Feuilletez "À l'ombre des jeunes filles en fleurs" de Marcel Proust avec les oreilles

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Feuilletez "À l'ombre des jeunes filles en fleurs" de Marcel Proust avec les oreilles

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 "Ma femme et mes filles dans le jardin" (1910) de Joaquin Sorolla y Bastida (1863-1923)
"Ma femme et mes filles dans le jardin" (1910) de Joaquin Sorolla y Bastida (1863-1923)

Proust obtint le Goncourt pour "À l’ombre des jeunes filles en fleurs" en 1919, l’occasion de parcourir l’œuvre au gré d’archives de France Culture, en écho à une sélection d’extraits pour revivre la voix de Sarah Bernhardt, s’inventer une sonate, découvrir Cabourg et admirer les ciels de Whistler.

>>> Retrouvez ici tous les autres romans de la collection "Feuilletez avec les oreilles"

"Par l'attribution du prix Goncourt, le grand public va connaître le nom de Marcel Proust (...). Depuis la fondation de l'Académie, en 1903, nous n'avons pas, à mon avis, couronné un ouvrage aussi vigoureux, aussi neuf, aussi plein de richesses - dont quelques-unes entièrement originales - que cet À l'ombre des jeunes filles en fleurs". Léon Daudet, 12 décembre 1919.

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C’était il y a cent ans. À l’ombre des jeunes filles en fleurs recevait le prix Goncourt par 6 voix contre 4. Ce n’était pas la première tentative de Proust auprès de l’Académie : il y avait déjà proposé, en 1913, Du côté de chez Swann, premier volet de ce qui deviendra La Recherche, mais son roman n’avait pas récolté une seule voix. C’est six ans plus tard, grâce au soutien de ses amis Louis de Robert, Lucien Daudet et J.-H. Rosny aîné, qu’il deviendra le 17ème lauréat du prestigieux prix littéraire.

L'Invité(e) des Matins
40 min

Au sortir de la guerre, cette consécration pour un auteur n’ayant pas participé au conflit pour des raisons de santé, rentier de son état et qui concourait en plus contre Roland Dorgelès, ancien combattant, auteur d'un récit sur les tranchées, Les Croix de bois, est vécue comme une injure et un scandale par toute une partie de la presse et du milieu littéraire. La polémique succède donc à la surprise causée par ce choix des jurés, Proust n’étant pas vraiment parti comme favori dans cette course au prix littéraire.

Les jurés ont, malgré le contexte historique, été sensibles au récit des jeux de l’amour et de la séduction entre le narrateur et Gilberte puis avec Albertine, à la propension du narrateur à préférer ses rêveries et fantasmes à la réalité, au portrait tracé au vitriol de la société d’une époque.

À l’ombre des jeunes filles en fleurs relate ce moment dans La Recherche où le narrateur arrive enfin à ses fins, rencontrer Gilberte, la fille des époux Swann, dont il est tombé éperdument amoureux. Peu à peu, les relations entre les jeunes gens se tendent et ils cessent de se voir. Attristé par cette séparation, le jeune homme continue cependant de rendre visite aux Swann, de fréquenter les salons mondains, et d’aller au théâtre.

Deux ans plus tard, souffrant, il part se reposer avec sa grand-mère à Balbec, une station balnéaire imaginaire de la côte normande, fortement inspirée des divers séjours de Proust à Cabourg. Déçu les premiers temps par la ville et l’hôtel, il finit par s’arracher à sa vie solitaire, il fait des connaissances, retrouve son ami Bloch et fréquente l’atelier du peintre Elstir. C’est là qu’il va rencontrer ce groupe de jeunes filles joyeuses et insolentes qu’il croise souvent au bord de la mer, et tomber amoureux de l’une d’elles, Albertine. Un jour qu’il tente de l’embrasser, celle-ci le rejette vivement, le laissant désemparé. Puis, la fin de l’été arrive et tout le monde s’apprête à rentrer à Paris.

