Filmer les procès pour l'Histoire

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Filmer les procès pour l'Histoire

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Le premier procès à avoir été filmé pour la postérité est celui de Klaus Barbie en 1987. En intégralité, soit 37 jours d’assises et 145 heures de débat.
Le premier procès à avoir été filmé pour la postérité est celui de Klaus Barbie en 1987. En intégralité, soit 37 jours d’assises et 145 heures de débat.
© Maxppp - Pierre Augros / Le Progrès

Le procès des attentats de janvier 2015 sera à partir de ce mercredi le premier procès terroriste à être filmé en France. Un enregistrement réalisé dans des conditions très encadrées et conservé aux Archives nationales au même titre que 13 autres, depuis la loi de 1985, inspirée par Robert Badinter.

Ce mercredi 2 septembre s’ouvre à Paris le procès des attentats de janvier 2015. Il porte sur ces trois jours qui ont sidéré la France : la tuerie dans les locaux de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, l’assassinat d’une policière à Montrouge et la prise d’otage de l’épicerie juive Hyper Cacher porte de Vincennes. Les terroristes, les frères Kouachi d’un côté, Amedy Coulibaly de l’autre, vont tuer 17 personnes avant d’être abattus au cours des assauts livrés par les forces de l’ordre. Quatorze personnes sont renvoyées devant la cour d’assises, spécialement constituée pour juger les affaires de terrorisme. Le procès va durer deux mois et ce sera aussi le premier procès terroriste à être filmé en France, non pas pour une diffusion sur les antennes de télévision mais pour entrer dans les archives nationales et rejoindre ainsi 13 autres procès filmés que les chercheurs mais aussi le grand public peuvent consulter.

Le Reportage de la rédaction
5 min

Seuls les dessinateurs de presse admis en audience, depuis les années 50

Les appareils photos n’ont pas toujours été interdits dans les salles d’audience mais les flashes crépitent et les incidents se multiplient, notamment aux procès de Marie Besnard et Gaston Dominici qui vont conduire à voter une loi en urgence interdisant "l'emploi de tout appareil permettant d'enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l'image". "La magistrature se raidit face à ces incidents qui entravent le cours correct de la justice" explique Martine Sin Blima-Barru, responsable du Département de l'archivage électronique et des archives audiovisuelles aux Archives nationales

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La loi du 6 décembre 1954 prend acte que "les moyens utilisés nuisent à la sérénité des débats, voire à la décision de justice." Tout enregistrement est désormais interdit dans une salle d’audience dont les débats restent accessibles à tout un chacun, excepté en cas de huis clos. Seuls les dessinateurs de presse sont admis dans la salle, désormais seuls dépositaires de l’iconographie du procès, aux côtés des chroniqueurs judiciaires. 

Mais à l’approche du procès de Klaus Barbie devant la cour d’assises du Rhône - il aura lieu du 11 mai au 3 juillet 1987- Robert Badinter s’interroge. Comment inscrire ce procès dans l’Histoire sans en perdre la dimension historique, les témoignages vivants ? "Entre 1954 et 1980, reprend Martine Sin Blima Barru, l’image animée s’est imposée au sein de la société. Et plus largement, Robert Badinter voulait rétablir la place du public au cœur du procès, rendre compte aussi de l’histoire de la justice à travers les audiences.

13 procès objets d'un enregistrement historique 

La loi du 11 juillet 1985, votée sous l'impulsion de l'ancien Garde des Sceaux socialiste, autorise donc les captations sonores et audiovisuelles - mais toujours pas pour les journalistes - en ces termes : 

Les audiences publiques devant les juridictions de l’ordre administratif ou judiciaire peuvent faire l’objet d’un enregistrement audiovisuel ou sonore dans les conditions prévues par le présent titre lorsque cet enregistrement présente un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice. Sous réserve des dispositions de l’article L. 221-4, l’enregistrement est intégral.

Le dispositif s’inscrit dans le code du Patrimoine. 

Depuis, 13 procès ont fait l’objet d’un enregistrement historique : 

  • Klaus Barbie, en 1987 à la cour d’assises du Rhône, 
  • Paul Touvier, en 1994, 
  • Maurice Papon, en 1997 et 1998 aux assises de la Gironde, 
  • le procès en diffamation intenté et perdu par le négationniste Robert Faurisson contre Robert Badinter, 
la grande salle d'audience où seront enregistrés les débats du procès des attentats du 15 janvier 2015
la grande salle d'audience où seront enregistrés les débats du procès des attentats du 15 janvier 2015
© Radio France - Florence Sturm
  • celui de la dictature chilienne où les accusés seront jugés par défaut en 2010 à Paris, 
  • deux des procès de la catastrophe AZF de Toulouse, 
  • et quatre procès relatifs au génocide rwandais entre 2014 et 2018. 

Le procès du sang contaminé a également été entièrement enregistré mais pas filmé pour préserver l’anonymat des victimes.

