France Télévisions / Bygmalion : pourquoi Patrick de Carolis et Bastien Millot seront jugés
Par Abdelhak El Idrissi
Dans cette affaire de favoritisme, il est reproché à l'ancien PDG et son secrétaire général de l'époque d'avoir octroyé, sans mise en concurrence, plusieurs centaines de milliers d'euros de contrats à Bastien Millot et sa société Bygmalion.
Le juge d'instruction Renaud Van Ruymbeke a finalement décidé de renvoyer devant le tribunal correctionnel trois personnes physiques et la société Bygmalion en tant que personne morale, pour favoritisme et recel de favoritisme.
Dans l'ordonnance de renvoi signée le 8 juin dernier, et que France Culture a pu consulter, le juge revient sur les dysfonctionnements et les liens d'amitié qui ont conduit l'entreprise à franchir la ligne rouge.
France Télévisions, en tant qu'entreprise de service public, dont le capital est détenu à 100% par l'Etat, est soumise à des règles contraignantes lorsqu'elle passe des contrats, et ce, afin d'assurer une bonne utilisation de l'argent public. Plus le montant est important, plus la procédure est encadrée.
La télévision publique était d'ailleurs parfaitement au fait de ces règles, prévues dans une ordonnance de juin 2005, puisque le directeur des achats de l'époque expliquait lors d'une audition chez le juge, en tant que témoin, que France Télévisions "travaillait à la mise en place des nouvelles règles" et qu'elles avaient été "progressivement mises en place en 2006 et 2007".
Pourtant, cela n'a pas empêché des dirigeants de la télévision publique de signer à partir de fin 2008 des contrats avec Bygmalion sans respecter ces règles de passation des marchés.
Dans son ordonnance de renvoi, Renaud Van Ruymbeke en précise les montants : "826.353 euros en 2009 dont 676.853 € pour France Télévisions"; "716.619 euros en 2010 dont 357.819 € pour France Télévisions".
Les contrats se sont étalés ainsi jusqu'en 2013, date à partir de laquelle les deux entreprises ne collaborent plus. C'est également en 2013 que le syndicat SNPCA-CGC de France Télévisions dépose plainte.
Au total, France Télés et ses différentes filiales ont passé 2.246.220 euros de contrats avec Bygmalion. Mais sur cette somme, le juge écarte les contrats signés par les filiales de France Télévisions qui "ne sont pas soumises aux dispositions de l'ordonnance de 2005".
Mais comme l'écrit le juge d'instruction "restent les contrats (de Bygmalion) conclus avec France Télévisions, soumis à l'ordonnance de 2005", soit 1.486.760 euros, qui "auraient donc dû faire l'objet d'une mise en concurrence".
Comment près d'un million et demi d'euros ont pu être dépensés par France Télévisions au profit de Bygmalion sans la moindre mise en concurrence ?
Pour comprendre, il faut d'abord revenir sur les liens qui unissaient à l'époque Patrick de Carolis et Bastien Millot. Peu de temps après sa nomination à la tête de France Télévisions en août 2005, Patrick de Carolis décide d'embaucher Bastien Millot au poste de numéro 3 du groupe, celui de directeur délégué à la stratégie, l'innovation, et la communication. Bastien Millot travaille alors au cabinet de Jean-François Copé, ministre du Budget.
L'entreprise publique n'est donc pas un endroit inconnu pour Bastien Millot qui y travaille pendant trois ans. En novembre 2008, il se met en retrait de l'entreprise dans le cadre d'un congé sabbatique, pour gérer Bygmalion qu'il vient tout juste de créer avec Guy Alvès.
Ce n'est qu'en octobre 2010, à l'arrivée d'un nouveau PDG, que France Télévisions le somme de choisir entre son poste de chef d'entreprise et de cadre de la télévision publique. Bastien Millot accepte de démissionner de France Télés, mais garde un lien avec l'entreprise publique.
Dans la comptabilité de Bygmalion, on peut en effet voir que France Télévisions compte parmi les premiers clients et les plus importants. Les prestations son nombreuses : "préparation de dossiers et rédaction d'éléments de langage", "conseil stratégique", "prestations diverses" et elle dépassent le million d'euros.
Le juge Van Ruymbeke écrit dans son ordonnance que "ces prestations relèvent, pour l'essentiel, de l'activité qu'exerçait M. Millot précédemment chez France Télévisions". Des prestations dont Patrick de Carolis et Camille Pascal étaient les destinataires.