Evidemment, À l’ombre des jeunes filles en fleurs est bien plus que tous ces récits emboîtés, c’est aussi la consécration du style génial de Proust dans sa description des sensations, des impressions, des émotions naissantes.

Plongeons-nous maintenant dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs à travers une dizaine de passages accompagnés par des émissions puisées dans les archives de France Culture.

Lettre de Marcel Proust à la princesse Soutzo (28 juillet 1918)
Lettre de Marcel Proust à la princesse Soutzo (28 juillet 1918)

La lettre de Gilberte

"Un jour, à l’heure du courrier, ma mère posa sur mon lit une lettre. Je l’ouvris distraitement puisqu’elle ne pouvait pas porter la seule signature qui m’eût rendu heureux, celle de Gilberte avec qui je n’avais pas de relations en dehors des Champs-Elysées. Or, au bas du papier, timbré d’un sceau d’argent représentant un chevalier casqué sous lequel se contournait cette devise : Per viam rectam , au-dessous d’une lettre, d’une grande écriture, et où presque toutes les phrases semblaient soulignées, simplement parce que la barre des " t" étant tracée non au travers d’eux, mais au-dessus, mettait un trait sous le mot correspondant de la ligne supérieure, ce fut justement la signature de Gilberte que je vis. Mais parce que je la savais impossible dans une lettre adressée à moi, cette vue, non accompagnée de croyance, ne me causa pas de joie. Pendant un instant elle ne fit que frapper d’irréalité tout ce qui m’entourait. Avec une vitesse vertigineuse, cette signature sans vraisemblance jouait aux quatre coins avec mon lit, ma cheminée, mon mur. Je voyais tout vaciller comme quelqu’un qui tombe de cheval et je me demandais s’il n’y avait pas une existence toute différente de celle que je connaissais, en contradiction avec elle, mais qui serait la vraie, et qui m’étant montrée tout d’un coup me remplissait de cette hésitation que les sculpteurs dépeignant le Jugement dernier ont donnée aux morts réveillés qui se trouvent au seuil de l’autre Monde."

(À l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.70)

"Nuits magnétiques", dans une émission de la fin des années 1980, plonge dans nos pratiques épistolaires : des témoignages d'impatients du courrier, le plaisir d'écrire et la joie de recevoir, la correspondance comme trace du passé, des lectures de lettres, une visite au Musée de la Poste... En voici un extrait à écouter.

« Correspondances : je t’écris, moi non plus » dans les « Nuits magnétiques » (extrait). Une diffusion du 29/11/1988

22 min

"Phèdre" d'Alexandre Cabanel (1880) - Musée Fabre de Montpellier.
"Phèdre" d'Alexandre Cabanel (1880) - Musée Fabre de Montpellier.
- C.C

Phèdre et la déclaration à Hippolyte

"Je dis à ma grand-mère que je ne voyais pas bien, elle me passa sa lorgnette. Seulement, quand on croit à la réalité des choses, user d’un moyen artificiel pour se les faire montrer n’équivaut pas tout à fait à se sentir près d’elles. Je pensais que ce n’était plus la Berma que je voyais, mais son image dans le verre grossissant. Je reposai la lorgnette ; mais peut-être l’image que recevait mon œil, diminuée par l’éloignement n’était plus exacte ; laquelle des deux Berma était la vraie ? Quant à la déclaration à Hippolyte, j’avais beaucoup compté sur ce morceau où, à en juger par la signification ingénieuse que ses camarades me découvraient à tout moment dans les parties les moins belles, elle aurait certainement des intonations plus surprenantes que celles que chez moi, en lisant, j’avais tâché d’imaginer ; mais elle n’atteignit même pas jusqu’à celles qu’Oenone ou Aricie eussent trouvées, elle passa au rabot d’une mélopée uniforme toute la tirade où se trouvèrent confondues ensemble des oppositions pourtant si tranchées qu’une tragédienne à peine intelligente, même des élèves de lycée, n’en eussent pas négligé l’effet ; d’ailleurs, elle la débita tellement vite que ce fut seulement quand elle fut arrivée aux derniers vers que mon esprit prit conscience de la monotonie voulue qu’elle avait imposée aux premiers."