En 2017, l’une des parties civiles au procès du frère de Mohamed Merah, l’auteur des tueries de Toulouse et Montauban avait demandé que les audiences soient filmées compte-tenu "de sa portée historique" mais la justice avait rejeté la demande en question. Pour le procès des attentats de janvier 2015, la demande de filmer émane cette fois du PNAT, le parquet national antiterroriste et depuis 2019, l’enregistrement des procès pour crimes contre l’humanité ou terrorisme est de droit en pareil cas. L’ordonnance rendue par le premier président de la cour d’appel de Paris l’autorise en soulignant que ces attentats, "par le retentissement et l’émotion qu’ils ont engendrés ont largement dépassé les frontières et marqué l’histoire du terrorisme national et international".

Les 5 caméras installées dans la salle 2.02 lors de la construction du nouveau palais de justice de Paris vont donc tourner en continu, dès l’ouverture de l’audience, permettant également la retransmission des débats dans les salles voisines qui accueilleront des parties civiles et le public.

Obligation pour la caméra de suivre le droit fil de la parole

Toutefois, les règles prévues par le code du patrimoine restent très strictes et les conditions d'enregistrement très encadrées. Les enregistrements doivent être réalisés à partir de points fixes et dans des conditions "ne portant atteinte ni au bon déroulement des débats ni au libre exercice des droits de la défense". Le président de la Cour demeure maître du jeu. Il peut interrompre ou s’opposer à ces enregistrements si ces conditions ne sont pas respectées. 

Parmi elles, figure l’obligation pour la caméra de suivre le droit fil de la parole, autrement dit, filmer uniquement la personne qui s’exprime, magistrats, avocats, accusés ou témoins. Il s’agit ainsi d’éviter toute intervention supposément subjective d’un réalisateur qui s’arrêterait en gros plan sur un autre des acteurs du procès. Christian Delage, historien et réalisateur aimerait voir évoluer un principe qu’il considère comme trop rigide : 

Puisque l’archive filmée est la seule existante, elle se doit d’être la plus complète possible dans la mesure où elle enregistre le langage des corps. Il ne faut pas oublier que le procès est une confrontation. Chaque personne présente dans le tribunal voit rapidement à 360 degrés ce que se passe alors que la caméra doit faire des choix.

Il espère que ses recommandations au ministère de la Justice porteront leurs fruits de laisser davantage de liberté à l’opérateur, qui disposera en l’occurrence de cinq caméras avec trois valeurs de plans différents, large, moyen et serré qui offriront donc autant de possibilités. 

Christian Delage plaide en faveur du développement de cette agilité, bien loin selon lui d’une quelconque subjectivité : "Il s’agit au contraire d’être constamment dans la fidélité à ce qui est donné à voir."

Ce peuvent être parfois aussi des silences. Christian Delage se souvient de celui, effacé au montage, dans l’enregistrement du procès de Nuremberg en 1945-1946 dont il a tiré un documentaire : "Je découvre ainsi la déposition d’Abraham Sutzkever, ce poète lituanien, survivant de la Shoah et cité comme témoin au procès. Mais on lui impose de parler en russe alors qu’il voulait parler en yiddish. A la barre, le procureur russe qui l’interroge, lui demande, comme c’est la coutume, de donner son nom et de s’asseoir. Il refuse. Il expliquera plus tard qu’il voulait rester debout comme pour la prière du kaddish. Le procureur lui pose ensuite une question. Et il marque un long silence car il ne voulait pas livrer son témoignage comme une réponse à une simple question mais comme un hommage à tous ses camarades qui n’étaient pas revenus des camps. Ce moment est filmé mais celui qui l’a archivé, au musée de l’Holocauste à Washington, a enlevé le silence pour faire débuter le témoignage juste au moment où il parle. Et j’aime à dire, lorsque je montre mon film que j’ai rétabli le silence d’Abraham Sutzkever. Et ce silence a désormais une valeur peut-être plus importante encore que le contenu de sa réponse. Aujourd’hui, compte-tenu de la recherche historique, ce n’est pas le degré d’information de ce qu’il dit ce jour-là qui nous importe mais bien sa présence physique, la manière dont il s’exprime, ce silence et toutes sortes de choses qui ne sont pas non plus dans la transcription."

Les archives audiovisuelles constituent ainsi une source d’intérêt supplémentaire aux yeux des chercheurs, complémentaires, parfois différentes de la vérité historique, d’autant qu’on peut y saisir aussi l’expression des témoins de face, eux que le public ne voient que de dos. De plus,  ces archives sont immédiatement consultables, contrairement aux autres archives judiciaires, dès lors que la décision judiciaire devient définitive, une fois tous les recours purgés. 

Les Archives nationales
Les Archives nationales
- Archives nationales

"Consultables mais pas exploitables sans autorisation préalable, précise Martine Sin Blima-Barru. Toute reproduction passe par une requête, obligatoirement formulée par un avocat, au président du Tribunal de grande instance de Paris. En revanche, les lecteurs n’ont pas besoin de justifier les raisons qui les incitent à consulter tel ou tel enregistrement." Ces dernières années, les chercheurs sont de plus en plus nombreux à s’intéresser à ces archives. Mais tout récemment, l’épouse de l’un des témoins au procès de Maurice Papon a souhaité visionner le témoignage de son mari décédé, ce qu’elle va pouvoir faire prochainement dans la grande salle de lecture des Archives Nationales.