Guillaume Erner, producteur des Matins de France Culture, revient sur le livre "Libres d'obéir" de Johann Chapoutot, et réfute la thèse de l'historien, selon laquelle il existerait une continuité entre les méthodes de management actuelles et le nazisme.
Imaginez un livre doté du sous-titre : « L'écologie, du nazisme à aujourd'hui » ; vous ne le prendriez pas au sérieux. Il serait reçu pour ce qu'il est : l'œuvre d'un troll climato-sceptique. Eh bien, voici le livre d'un grand historien, Johann Chapoutot, sous-titré : « le management, du nazisme à aujourd’hui ». Comme s’il existait une sorte de continuité entre Mengele et Didier Lombard. Bien sûr, chez un historien comme Chapoutot, le parallèle est mené habilement. L'erreur commise par cet historien à un nom : la « reductio ad hitlerum ». Elle consiste à disqualifier un phénomène en raison de l'affinité élective qu'on lui prête avec le nazisme. Un tel raisonnement n'est pas seulement scientifiquement inexact, il est aussi politiquement dangereux. Si ce que nous vivons n'est que du nazisme soft, pourquoi redouter sa version radicale ? À force de voir du nazisme partout, on risque de ne plus le distinguer là où il est vraiment. Pourquoi se référer toujours au Troisième Reich pour désigner les pathologies sociales ? Même s’ils n'entretiennent aucun lien avec la Gestapo, le harcèlement moral et les cadences infernales demeurent des fléaux à combattre.
« On a pu considérer que le management et la gestion des ressources humaines avaient quelque chose de criminel », écrit Chapoutot. Le camp de concentration, poursuit-il, serait le « lieu paradigmatique » de l’objectification de l’être humain qui ne serait plus qu’une ressource, un facteur de production, sauf que le DRH s’appellerait un kapo. Alors bien sûr, notre historien se défend de dire que « le management a des origines nazies », mais dans le même temps, tout laisse à penser, si l’on suit son raisonnement, qu’il en a épousé en partie les logiques. Car dans la conclusion de l’ouvrage, il est dit que le management n’est pas un instrument neutre. Tout, tend à faire croire qu’il existe une affinité élective entre nazisme et management, comme le laissent entendre les monographies que Chapoutot a consacrées à des cadres du régime. L’un d’entre eux, explique-t-il, serait même devenu, après la Seconde Guerre mondiale, un gourou des écoles de management, Reinhard Höhn.
Chapoutot n’affirme jamais que le management est nazi, mais il fait tout pour le suggérer. Il dit qu’il ne le dit pas, pour mieux le laisser dire comme tous ses prédécesseurs, hypnotisés par cette comparaison absurde. Quel est l’intérêt pratique de ce rapprochement ? Un Nuremberg des DRH permettrait-il d’ éviter des scandales à France Telecom ? Les cadres nazis présentés par Chapoutot ne constituent en rien des penseurs du régime. Les vrais intellectuels organiques, de Carl Schmitt à Martin Heidegger, ne peuvent pas être considérés comme des théoriciens du management. Une entreprise se distingue en premier lieu d'un camp de concentration, parce qu'on y on trouve une porte de sortie. Mais ce n’est pas la seule différence. Une lecture même furtive de Primo Levi permet de comprendre que la production de quoi que ce soit à Auschwitz était un but infiniment secondaire par rapport à l’entreprise en cours là-bas. Le projet d'entreprise de Treblinka se résume à un verbe : tuer. Or, voilà le scandale métaphysique : assassiner un être est une opération qui demande infiniment moins de science et de rationalité que la gestion d'une supérette. Considérer qu'un camp de concentration c'est une entreprise en plus cruel est une insulte à la mémoire des victimes.
Comme système productif et économique, le nazisme est tout simplement une hérésie. Gotz Aly, grand historien allemand, cité d'ailleurs par Chapoutot, a consacré son œuvre à démontrer que l'économie nazie était l'économie du diable. Le Troisième Reich n'a jamais financé son expansion par du management par projet, mais par le pillage systématique des populations situées sous son joug, en premier lieu les Juifs et les Slaves. L'économie nazie, c'est cela : le vol et la spoliation, la guerre et la ruine. En effet, un tel système ne pouvait perdurer qu'à travers une guerre totale, comme l'a souligné Timothy Snyder. Tous les économistes nazis ou enrôlés par les nazis, de Friedrich List à Hjalmar Schacht, tournaient radicalement le dos au libéralisme. Pour eux, le marché libre ou le service de la dette étaient des virus juifs. Certes, un Henry Ford a eu des sympathies pour le nazisme, principalement en raison de son antisémitisme. Pour autant, le fordisme n'est pas plus nazi que le moteur à explosion n'est hitlérien.
Assimiler le management au nazisme, c'est ne rien comprendre ni au nazisme, ni au management. En particulier, c'est oublier à quel point le nazisme s'est avant tout pensé comme une alternative au libéralisme. Qu'une telle erreur soit commise par un grand historien comme Johann Chapoutot, c'est vérifier une fois de plus qu'il est possible de tout connaître et de ne rien comprendre.