(À l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.21)

"Phèdre, c'est comme une explosion... un tourbillon", nous raconte la comédienne Valérie Dreville dans l'émission "Carnet nomade" consacrée à Racine en 2000. Dans cet extrait, on l'écoute lire un passage de la pièce et nous dire toute l'énergie que lui procure le personnage de Phèdre, à la manière d'une "pile atomique".

Valérie Dreville parle de Phèdre dans "Carnet nomade" (extrait). Une diffusion du 17/11/2000.

5 min

Sarah Bernhardt (détail d'une photographie de 1902).
Sarah Bernhardt (détail d'une photographie de 1902).
- Google art project/William et Daniel Downey via radio-canada.ca

La Berma, ou les traits de Sarah Bernhardt

"Elle joue rarement des médiocrités. Voyez, elle s’est attaquée au rôle de Phèdre. D’ailleurs, ce goût elle l’apporte dans ses toilettes, dans son jeu. Bien qu’elle ait fait de fréquentes et fructueuses tournées en Angleterre et en Amérique, la vulgarité je ne dirais pas de John Bull, ce qui serait injuste, au moins pour l’Angleterre de l’ère victorienne, mais de l’oncle Sam n’a pas déteint sur elle. Jamais de couleurs trop voyantes, de cris exagérés. Et puis cette voix admirable qui la sert si bien et dont elle joue à ravir, je serais presque tenté de dire en musicienne."

"Mon intérêt pour le jeu de la Berma n’avait cessé de grandir depuis que la représentation était finie parce qu’il ne subissait plus la compression et les limites de la réalité ; mais j’éprouvais le besoin de lui trouver des explications, de plus, il s’était porté avec une intensité égale, pendant que la Berma jouait, sur tout ce qu’elle offrait, dans l’indivisibilité de la vie, à mes yeux, à mes oreilles ; il n’avait rien séparé et distingué ; aussi fut-il heureux de se découvrir une cause raisonnable dans ces éloges donnés à la simplicité, au bon goût de l’artiste, il les attirait à lui par son pouvoir d’absorption, s’emparait d’eux comme l’optimisme d’un homme ivre des actions de son voisin dans lesquelles il trouve une raison d’attendrissement. « C’est vrai, me disais-je, quelle belle voix, quelle absence de cris, quels costumes simples, quelle intelligence d’avoir été choisir Phèdre ! Non, je n’ai pas été déçu. »

(À l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.29)

Interprète de Phèdre pendant quarante ans, Sarah Bernhardt a laissé quelques traces audio de sa diction si lyrique. "Concordance des temps" nous donne un aperçu de sa voix grâce à la diffusion d'un enregistrement sur cylindre de Phèdre datant de 1902. L'invité Jean-Claude Yon, spécialiste de l'histoire du théâtre, la considère comme l'une des premières voix universelles. Sarah Bernhardt était également une actrice à la gestuelle très étudiée comme il l'explique dans cet extrait.

La voix et la gestuelle de Sarah Bernhardt dans un extrait de "Concordance des temps" du 02/03/2013.

7 min

Jeu de l’Affaire Dreyfus et de la Vérité (1898). Adaptation du célèbre jeu de l’oie. (Musée du Barreau de Paris)
Jeu de l’Affaire Dreyfus et de la Vérité (1898). Adaptation du célèbre jeu de l’oie. (Musée du Barreau de Paris)
- Via Wikimedia Commons