"Saucissonnage"
Les règles alors en vigueur prévoient de passer obligatoirement par un appel d'offres formalisé pour les contrats dépassant le seuil de 193.000 euros (207.000 euros aujourd'hui). Mais prises individuellement, les prestations ne dépassent pas ces seuils.
Cette technique est connue des magistrats financiers : cela s'appelle un "saucissonnage" comme l'écrit le juge d'instruction.
Les contrats :
"ont été conclus durant la même période (fin 2008), le prestataire est le même, l'interlocuteur unique (M. Millot), les prestations sont voisines et complémentaires, les prestations sont régulières et les factures sont émises de façon souvent concomitantes. Le morcellement des contrats, mis en place dans le cadre d'un accord global conclu en novembre 2008, permettait de passer sous le seuil des 207.000 euros et ne pas passer d'appel d'offres".
Le magistrat instructeur note par exemple que pour l'année 2009, "les contrats conclus avec Bygmalion ont généré des paiements de 454.097, bien au delà du seuil".
Reste à savoir qui chez France Télévisions a initié cette pratique.
Devant le juge, le directeur des achats a expliqué que les contrats relevaient de la présidence et du secrétariat général (Patrick de Carolis et Camille Pascal).
Chronologiquement, le juge rappelle que les premières factures ont été établies "dès le mois de novembre 2008 lors du départ de M. Millot, ce qui confirme que les accords ont été pris au moment de son départ". Ces factures et les premiers contrats ont tous été signés par le secrétaire général Camille Pascal.
Celui-ci se défend en expliquant qu'il avait eu la confirmation verbale de Patrick de Carolis pour travailler avec Bygmalion, et qu'il n'avait donc "aucune raison de ne pas signer ces contrats au vu des assurances qui [lui] avaient été données".
Mais le PDG de l'époque a vivement réfuté cette affirmation lors d'une confrontation musclée dans le bureau du juge en mai 2014 ( à lire en détail ici).
Une confrontation que Renaud Van Ruymbeke résume ainsi :
"M. De Carolis a reporté toute la responsabilité des contrats Bygmalion sur M. Pascal, position que ce dernier a formellement contestée en précisant qu'il n'avait fait que mettre en œuvre une décision qui n'était pas la sienne et en rappelant qu'il agissait (…) sous les ordres du président".
Au final, le juge a estimé, comme le parquet national financier, que les deux anciens cadres dirigeants, la société Bygmalion et Bastien Millot devaient être poursuivis :
"Il apparaît ainsi que des contrats ont été conclus en 2008 et 2009 entre France Télévisions et Bygmalion sans mise en concurrence, en violation des règles édictées par l'ordonnance du 6 juin 2005 par M. Pascal, secrétaire général (…). M. Pascal ne porte cependant pas seul la responsabilité de la conclusion des contrats. Il a expliqué que la décision de continuer à travailler avec M. Millot avait été prise par le président M. De Carolis et ce pour des prestations relevant de leurs compétences respectives. Si M. De Carolis conteste sa responsabilité, il est mis en cause par MM. Millot et Pascal. De plus, M. De Carolis bénéficiait directement de certaines prestations en sa qualité de président et avait des entretiens avec M.Millot dans ce cadre. Il avait depuis plusieurs années des relations privilégiées avec M. Millot, qu'il avait appelé dans son équipe à la direction de la communication peu après sa propre nomination (…).La société Bygmalion et M. Millot, qui ont conclu et bénéficié de ces contrats, seront renvoyés pour recel de favoritisme".
Le juge d'instruction n'a en revanche pas estimé nécessaire de poursuivre Rémi Pflimlin et Martin Ajdari, même si Renaud Van Ruymbeke précise bien : "après le départ de M. De Carolis, certains contrats ont été reconduits".
Deux contrats ont effectivement été signés en septembre 2010, un mois après l'arrivée de Rémy Pflimlin. Auditionné sous le statut de témoin assisté, ce dernier avait expliqué en juillet 2014 : "je venais d’arriver à la tête de France Télévisions. Il fallait continuer à faire tourner l’entreprise et je m’attachais par priorité à réviser, si nécessaire, les contrats les plus importants". Hormis ces deux contrats (veille internet et réponse à des courriers des téléspectateurs), les autres prestations de Bygmalion n'ont pas été renouvelées.
Le juge conclut donc : "au vu de ces éléments, il n'est pas établi que MM. Ajdari et Pflimlin, qui ont prolongé des contrats préexistant et ont mis fin progressivement à une situation mise en place par leurs prédécesseurs, aient intentionnellement commis un délit de favoritisme".
Selon le parquet national financier, le procès devrait se tenir en toute fin d'année 2016, voire au début de l'année 2017.