ou affrontements avec les policiers qui représentent au finale une infime minorité d'actions au regard des manifestations, des blocages de péages, des occupations de ronds-points. Seuls deux mouvements ont obtenu des victoires sous la présidence d'Emmanuel Macron et les Gilets jaunes en font partie, en obtenant le 10 décembre 2018 le déblocage d'une petite dizaine de milliards d’euros pour satisfaire une partie de leurs revendications sociales. L’autre, c’est Notre-Dame-des-Landes puisque le projet de construction de l'aéroport a finalement été enterré. Et ce qui est intéressant, c’est qu’avec ces deux exemples, on n’est pas dans des mouvements purement violents ou purement non-violents, ce sont des mouvements hybrides. Au sein desquels il y a une forme de bonne entente entre la composante majoritaire et massive - non-violente - et une composante plus minoritaire en faveur d'actions plus violentes. C’est ce qui peut, pas forcément conduire systématiquement à la victoire, mais qui fait les ingrédients du succès d'un mouvement social."
La non-violence peut-elle aboutir dans un système autoritaire ?
Manuel Cervera-Marzal : " Il y a quelques années, l’historien Jacques Semelin, auteur de Sans armes face à Hitler, a montré qu’il y a eu des résistances non-violentes face au nazisme et que celles-ci ont réussi au moins partiellement. Il cite notamment le cas du Danemark. Occupé par le IIIe Reich à partir d’octobre 1943, le Danemark va voir, en moins d’une semaine, une part de sa population mener une action consistant à exfiltrer les Juifs danois vers la Suède voisine, qui n'est pas occupée à l’époque. Ainsi, 99% des Juifs danois vont être sauvés du génocide nazi, preuve que la non-violence peut aussi parfois être efficace face au totalitarisme."
La Révolution française était-elle un mouvement violent ?
Manuel Cervera-Marzal : "Les changements de régime qui ont permis d’aboutir à des démocraties libérales avec une presse libre, des élections libres, etc. se sont souvent faits par les armes, qu'ils soient l'œuvre d'une minorité d’avant-gardistes issus de l’armée ou d’un parti communiste révolutionnaire. Ou, autre variante, mais elle aussi dans la violence, ces changements ont pu être opérés grâce à des insurrections populaires, massives, d'ouvriers ou de paysans. Aujourd'hui, on assiste beaucoup moins à ce type de soulèvements pour une raison simple : parmi les pays membres de l’ONU, une grande majorité sont des démocraties libérales. Il n’y a jamais eu autant de démocratie libérales dans le monde. Par conséquent et de manière assez logique, ce type de soulèvement a perdu de son utilité."
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Les Idées Claires : Faut-il lancer des pavés pour se faire entendre
9 min
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* Why Civil Resistance Works: The Strategic Logic of Nonviolent Conflict de Erica Chenoweth et Maria Stephan, Columbia University Press, 2011