L'affaire Dreyfus au prisme du kaléidoscope proustien

"Ces dispositions nouvelles du kaléidoscope sont produites par ce qu’un philosophe appellerait un changement de critère. L’affaire Dreyfus en amena un nouveau, à une époque un peu postérieure à celle où je commençais à aller chez Mme Swann, et le kaléidoscope renversa une fois de plus ses petits losanges colorés. Tout ce qui était juif passa en bas, fût-ce la dame élégante, et des nationalistes obscurs montèrent prendre sa place. Le salon le plus brillant de Paris fut celui d’un prince autrichien et ultra-catholique. Qu’au lieu de l’affaire Dreyfus il fût survenu une guerre avec l’Allemagne, le tour du kaléidoscope se fût produit dans un autre sens. Les Juifs ayant, à l’étonnement général, montré qu’ils étaient patriotes, auraient gardé leur situation et personne n’aurait plus voulu aller ni même avouer être jamais allé chez le prince autrichien. Cela n’empêche pas que chaque fois que la société est momentanément immobile, ceux qui y vivent s’imaginent qu’aucun changement n’aura plus lieu, de même qu’ayant vu commencer le téléphone, ils ne veulent pas croire à l’aéroplane. Cependant, les philosophes du journalisme flétrissent la période précédente, non seulement le genre de plaisirs que l’on y prenait et qui leur semble le dernier mot de la corruption, mais même les œuvres des artistes et des philosophes qui n’ont plus à leurs yeux aucune valeur, comme si elles étaient reliées indissolublement aux modalités successives de la frivolité mondaine. La seule chose qui ne change pas est qu’il semble chaque fois qu’il y ait « quelque chose de changé en France ».

( À l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.88)

Retour sur l'Affaire Dreyfus avec ce documentaire diffusé dans "La Fabrique de l'histoire" qui retrace les événements, de l'accusation pour haute trahison en 1894, suivie du long procès, à l'emprisonnement d'Alfred Dreyfus pendant cinq années, son acquittement et enfin sa réhabilitation en 1906.

"Des nouvelles de l'affaire Dreyfus", un documentaire diffusé dans "La fabrique de l'histoire" le 10/01/2019.

52 min

"Le piano blanc" (1897) d'Arthur Melville (1855-1904) - Harris Museum And Art Gallery, Preston.
"Le piano blanc" (1897) d'Arthur Melville (1855-1904) - Harris Museum And Art Gallery, Preston.

Une petite phrase musicale

"Au reste, le plus souvent, nous ne restions pas à la maison, nous allions nous promener. Parfois avant d’aller s’habiller, Mme Swann se mettait au piano. Ses belles mains, sortant des manches roses, ou blanches, souvent de couleurs très vives, de sa robe de chambre de crêpe de Chine, allongeaient leurs phalanges sur le piano avec cette même mélancolie, qui était dans ses yeux et n’était pas dans son cœur. Ce fut un de ces jours-là qu’il lui arriva de me jouer la partie de la Sonate de Vinteuil où se trouve la petite phrase que Swann avait tant aimée. Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire « entendre pour la première fois ». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire."

(À l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.100)

Tout au long de La Recherche, la phrase musicale d'une sonate pour piano et violon, appelée la Sonate de Vinteuil - œuvre musicale inventée par Proust, grand mélomane - accompagne Swann dans son histoire d'amour agitée avec Odette. L'écrivain Jérôme Bastianelli, biographe de compositeurs, entreprend de lever un peu le mystère autour du compositeur fictif Georges Vinteuil en publiant en 2019 La Vraie vie de Vinteuil.

"À la recherche de Vinteuil" avec Jérôme Bastianelli dans "La grande table culture" le 07/05/2019.

28 min

"Le snobisme en dix leçons" (1925) dans le magazine illustré La Vie parisienne créé par Marcelin.
"Le snobisme en dix leçons" (1925) dans le magazine illustré La Vie parisienne créé par Marcelin.
- Gallica

Je suis snob, what else ?

