Féminicide : "On n'imagine jamais que son père peut tuer sa mère"
Par Ouafia KhenicheDepuis le début de l'année 2019, 74 femmes sont mortes sous les coups de leurs conjoints ou ex conjoint. Un constat que ne supportent plus les familles de victimes. Proches et amis ont créé un collectif qui se rassemble ce samedi à Paris. Des lois existent mais insuffisantes ou inappliquées.
Pendant 22 ans, Anne-Caroline n'a pas pu raconter. Les viols, les coups, les insultes... Récemment, elle a rejoint le groupe " Féminicides par compagnon ou ex", qui manifestera ce samedi à Paris. Au lendemain d' une tribune publiée dans Le Monde demandant au président de la République de réagir. Aujourd'hui, Anne-Caroline a décidé de témoigner de ce jour terrible où son père a tué sa mère.
A l'époque, Anne-Caroline a 17 ans mais dans la mémoire de cette femme qui a 39 ans aujourd'hui, chaque seconde de cette journée est gravée à tout jamais : "Le matin du 23 février 1997, j'ai été réveillée par les cris de mon père qui disait qu'il avait tué ma maman.".
Sa voix tremble mais les souvenirs sont là, inaltérés. L’adolescente entre dans la chambre de ses parents et découvre le corps sans vie de sa mère sur le lit.
Le témoignage poignant d'Anne-Caroline livré à Ouafia Kheniche
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Je n'ai rien compris à ce qu'il s’était passé. A 17 ans, on ne s'attend pas à ce que sa mère soit tué par son père... Pendant longtemps, je n'ai pas compris ce qui s'était passé. Les va-et-vient de la police, la civière, l’homme en blanc, des policiers qui entraient et sortaient de l'appartement de fonction où nous habitions.
Anne-Caroline
Son père était officier de gendarmerie, sa maman, mère au foyer. Dans cet appartement de fonction où ils vivaient avec leur fille, la violence était continuelle. "Depuis toute petite, j'avais assisté aux viols, à des scènes d'une violence extrême où mon père frappait ma mère. Il était toujours en train de la rabaisser... Je pense que l'on n'imagine jamais que son père peut tuer sa mère."
"Tu diras que ta maman est tombée dans les escaliers"
Pendant un temps, Anne-Caroline croit que sa mère s'est suicidée. Mais la réalité est toute autre. C'est bel et bien son père qui l'a tuée en l'étouffant. En 2001, la justice le condamne pour coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Une responsabilité que la famille paternelle n’a jamais voulu admettre. "Mes grands-parents disaient ce n'était pas possible, qu'il n'avait pas pu faire ça."
Ils demandent donc à Anne-Caroline de mentir : "Tu diras que ta maman est tombée dans les escaliers et qu'elle s'est rompue le cou. C'était leur version à eux. Dans leur village, jusqu'à aujourd'hui, ils disent que ma mère a eu un accident".
Ces années de mensonges ont été atroces à vivre, "C'était comme si on tuait maman, une deuxième fois." La jeune femme porte ce drame familial en elle mais elle ne veut plus de ce mensonge, "Aujourd’hui, je me sens en colère d'entendre qu'une femme meurt sous les coups de son conjoint tous les deux, trois jours. Je suis fatiguée d'entendre qu'il y a des enfants qui doivent en subir les conséquences. On ne pense pas aux enfants aux destins brisés."
"Se construire en tant qu'enfant en portant cela, c'est une catastrophe. Ça détruit"
Anne-Caroline est plus forte aujourd'hui, grâce à des années de psychothérapies et au soutien de ses proches. Mais elle témoigne pour les enfants qui traversent la même situation qu'elle il y a 22 ans. "Se construire en tant qu'enfant en portant cela, c'est une catastrophe. Ça détruit. Il faut protéger ces femmes et ces enfants. il ne faut pas leur mentir et ne pas les laisser dans les familles. Ces enfants ne parlent pas parce qu'ils ont honte. Je suis restée invisible pendant des années mais aujourd'hui je ne peux plus. C'est un drame pour ces femmes et pour ces enfants. Il faut que l'on prenne conscience de cela. Vraiment."
Pendant 22 ans Anne-Caroline s’est tue. A 39 ans elle parle enfin. 39 ans, c’est l’âge qu’avait sa mère quand elle a été tuée.
Le nombre de féminicides en augmentation
L'histoire d'Anne-Caroline n'est malheureusement pas un cas isolé. En 2017, 130 féminicides ont été commis et 123 en 2016. Le décompte macabre de 2019 annonce d'ores et déjà une augmentation du nombre de femmes tuées. Elles sont déjà 74, d'après Féminicides par compagnon ou ex.
Un nouveau meurtre a encore eu lieu dans la nuit de vendredi à samedi, à Perpignan, en présence des 3 enfants de la jeune femme tuée.
Ce constat alarme les associations de lutte contre les violences faites aux femmes. Pour la majorité d'entre elles, les lois existent, notamment celle proposée en 2018, par la secrétaire d'État à l'égalité femmes-hommes Marlène Schiappa et elles sont suffisantes.
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Elles regrettent que ces textes ne soient pas appliqués. L'exemple du référent violences conjugales dans les commissariats et gendarmeries est parlant. Ce dispositif lancé en 2005 prévoyait dans chaque commissariat une permanence et un référent violences conjugales. Dans les faits, le manque de moyens ne permet ni la formation ni la mobilisation d’agent spécifique. En 2016, on comptait 152 permanences et 70 psychologues pour toute la France.
L’autre exemple est l’utilisation de l’ordonnance de protection. Très souvent, les femmes ne portent pas plainte ou retirent leurs plaintes parce qu’elles se sentent menacées.
Mettre la victime à l’abri
Cette ordonnance permet au juge des affaires familiales de demander l’éloignement du conjoint violent sans forcément que la femme ne dépose plainte. Le magistrat peut évaluer seul le danger et décider de mettre la victime à l’abri. Ce dispositif a fait ses preuves, notamment en Seine-Saint-Denis, mais il est encore peu utilisé.
D'après les associations de luttes contre les violences faites aux femmes, si les femmes ne portent pas plaintes, les juges hésitent à saisir eux-mêmes la justice. En France, 1 300 ordonnances de protection sont prononcées chaque année, contre 20 000 en Espagne.
Nos voisins espagnols se sont emparés collectivement de la question des violences faites aux femmes à la fin des années 2000. Ils ont voté un pacte composé de 200 mesures spécifiques. Il existe notamment des tribunaux spécifiques dans lesquels chaque magistrat et policier est formé à l’écoute et à l’accueil des femmes victimes. Dans ces tribunaux, les délais sont très courts, avec 72 heures pour une instruction et 15 jours pour un procès rapide.
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L'autre dispositif qui fait la différence est le bracelet anti-rapprochement. Ce bracelet électronique est porté par le conjoint ou ex conjoint. La victime porte un petit boitier GPS sur elle. Si l'agresseur approche à moins de 500 mètres d'elle, un signal averti la police qui peut ainsi anticiper l'agression.
Ce bracelet devrait d'ailleurs être généralisé en France, comme l’a annoncé Nicole Belloubet ce lundi. La ministre de la Justice se rendra justement en Espagne dans les semaines qui viennent pour observer sur le terrain cette politique qui a fait ses preuves. En dix ans, l'Espagne qui comptait davantage de féminicides que la France, est aujourd'hui le pays d’Europe où les femmes meurent le moins sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint. En 2015, 73 féminicides ont été commis en Espagne contre 142 en France.