"Or, un jour Mme Swann m’invita à un grand déjeuner. Je ne savais pas quels devaient être les convives. En arrivant, je fus, dans le vestibule, déconcerté par un incident qui m’intimida. Mme Swann manquait rarement d’adopter les usages qui passent pour élégants pendant une saison et ne parvenant pas à se maintenir sont bientôt abandonnés (comme beaucoup d’années auparavant elle avait eu son " hansom cab" , ou faisait imprimer sur une invitation à déjeuner que c’était " to meet" un personnage plus ou moins important). Souvent ces usages n’avaient rien de mystérieux et n’exigeaient pas d’initiation. C’est ainsi que, mince innovation de ces années-là et importée d’Angleterre, Odette avait fait faire à son mari des cartes où le nom de Charles Swann était précédé de « Mr. ». Après la première visite que je lui avais faite, Mme Swann avait corné chez moi un de ces « cartons » comme elle disait. Jamais personne ne m’avait déposé de cartes ; je ressentis tant de fierté, d’émotion, de reconnaissance, que réunissant tout ce que je possédais d’argent, je commandai une superbe corbeille de camélias et l’envoyai à Mme Swann. Je suppliai mon père d’aller mettre une carte chez elle, mais de s’en faire vite graver d’abord où son nom fût précédé de « Mr. ».

(À l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.116)

"Quand le snobisme fait rage": c'était le sujet en 1999 de l'émission "Tire ta langue", un magazine consacré à la langue française. On y apprend les origines du mot "snob", comment reconnaître un snob qui serait plutôt un suiveur qu'un faiseur de mode et en quoi Proust dans À la recherche du temps perdu n'a fait qu'"observer ses contemporains et épingler très cruellement le langage de certaines personnes", selon les mots de l'historien Ghislain de Diesbach.

"Quand le snobisme fait rage" dans l'émission "Tire ta langue" du 19/10/1999.

56 min

"Portrait de femme écrivant autrefois identifiée comme Madame de Sévigné (1626-1696)" Peinture anonyme. Paris, musée Carnavalet
"Portrait de femme écrivant autrefois identifiée comme Madame de Sévigné (1626-1696)" Peinture anonyme. Paris, musée Carnavalet
© AFP - Josse/Leemage

Faire sa Sévigné

"Tout en lisant je sentais grandir mon admiration pour Mme de Sévigné. Il ne faut pas se laisser tromper par des particularités purement formelles qui tiennent à l’époque, à la vie de salon et qui font que certaines personnes croient qu’elles ont fait leur Sévigné quand elles ont dit : « Mandez-moi, ma bonne » ou « Ce comte me parut avoir bien de l’esprit », ou « Faner est la plus jolie chose du monde ». Déjà Mme de Simiane s’imagine ressembler à sa grand-mère, parce qu’elle écrit : « M. de la Boulie se porte à merveille, Monsieur, et il est fort en état d’entendre des nouvelles de sa mort », ou « Oh ! mon cher marquis, que votre lettre me plaît ! Le moyen de ne pas y répondre », ou encore : « Il me semble, Monsieur, que vous me devez une réponse, et moi des tabatières de bergamote. Je m’en acquitte pour huit, il en viendra d’autres… ; jamais la terre n’en avait tant porté. C’est apparemment pour vous plaire. » Et elle écrit dans ce même genre la lettre sur la saignée, sur les citrons, etc., qu’elle se figure être des lettres de Mme de Sévigné. Mais ma grand-mère qui était venue à celle-ci par le dedans, par l’amour pour les siens, pour la nature, m’avait appris à en aimer les vraies beautés, qui sont tout autres."

(À l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.222)

Portrait sonore de la Marquise de Sévigné qui, à travers sa correspondance très fournie avec sa fille, a pu accéder au statut d'auteur, chose peu évidente pour une femme au XVIIe siècle. Ses écrits épistolaires constituent un objet littéraire atypique comme nous l'expliquent les spécialistes invités de l'émission "Une vie, une œuvre".

"Madame de Sévigné : dans les petits papiers du Grand Siècle", un portrait sonore diffusé dans "Une vie, une oeuvre" le 19/03/2016.

59 min

Grand hôtel de Cabourg, 10 jours avant la déclaration de guerre.
Grand hôtel de Cabourg, 10 jours avant la déclaration de guerre.
- Collection privée Jean-Paul Henriet

L'aquarium du Grand Hôtel de Balbec / Cabourg

"Pendant les longs après-midi, la mer n’était suspendue en face d’eux que comme une toile d’une couleur agréable accrochée dans le boudoir d’un riche célibataire, et ce n’était que dans l’intervalle des coups qu’un des joueurs, n’ayant rien de mieux à faire, levait les yeux vers elle pour en tirer une indication sur le beau temps ou sur l’heure, et rappeler aux autres que le goûter attendait. Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où, les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). En attendant, peut-être parmi la foule arrêtée et confondue dans la nuit y avait-il quelque écrivain, quelque amateur d’ichtyologie humaine, qui, regardant les mâchoires de vieux monstres féminins se refermer sur un morceau de nourriture engloutie, se complaisait à classer ceux-ci par race, par caractères innés et aussi par ces caractères acquis qui font qu’une vieille dame serbe dont l’appendice buccal est d’un grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld."

(À l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.249)

Balade audio à travers la ville balnéaire de Cabourg, que connaissait bien Proust et qui lui a servi de source d'inspiration pour imaginer la ville de Balbec dans La Recherche. Raphaël Enthoven nous sert de guide pour ce documentaire illustré d'interviews, d'archives sonores, de lectures et de sons d'ambiance.

"Ville-mondes imaginaire : Balbec", un documentaire diffusé le 06/10/2013.

59 min

Image représentant l’antisémitisme de l’entre-deux-guerres.
Image représentant l’antisémitisme de l’entre-deux-guerres.
- Fonds Arthur Langerman du Mémorial de Caen

Être juif dans "La Recherche"

"Or cette colonie juive était plus pittoresque qu’agréable. Il en était de Balbec comme de certains pays, la Russie ou la Roumanie, où les cours de géographie nous enseignent que la population israélite n’y jouit point de la même faveur et n’y est pas parvenue au même degré d’assimilation qu’à Paris par exemple. Toujours ensemble, sans mélange d’aucun autre élément, quand les cousines et les oncles de Bloch, ou leurs coreligionnaires mâles ou femelles se rendaient au Casino, les unes pour le « bal », les autres bifurquant vers le baccara, ils formaient un cortège homogène en soi et entièrement dissemblable des gens qui les regardaient passer et les retrouvaient là tous les ans sans jamais échanger un salut avec eux, que ce fût la société des Cambremer, le clan du premier président, ou des grands et petits bourgeois, ou même de simples grainetiers de Paris, dont les filles, belles, fières, moqueuses et françaises comme les statues de Reims, n’auraient pas voulu se mêler à cette horde de fillasses mal élevées, poussant le souci des modes de « bains de mer » jusqu’à toujours avoir l’air de revenir de pêcher la crevette ou d’être en train de danser le tango. Quant aux hommes, malgré l’éclat des smokings et des souliers vernis, l’exagération de leur type faisait penser à ces recherches dites « intelligentes » des peintres qui ayant à illustrer les Évangiles ou les " Mille et Une Nuits" pensent au pays où la scène se passe et donnent à saint Pierre ou à Ali-Baba précisément la figure qu’avait le plus gros « ponte » de Balbec. Bloch me présenta ses sœurs, auxquelles il fermait le bec avec la dernière brusquerie et qui riaient aux éclats des moindres boutades de leur frère, leur admiration et leur idole. De sorte qu’il est probable que ce milieu devait renfermer comme tout autre, peut-être plus que tout autre, beaucoup d’agréments, de qualités et de vertus. Mais pour les éprouver, il eût fallu y pénétrer. Or, il ne plaisait pas, le sentait, voyait là la preuve d’un antisémitisme contre lequel il faisait front en une phalange compacte et close où personne d’ailleurs ne songeait à se frayer un chemin."

(À l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.306)

Antoine Compagnon, dans ce Cours du Collège de France retransmis dans "L'Eloge du savoir" sur France Culture, analyse le côté juif de La Recherche. A partir d'extraits, il montre comment Proust a évoqué l'antisémitisme de son temps et le soin qu'il a apporté à la description de ses personnages juifs et à leur ascension sociale, réécrivant maintes fois certains passages.

"Proust en 1913", un cours du Collège de France par Antoine Compagnon, retransmis dans "L'éloge du savoir".

54 min

"The angry sea" (1884) par James Whistler.
"The angry sea" (1884) par James Whistler.
© Getty - Print Collector

Whistler et les nuages immobiles

"Un autre jour, la mer n’était peinte que dans la partie basse de la fenêtre dont tout le reste était rempli de tant de nuages poussés les uns contre les autres par bandes horizontales, que les carreaux avaient l’air, par une préméditation ou une spécialité de l’artiste, de présenter une « étude de nuages », cependant que les différentes vitrines de la bibliothèque montrant des nuages semblables mais dans une partie de l’horizon et diversement colorés par la lumière, paraissaient offrir comme la répétition, chère à certains maîtres contemporains, d’un seul et même effet, pris toujours à des heures différentes mais qui maintenant avec l’immobilité de l’art pouvaient être tous vus ensemble dans une même pièce, exécutés au pastel et mis sous verre. Et parfois sur le ciel et la mer uniformément gris, un peu de rose s’ajoutait avec un raffinement exquis, cependant qu’un petit papillon qui s’était endormi au bas de la fenêtre semblait apposer avec ses ailes, au bas de cette « harmonie gris et rose » dans le goût de celles de Whistler, la signature favorite du maître de Chelsea. Le rose même disparaissait, il n’y avait plus rien à regarder."

(À l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.371)

Pierre Descargues nous présente la vie et l’œuvre du peintre James Whistler qui peignit le sable, la mer et le ciel des plages de Trouville, en compagnie de Gustave Courbet. Il nous relate son combat en 1877 contre un célèbre critique qui avait qualifié l'une de ses toiles de "pot de peinture jeté à la face du public".

"Un pot de peinture jeté à la face du public", un récit original de Pierre Descargues à propos du peintre James Whistler, diffusé dans l'émission "Les arts et les gens" du 20/02/1995.

14 min

Le plissé Fortuny. Exposition Mariano Fortuny au Palais Galliera en 2017.
Le plissé Fortuny. Exposition Mariano Fortuny au Palais Galliera en 2017.
- Colette Désaphi-Bourlot via Flickr

L'élégance vénitienne de Fortuny

"Albertine écoutait avec une attention passionnée ces détails de toilette, ces images de luxe que nous décrivait Elstir. « Oh ! je voudrais bien voir les guipures dont vous me parlez, c’est si joli le point de Venise, s’écriait-elle ; d’ailleurs, j’aimerais tant aller à Venise ! – Vous pourrez peut-être bientôt, lui dit Elstir, contempler les étoffes merveilleuses qu’on portait là-bas. On ne les voyait plus que dans les tableaux des peintres vénitiens, ou alors très rarement dans les trésors des églises, parfois même il y en avait une qui passait dans une vente. Mais on dit qu’un artiste de Venise, Fortuny, a retrouvé le secret de leur fabrication et qu’avant quelques années les femmes pourront se promener, et surtout rester chez elles dans des brocarts aussi magnifiques que ceux que Venise ornait, pour ses patriciennes, avec des dessins d’Orient. Mais je ne sais pas si j’aimerai beaucoup cela, si ce ne sera pas un peu trop costume anachronique pour des femmes d’aujourd’hui, même paradant aux régates, car pour en revenir à nos modernes bateaux de plaisance, c’est tout le contraire que du temps de Venise, "Reine de l’Adriatique".

(À l'ombre des jeunes filles en fleurs, pp.460-461)

Mariano Fortuny est le créateur d'une fabrique de tissus et d'étoffes à Venise au début du siècle dernier. Célèbre pour son plissé qui permet au vêtement de garder toute sa fluidité, Fortuny fut aussi un photographe et un peintre. Il est le seul artiste vivant dont Proust cite le nom dans La Recherche, comme on l'apprend dans cette émission de "L'Art est la matière" consacrée à celui qui magnifia les tissus grâce à d'élégants jeux de lumière.

"L'art est la matière" consacré au couturier et créateur de textile Mariano Fortuny. Une diffusion du 12/11/2017.

59 min